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samedi 30 novembre 2019

L'île "riante" d'Éléphantine, selon Joseph Agoub

island of Elephantine - Edwin Howland Blashfield. Brooklyn Museum

"Quelle est maintenant devant nous cette île riante dont la verdure offre un contraste consolant avec l’aridité de la contrée qui nous environne ? c'est Éléphantine. Sa fertilité lui a fait donner le surnom de Jardin du tropique. Comme le feuillage de ces mûriers, de ces napecas, de ces acacias fleuris, de ces palmiers élégants repose délicieusement notre vue qui ne s'était arrêtée jusqu'ici que sur des sables étincelants ou de sombres rochers ! Ne dirait-on pas que la Providence a jeté l'ile d'Eléphantine au milieu de cette âpre solitude, afin de tempérer en quelque sorte la sévère uniformité du désert, et de donner à l'homme disgracié qui l’habite, une idée de la fécondité de la terre et des beautés de la création ?
Traversons à la hâte sur une barque de Nubiens le bras du fleuve qui nous sépare d'Eléphantine, et allons nous y délasser un moment de la chaleur et de la fatigue ; c'est M. Jomard qui nous y invite : "On se repose aves délices, nous dit-il, à l'ombre de ces arbres toujours verts ; l'air pur et frais qu'on y respire y cause une sensation inexprimable, dont le charme ne peut être bien senti que par ceux qui ont approché du tropique. C'est la douce impression de cette température moins brûlante, c'est l'opposition des prés et des rochers, des champs et du désert, de la verdure et du sable, des jardins et du site le plus sauvage ; en un mot, le contraste de la nature et de l’art, qui donnent à ce canton une physionomie distincte, tout-à-fait différente de l'aspect trop monotone des autres points de l'Égypte. Enfin, au milieu de ces tableaux si variés et si pittoresques, le voyageur jouit encore du spectacle de plusieurs antiques monuments qui sont restés debout, faibles mais précieux vestiges de l'ancienne puissance d'Eléphantine." (...)
Les antiquités d’Eléphantine consistent en deux petits temples construits sur le même plan, et d'après les mêmes proportions. L'un d'eux, celui du nord, est à moitié détruit. L'autre est demeuré presque intact et son architecture est un modèle de pureté et d'élégance : il est composé d'une galerie de piliers carrés sur les deux faces latérales, et de colonnes sur les deux autres. 
On arrivait au parvis par un escalier, dont on ne voit plus que les cinq ou six marches supérieures. L'oeil d'un observateur accoutumé à l'étude du style égyptien ne tarde pas à remarquer dans la disposition de ce temple, plusieurs particularités, dont on ne trouve ailleurs aucun exemple : différent des autres édifices, celui-ci ne présente aucune face inclinée, et ses murs dressés verticalement ne sont pas assujettis au talus que les Égyptiens ont donné à toutes leurs constructions. C'est aussi le seul monument où le plafond de la galerie appuie immédiatement sur la corniche ; l'évasement des portes de la salle auquel donne lieu l'obliquité de l'embrasure est encore une singularité tout-à-fait étrangère à l’architecture des bords du Nil.
Outre ces deux temples, on a retrouvé à Éléphantine un escalier nilométrique dont la construction paraît remonter au temps des Ptolémées. L'examen de ce monument curieux, et qui est probablement le nilomètre dont parle Strabon, a fourni à M. Girard le sujet d'un excellent mémoire sur l'origine de la coudée des Égyptiens, et sur l'ensemble de leur système métrique."


extrait de Mélanges de littérature orientale et française, avec une notice sur l'auteur par M. de Pongerville, 1835, de Joseph 
Agoub (1795-1832), orientaliste et poète

jeudi 27 septembre 2018

"Devant un temple égyptien, on se tait et l'on médite" (Joseph Agoub)

photo Marc Chartier
"Quand un peuple crée une architecture, il y laisse l'empreinte de son caractère : celle des Égyptiens était grave comme leurs mœurs ; le style en était simple mais imposant, austère mais sublime. Les Grecs ne virent dans l'architecture que l'art d'élever des temples aux dieux et des palais aux rois ; à ce but général et apparent, l'architecture égyptienne en joignait un autre qui lui était propre : les monuments devaient recevoir, sur toutes leurs faces, des sculptures religieuses et de grandes pages hiéroglyphiques. 
Les Grecs appliquèrent donc toute leur étude à l'élégance ingénieuse des formes, à l'harmonie des proportions, à la grâce et à la légèreté de la perspective : ils n'aspiraient qu'au perfectionnement de l'art en lui-même. Instituée pour des fins autrement importantes, l'architecture égyptienne s'était choisi un style et des proportions analogues à sa tendance favorite : il n'y avait là ni frontons, ni dômes, ni arcades ; toutes les lignes étaient droites, toutes les surfaces planes, toutes les formes quadrangulaires : partout des angles, nulle part des convexités. Les dimensions extraordinaires adoptées par les Égyptiens avaient surtout un double résultat : plus l'échelle était grande et plus le monument devait être durable, plus il offrait d'espace aux bas-reliefs. 
Dans l'architecture des Grecs, la décoration d'un édifice n'avait en vue que l'ornement ; dans celle des Égyptiens, l'ornement était subordonné à l'utilité. Chez les premiers, la sculpture devint un art séparé qui eut ses règles et sa théorie ; chez les seconds, cet art n'avait jamais été qu'un auxiliaire de l'architecture : ce qui fut un but pour les uns, n'avait été qu'un instrument pour les autres. Les Grecs, en un mot, ne voyaient dans leurs édifices que des édifices ; les constructions égyptiennes étaient en même temps les archives littéraires de la nation : c'était une immense bibliothèque monumentale dont les feuillets, épars sur les bords du Nil, devaient être éternellement exposés aux regards de la multitude.
Le mérite de l'architecture grecque était perdu pour la masse des citoyens ; il n'y avait que les artistes et les hommes de goût qui fussent appelés à le comprendre et à le sentir. Les impressions de l'architecture égyptienne n'étaient étrangères à aucune classe, à aucun âge, à aucun sexe. La grandeur d'un édifice agit également sur toutes les intelligences ; la correction et la grâce ne frappent que des yeux exercés ; leur charme échappe aux regards vulgaires. L'aspect d'un monument grec nous séduit, nous captive, nous attache ; il y a presque de l'amour dans notre admiration. Devant un temple égyptien, on se tait et l'on médite ; et dans cette admiration muette et profonde, il y a quelque chose qui ressemble à de l'effroi. L'architecture des Grecs est toute poétique ; celle des Égyptiens toute religieuse. L'une parle à notre esprit, à notre cœur, je dirai presque à nos sens ; l'autre, plus sévère, s'adresse à notre raison. Dans la première, nous reconnaissons le type du beau ; la seconde nous familiarise avec l'idée de l'infini ; elle nous entretient de l'éternité."

extrait de Discours historique sur l'Égypte, par Joseph Agoub (1795-1832), orientaliste et poète

"Le Nil fut en quelque sorte le premier instituteur des Égyptiens" (Joseph Agoub)


photo Marc Chartier
"Le Nil, ce fleuve merveilleux qu'on pourrait appeler le créateur de l'Égypte, puisqu'elle n'eût été sans lui qu'une aride solitude, fut en quelque sorte le premier instituteur des Égyptiens. Dans ses débordements périodiques, il confondait tous les ans les limites des propriétés, et l'on était obligé de mesurer de nouveau la superficie des terres. Chacun rentrait alors dans son patrimoine : comme les citoyens étaient tous intéressés à l'exactitude de l'arpentage, on fit de la géométrie une étude assidue. Cette science fut donc inventée en Égypte presqu'en même temps que l'agriculture, qui naquit partout avec l'homme. 
Mais le bienfait de l'inondation n'atteignait pas également toutes les surfaces labourables de la contrée ; l'industrie vint réparer cette négligence de la nature : de nombreux canaux sillonnèrent l'Égypte dans tous les sens, et une habile distribution des eaux, multipliant le fleuve à l'infini, porta la fécondité et la vie jusqu'aux confins du territoire : de là, les connaissances hydrauliques, qui étaient si intimement liées à la prospérité intérieure du royaume, et auxquelles les Égyptiens, en creusant le fameux lac de Moeris, donnèrent une si utile et si éclatante application. 
Il importait surtout à ce peuple investigateur d'observer la marche des astres, afin de déterminer les diverses époques de l'année agricole ; sous un ciel aussi constamment pur, le système des phénomènes célestes fut presqu'aussitôt compris qu'étudié, et l'astronomie devint la science favorite des Égyptiens. 
La nature avait sans doute beaucoup fait pour l'Égypte en la resserrant à l'orient et à l'occident, entre deux chaînes de montagnes qui la protégeaient contre les envahissements du désert ; mais il semble qu'elle eût eu regret de ne rien laisser à faire aux Égyptiens : elle ouvrit, d'intervalle en intervalle, de larges vallées, qui, interrompant ces remparts éternels, offraient un libre accès à l'irruption des sables. Aussitôt des bois d'acacias et de palmiers occupèrent ces dangereuses issues, et la marche du désert fut arrêtée. En d'autres endroits, des constructions immenses s'élevèrent, et on eût cru y voir une continuation des masses de la montagne. Tant d'efforts ne furent point perdus pour les Égyptiens : les sables respectèrent la limite des terres cultivées, et ce triomphe de l'agriculture contre le désert trouva une ingénieuse allégorie dans le combat d'Osiris et de Typhon. 
Après avoir ainsi corrigé la constitution géologique de leur pays, pourvu à tous les besoins de l'industrie, garanti toutes les existences et fécondé les diverses routes de la prospérité nationale, les Égyptiens, régis par des lois qu'ils croyaient tenir des dieux, et désormais sûrs du présent, portèrent leurs regards vers l'avenir. Ils conçurent la noble ambition de perpétuer dans les âges futurs leurs titres à la reconnaissance des hommes ; ils voulaient transmettre à la postérité la plus reculée le dépôt sacré de leurs connaissances, les souvenirs historiques de la patrie et l'ensemble de leurs dogmes religieux. Rien ne leur parut plus propre que l'architecture à réaliser cette grande et morale pensée. Alors il se développa dans toutes les veines de la société une énergie extraordinaire : tous les bras et toutes les volontés se réunirent dans un commun effort ; le sein des montagnes fut creusé, des carrières nombreuses livrèrent aux ciseaux leurs granits les plus précieux, des blocs d'une proportion colossale descendirent des hauteurs de Syène et naviguèrent sur le fleuve. Bientôt d'un bout de l'Égypte à l'autre, des édifices prodigieux, ouvrages les plus étonnans qu'ait jamais tentés la puissance humaine, peuplèrent les airs de leurs sommets gigantesques, et portèrent jusqu'au ciel les images des dieux et les louanges des héros."

extrait de Discours historique sur l'Égypte, par Joseph Agoub (1795-1832), orientaliste et poète