lundi 24 août 2020

"Prodigieuse tristesse thébaine !", par Robert de Traz

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Surgissant de la pierraille, des édifices muets se dressent où dieux et souverains, figurés en bas-reliefs, répètent leurs gestes hiératiques, invoquent et racontent, dans l'absolu silence des cours désertes. Allons plus loin.
Là, juste au pied de la montagne abrupte et à demi engagé en elle, enfermé dans un cirque qui le domine, le temple de Deir el Bahri aligne ses colonnades, développe ses terrasses successives que relient des rampes en pente douce. C’est ici que se célébrait, de son vivant même, le culte funéraire de la reine Hatsepsout. Derrière ces constructions étagées s’élève une gigantesque paroi rocheuse où s’amplifient les échos. Et tout autour, perçant la falaise d'innombrables alvéoles, s'ouvrent les orifices des hypogées. On dirait des orbites vidées de leurs prunelles : ces cavités sont autant de milliers et de milliers de regards éteints.
Je lève mes lunettes fumées, et soudain la montagne que je voyais grise m’apparaît dans sa vraie couleur rose, avec, là-haut, au-dessus de la paroi à pic, le bleu brûlant du ciel. La tête rejetée en arrière, je retrouve la sensation de nuque rompue, fréquente en Égypte, parce que l’homme y est trop petit et qu'il lui faut se renverser pour voir jusqu'où montent les pyramides, les obélisques, et ici cette montagne sculptée.
Paysage minéral, sans autre teinte que le rose, où rien ne bouge, majestueuse solitude frappée de stupeur, d'une insensibilité plus insoutenable encore que sa réverbération, et qui attribue dans la mémoire, pour toujours, à l'idée du néant, la forme de cet amphithéâtre.
Écartons-nous de cette sérénité sépulcrale, allons plus loin, et après avoir longtemps trébuché dans les cailloux, nous atteindrons une gorge tortueuse qui ouvre la montagne. Au bord de la piste où l’on s’avance, des pierres blanches, répandues en désordre, ont l’air d’ossements. Entre des rochers aux formes inaccoutumées, vermeils et flamboyant contre le ciel comme un brasier immobile, l’air stagne et pèse. Parfois, l’on pense n'être pas aussi seul qu’il paraît et que des présences invisibles et maléfiques vous surveillent. Mais lesquelles ? Le défilé se resserre et monte, toujours plus morne, et chaque détour de ce labyrinthe vous enlace de plus près. Dans cette effrayante stérilité, toute existence a disparu comme l’eau s’évanouit dans le sable. La vie en vous devient chose exceptionnelle et menacée dont il faudra bientôt rendre compte...
Enfin une montagne pyramidale vous interdit d'aller plus loin, vous frappe d'immobilité comme le reste. C’est ici, dans cette impasse de l'univers, sous le refuge des éboulis, que dorment les Pharaons.
Alors, pour échapper à la torpeur de l'air chauffé entre les pierres, pour saisir enfin le secret de ces morts et apprendre d'eux celui de notre propre disparition, on pénètre dans les trous démasqués par les fouilles, on descend dans les hypogées. Fraîcheur et obscurité des longues enfilades, attirance des escaliers raides. Des puits s'ouvrent qu’on franchit sur des planches ; des passages étroits vous obligent à vous courber. Puis vous arrivez dans des salles plus sonores, dont l’ombre dérobe la hauteur, où l’on respire une odeur moite, jamais renouvelée.
Prodigieuse tristesse thébaine ! Là-haut, sous le soleil, l'amertume était grande de contempler, au lieu de la capitale du monde, des champs de blé et des débris de pierre, d’essayer de mesurer une civilisation à jamais périmée, une religion magnifique mais inutilisable, Mais ici, au plus profond de cette fosse noire où une faible lumière remue contre la paroi nos silhouettes de profanateurs, la tristesse redouble et m’accable. Solennelles précautions funéraires, je vous vois ignoblement déjouées. Car ces tombes sont vides. Mort dont l’usage préféré est de nous précipiter dans l'oubli, mais qui, changeant sa ruse, a ramené au jour ceux qui prétendaient triompher d’elle. Dissimulés dans les entrailles de la terre et ceints de bandelettes, ils y défiaient la corruption. Hélas, leurs cachettes découvertes, - et par leurs contemporains eux-mêmes - ils furent pillés, dépouillés, arrachés à leur sommeil mystique. Et après les voleurs sont venus les égyptologues.
Si les Égyptiens avaient pu protéger leur secret, nous pourrions croire qu’eux au moins ont échappé aux fatalités humaines et poursuivent dans les ténèbres la méditation qu’ils avaient choisie. Cette pensée serait douce. Mais, forçant les sarcophages, nous avons démontré que les momies royales se changeaient en pourriture comme n’importe qui.
C’est ici le lieu d'un sacrilège acharné, d’une affreuse violation de sépulture. Nous avons amoindri, pour mieux la connaître, une grandeur mystérieuse. L’orgueil le plus raffiné, nous l’avons humilié dans son suprême défi aux lois naturelles.
Avec le cadavre tombe en poussière notre sentiment du sacré, Ô Pharaons détruits jusque dans votre espérance. Cette foi qui faisait votre prestige surhumain, votre pouvoir, votre vérité, n’importe quel archéologue la ruine en y opposant le scepticisme de l'historien."



extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

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