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samedi 4 juin 2022

"Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets" (Louis de Tesson, XIXe s.)

Vue du Caire, par Jean-Léon Gérôme (1824-1904)

"Nous avions encore quatre ou cinq lieues de désert à parcourir, lorsque, parvenus au sommet d'une ondulation de la plaine, nous vîmes apparaître dans l'éloignement un magnifique tableau. Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets.
La fertile Égypte, lumineuse et verdoyante comme l'Elysée des poètes, était là, dans son repos, avec le souvenir de ses grandeurs passées et semblait tressaillir de bien-être dans chaque ondulation de son atmosphère palpitante. Nos yeux voyaient les dons que le Ciel lui a prodigués, et nos oreilles ne pouvaient entendre de si loin le sourd gémissement que la 
tyrannie des hommes arrachait à sa misère. Le Nil, image trop peu reproduite d'un parfait monarque, passait en faisant le bien à travers les champs conquis au désert par ses flots réparateurs ; l'œil se reposait un instant sur l'azur de sa surface colorée par le plus beau ciel, puis on le voyait disparaître au milieu de la verdure qui attestait au loin sa présence. Nous puisions dans cette vue seule une sensation de fraîcheur qui nous désaltérait. Toute la scène se dessinait à nos yeux à travers un milieu vaporeux et ondoyant qui donnait à la réalité un vernis fantastique. Le paysage était trouble et frémissant comme si nous l'avions envisagé à travers les émanations d'une fournaise ardente.
Par un autre effet de la raréfaction des couches atmosphériques inférieures, des bandelettes de couleur fauve semblaient projetées par le désert dans la verdure des champs, ou bien (si l'on aime mieux envisager ainsi le phénomène) des zones verdoyantes venaient de la campagne se marier aux derniers plans du désert, et la limite entre les deux teintes, quoique bien tranchée dans la réalité, demeurait à nos yeux flottante et indécise.
Par delà cette campagne inondée de lumière, le désert occidental reprenait possession de l'espace, et, fuyant au loin derrière les pyramides de Ghyzeh et de Sakkara, semblait nous appeler vers le temple de Jupiter Ammon. Nous étions bien placés pour mesurer la petitesse de cette fameuse Égypte, comprimée entre deux océans de sable qui se regardent l'un l'autre, comme pour se donner rendez-vous sur les bords du Nil.
Je m'enivrai quelque temps de la magie du spectacle, et puis je sentis que je m'abîmais dans une tristesse profonde. L'approche des grandes villes exerce sur moi cette fâcheuse influence ; je les ai toujours abordées avec une angoisse inexprimable qui dégénère quelquefois en un tremblement fébrile ; et lorsque j'ai recherché les motifs de mon trouble, j'ai reconnu qu'il était légitime. Autant la rencontre d'un ami fait pénétrer de joie au fond de mon âme, autant j'éprouve de consternation en tombant au milieu de ces immense ramassis d'hommes qu'on appelle ville de premier ordre ; telle doit être la stupeur d'un homme qui se noie. (...)
Mais la sensation est encore plus profonde au sortir du désert, car ici les extrêmes sont voisins : après le silence de la solitude, le bruissement soudain de trois cent mille hommes amoncelés ! Je m'étais trouvé bien de cet isolement qui donnait de l'essor à ma pensée, de cette société restreinte, comme toutes les bonnes choses, mais parfaitement assortie, et qui laissait à l'estime, à la confiance, à l'amitié toute leur expansion ; mais il me semblait maintenant que l'intimité, si étroite au désert, allait se délayer, pour ainsi dire, dans la foule mouvante, et que pour moi la vraie solitude commençait à l'entrée de la ville.
Je regrettais aussi nos pauvres Bédouins qui allaient retomber à notre égard dans le tourbillon de êtres indifférents ; et ces bons dromadaires, sur le visage desquels j'aimais à retrouver l'expression sympathique d'une mélancolie semblable à la mienne. Ah ! combien, en ce moment, je trouvais de poésie à leur grande taille, à leur cou sinueux, à leur pittoresque difformité, à leur simplicité antique, à leur enveloppe décolorée comme une vêtement usé ! Leur image, soit qu'elle fût éclairée par le soleil, ou par la lune, ou par le feu du bivouac, était désormais inséparable, dans ma mémoire, de tous les tableaux recueillis au désert ; elle s'y représentait dans le lointain comme aux premiers plans, sur la nudité de la plaine comme dans les âpres défilés de la montagne."

extrait de Voyage au Mont Sinaï, 1844, par Louis de Tesson (1805-1889), ordonnateur du Bureau de bienfaisance d'Avranches, Manche ; membre de la Société archéologique d'Avranches

jeudi 2 juin 2022

Bataille rangée contre les démons du khamsin dans le désert du Sinaï, par Louis de Tesson, XIXe s.

par Augustus Osborne Lamplough, 1860

"Ce matin , à notre réveil, le thermomètre centigrade accuse seulement onze degrés ; aussi la fraîcheur de la nuit s'est-elle fait sentir à travers nos manteaux. Nous sommes en route avant le lever du soleil ; à sept heures et demie nous faisons une première halte, qui dure jusqu'à neuf heures. Bientôt après, une brise s'élève du sud-ouest et vient nous souffler au visage. Assez fraîche d'abord, elle s'échauffe rapidement et devient fort incommode. La marche de la caravane est pesante et silencieuse ; nos guides ont interrompu leur chant monotone. (...) J'interrogeai le visage de nos guides, il était soucieux ; j'interrogeai l'atroce figure de nos chameaux, et il me sembla que j'y lisais un surcroît d'aride mélancolie ; je m'interrogeai moi-même, et je sentis qu'il y avait dans l'air que je respirais du délire et de la fièvre.
La brise était devenue une véritable bourrasque chaude comme le souffle de l'incendie, mais d'une chaleur sèche. L'air avait soif et s'emparait en fuyant de tous les sucs répandus à la surface des corps. La poudre que le vent soulevait en rasant le sol ne nous arrivait point par tourbillons, mais elle formait un courant continu qui fatiguait horriblement nos yeux et nos poitrines. L'horizon, terne d'abord, avait fini par s'effacer complètement, et cependant aucun nuage, aucune vapeur ne le dérobait à nos regards ; il semblait que nous marchions vers un chaos dont la limite, vaguement indiquée, était près de nous. Les premiers plans, seuls visibles à nos yeux, formaient une arène circulaire de peu d'étendue, qui semblait nager au sein de ce chaos. Plus de formes, plus de couleurs arrêtées ; partout la fusion des teintes et l'ondulation des lignes. Le disque du soleil ne nous apparaissait plus que comme une tache indécise derrière ce voile de sable et de feu qui avait tout envahi, et cependant, jamais le tyran ne nous fit sentir plus cruellement sa poignante suprématie ; il était là, comme le général d'armée dont le casque apparaît derrière la poudre des bataillons qu'il a lancés sur l'ennemi. Le sable, devenu mobile, rampait comme un serpent dont la progression rapide ne laisse dans l'air, au lieu d'une forme arrêtée, que l'apparence d'une vapeur fugitive, ou bien encore comme la flamme qui court à la surface de l'alcool embrasé ; puis s'élevant par une courbe insensible, il formait tout autour de nous ce milieu qui nous cachait le ciel et la terre.
Nous avions machinalement rapproché nos montures et nous marchions plus serrés, comme il arrive toujours dans un commun péril. Un seul mot prononcé brièvement circulait dans la caravane : El khamsinn ! disaient nos Arabes ; le kamsinn ! répétions-nous en nous regardant l'un l'autre.
Augustin, atteint déjà d'une toux opiniâtre, semblait à demi vaincu : "Pensez-vous que cela dure ?" nous disait-il. (...)
Cependant la fougue de l'air croissait à tout moment ; le thermomètre s'était rapidement élevé à quarante degrés ! Nos chameaux haletants faisaient entendre un cri plaintif, d'autant plus éloquent que c'était le gémissement d'une nature éprouvée par une longue pratique de l'adversité ; ils ne marchaient plus que par l'effet de cette résignation courageuse, qui est un des traits distinctifs de leur caractère et qui rend leur agonie semblable à leurs beaux jours. (...)
Mais le terme de la lutte était arrivé ; il ne fallait plus songer à chercher un abri ailleurs que sur la plaine rase où nous venions d'être assaillis. Les guides, par un mouvement unanime et spontané, saisirent les licols de nos montures, et tous ensemble, hommes et dromadaires, nous tombâmes la poitrine contre terre pour laisser passer l'ennemi. (...)
Les chameaux agenouillés formaient, à notre profit, une sorte de rempart pareil à ces digues naturelles que des roches bossues présentent quelquefois aux abords d'une rade ; l'expression plus que jamais diabolique de leurs figures les faisait aussi ressembler, lorsqu'ils dressaient la tête, à des démons rangés en bataille pour tenir tête à ces autres démons qui soufflaient sur nous du fond du désert, invisibles derrière le torrent de leurs haleines embrasées. (...) Le sable, après avoir frappé le rempart, n'était pas en totalité emporté par delà ; mais, repoussé par la violence du choc, il s'en allait former, à plus d'un mètre de distance en avant, une contrescarpe d'une hauteur presque égale à l'obstacle contre lequel il avait rebondi. Quant aux voyageurs, ils s'effaçaient de plus en plus, et les saillies de leurs profils conservaient seules quelques traces de la forme et de la couleur primitives."


extrait de Voyage au Mont Sinaï, 1844, par Louis de Tesson (1805-1889), ordonnateur du Bureau de bienfaisance d'Avranches, Manche ; membre de la Société archéologique d'Avranches