jeudi 6 août 2020

"Une visite au temple de Karnak avec M. Legrain", par Amédée Baillot de Guerville

le "plan incliné" - photo de Georges Legrain, extraite de "Les temples de Karnak", 1929

- Voyez-vous là-bas ces monceaux de maçonnerie ? Eh bien : ce sont les anciens murs de Thèbes ! Quand j'étais enfant et que je lisais que des chariots attelés de nombreuses paires de chevaux galopaient sur ces murs comme sur un boulevard où ils se croisaient et s'entre-croisaient, je regardais les murs de notre villa aux environs de Paris, qui avaient bien 49 centimètres d'épaisseur, et je me disais : "Ça, c'est de la blague !"
Ainsi me parlait M. Legrain, cet homme charmant et érudit, cet égyptologue distingué qui, depuis dix ans, travaille avec une intelligence, une volonté, un acharnement inouïs à la reconstruction des fameux temples de Karnak.
- Eh bien ! continua-t-il, aujourd'hui j'y crois à ces fameux murs, puisque, après tant de siècles passés, je puis encore me promener avec ma petite voiture sur leurs ruines.
Je me demande vraiment ce qu'il faut admirer le plus, des anciens qui ont créé de telles merveilles, ou des modernes qui, comme M. Legrain, donnent le meilleur de leur vie à les faire renaître. Il faut être allé à Luxor, l'ancienne Thèbes, et il faut avoir visité les temples de Karnak pour se faire une idée de la puissance créatrice des vieux Égyptiens ainsi que de la force morale et de la patience de l'homme qui, petit à petit, reconstitue ce qui fut, peut-être, le plus grand temple du monde. Si Mariette pensait que vingt volumes étaient nécessaires pour décrire le temple de Dendérah, combien en faudrait-il pour arriver à donner une juste idée de ce qu'est Karnak ? Ce sont encore aujourd'hui les ruines les plus merveilleuses de l'Égypte, comme au temps de leur splendeur ces temples on été une des merveilles de l'univers. (...)
Au milieu de ce temple, vous trouverez (...) la salle hypostyle, dans laquelle une véritable forêt d'énormes colonnes sculptées élèvent vers le ciel leurs têtes altières. Au milieu il y en a 12 ayant 20 mètres de hauteur et 12 mètres de circonférence, et sur les côtés il y en a 122 s'élevant à 13 mètres et ayant 10 mètres de tour. C'est superbe et grandiose. Mais, depuis le jour lointain où Cambyse détruisit Thèbes, les ruines de Karnak s'étaient petit à petit recouvertes de sable, de terre, de détritus, et le tout avait disparu, enterré, jusqu'au jour où les égyptologues vinrent faire leurs fouilles. Et alors, quand on eut dégagé l'allée des Sphinx et déterré la salle hypostyle, les énormes colonnes sculptées commencèrent à s'ébranler, et plus tard, en 1899, onze d'entre elles s'abattirent avec un fracas effroyable. Les fondations, ébranlées par les changements de niveau du Nil, voisin du temple, n'étaient plus assez solides. Le désastre paraissait irréparable, mais M. Legrain était là et il jura que, coûte que coûte, les colonnes abattues et brisées reprendraient leur place... et elles l'ont reprise !
- Comment diable y êtes-vous arrivé ? lui demandais-je.
- Oh ! me répondit-il avec son charmant sourire, ce fut la chose la plus simple du monde... seulement cela prit beaucoup de temps et beaucoup de travail. D'abord on enleva tous les morceaux de colonnes, on les numérota, puis on les "remisa".  Ceci fini, nous refîmes les fondations, et quand celles-ci furent prêtes, on alla chercher l'un après l'autre, les morceaux de colonne à la remise et on les remit en place. Après, il fallut commencer à abattre les autres colonnes qui menaçaient de tomber d'elles-mêmes, et refaire leurs fondations. Ce n'est pas plus difficile que ça ! 
Émerveillé, je regarde cet homme qui, depuis dix ans, combine les métiers de maçon, d'ingénieur, de charpentier, d'architecte, de savant, puis mes yeux se portent tout là-haut vers les énormes blocs de pierre, et je demande quelle puissance a pu les porter à cette hauteur.
- Mais ça aussi c'est très facile, et cependant nous ne nous servons d'aucun moyen mécanique, d'aucune force motrice. Nous faisons ce que très vraisemblablement les Égyptiens faisaient eux-mêmes... nous nous servons de terre.
- ?...
- Mais oui, de terre. À mesure que la colonne ou le mur monte, nous faisons également monter le sol qui l'entoure. On apporte de la terre, encore de la terre et toujours de la terre, et on arrive ainsi tout là-haut avec un plan doucement incliné, sur lequel il suffit simplement de cordes solides et de nombreux bras pour faire monter les pierres les plus énormes. Nous remuons des blocs pesant 5o.ooo kilogrammes, sans avoir jamais eu à déplorer le moindre accident. Quant à la terre... eh bien ! cet immense temple hypostyle a été rempli et vidé trois fois depuis l'année dernière."


extrait de La nouvelle Égypte (1905), par Amédée Baillot de Guerville (1868-1913). Né en France, il émigra aux États-Unis en 1887, où il effectua toute sa carrière de journaliste et agent commercial.

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