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dimanche 2 février 2020

"Qu'il fait bon le soir promener son regard sur ces lignes harmonieuses !" (Valérie de Gasparin, faisant halte à Thèbes)

John Collier, "Theban Hills from Luxor", 1920
"Au-dessus de Thèbes, samedi 8 janvier 1848.
Terre de bénédiction, terre de poésie ! Qu'il fait bon le soir descendre, et promener son regard sur ces lignes harmonieuses ! À l'orient, la chaîne rocheuse s'empourpre ; au midi, une arête vive, couronnée par quelque tombe de scheik semble fermer le Nil ; les eaux s'étendent mollement, la belle verdure couvre les bords ; le lupin dresse ses épis papillonnacés, le haricot égyptien embrasse la terre de ses rameaux traînants et la couvre de fleurs violettes ; sous ces buissons de cotonniers, les oiseaux volent et se cherchent une retraite ; le blé pousse en jets d'épis foncés et barbus, l'anis étale en parasol son feuillage plumassé, le liseron relie les profondes crevasses du sol ; la lumière inonde les campagnes et le fleuve ; un chant vague monte de tous les points de l'horizon : le chant du fellah qui tire l'eau, le chant du matelot qui tire le dahbieh ou qui cargue les voiles, le chant des femmes qui remontent du fleuve au village.

Memphis, the Pharaoh, the Queen and a harp player,
by Dominique Papety (1815-1849.
Selon toute vraisemblance, c'est à ce tableau que fait allusion Valérie de  Gasparin,
même s'il n'y a pas de concordance dans certains détails.

Il y a quelques années, on voyait au salon une toile de Papety, qui se place involontairement devant mes yeux. Le sujet était simple : un lit antique, un jeune Égyptien couché sur la poitrine, la tête relevée, le regard calme et pensif ; à droite, une jeune fille tenant une fleur de lotus ; à gauche, une jeune fille jouant de la lyre ou du psaltérion ; derrière, les horizons immenses ; de tous côtés les clartés sereines du ciel d'Égypte. J'ignorais encore les beauté de ce coin de terre : pourtant le caractère du tableau m'avait émue ; je l'avais reconnu, comme nous reconnaissons chaque jour ces traits que nous n'avions jamais vus, cette mélodie que nous n'avions jamais entendue. Ne sommes-nous pas tous citoyens du royaume enchanté qu'on nomme l'idéal ? Ne nous sommes-nous pas rencontrés cent fois, gens et choses, sur ses plages célestes ?
Ah ! c'est que le peintre a bien compris cette paix toute pénétrée de mystères, la beauté de ces figures bronzées aux grands yeux mélancoliques, la magnificence de cette nature.
Il y a des pays que le soleil embrase. Ceux-là n'offrent à l'œil attristé qu'une végétation grise ou glauque, qu'un sol brûlé. Cependant, lorsque janvier leur souffle de fraîches haleines, la croûte de la terre, l'écorce des arbres en sont amollies ; il en sort de jeunes fleurs et de jeunes rameaux.
II en est d'autres, complexes, méridionaux par leur été, septentrionaux par leur hiver, que le soleil calcine dans les ardeurs de juillet, que les autans contristent sous les nuages de décembre. Mais l'Égypte ! l'Égypte s'épanouit toujours verte et parfumée sous les rayons d'un soleil des tropiques ; et quand elle voit sa végétation se flétrir, elle se plonge tout entière dans son fleuve, elle en sort plus vigoureuse et plus parée." 

extrait de Journal d'un voyage au Levant, par Valérie de Gasparin (1813-1894), écrivaine suisse romande

dimanche 30 septembre 2018

Karnak : "la rencontre avec le sublime", selon Valérie de Gasparin

photo Schroeder & Cie, circa 1900

"Ce matin a commencé la plus belle journée de notre voyage : Karnak. Nous partons de bonne heure à pied, nous traversons la plaine au soleil levant, pour entrer dans l'avenue de sphinx qui conduit au premier temple ou palais. Les têtes des sphinx, têtes de bélier dont on retrouve quelques fragments à terre, ont été coupées par les Perses ; l'effet reste majestueux. Un pylône isolé termine cette allée et se découpe dans le ciel limpide ; il est du haut en bas couvert de bas-reliefs. Nous montons sur le faîte du temple par un escalier qui pourrait encore servir d'épreuve aux initiés ; il y a là une certaine enjambée par-dessus une ouverture de quarante pieds de profondeur, qui semble plus du domaine des cauchemars que du domaine de la vie réelle. 
Devant nous, le grand temple, le plus vaste des monuments connus, avec ses cinq pylônes aux extrémités, ses trois obélisques en tête, ses colonnades qu'on devine ; et à droite, à gauche, d'autres temples, d'autres pylônes, les lacs antiques. On saisit mal de si haut les véritables proportions de ces gigantesques ruines. 
Nous nous hâtons de descendre. Une perspective telle que jamais nos yeux n'en virent, s'offre à nous : colonnes après colonnes, pylônes après pylônes, et les obélisques, et des pylônes encore, jusqu'au dernier qui n'encadre plus qu'un petit carré du ciel. Cet aspect est une première révélation de la grandeur de Karnak. Nous nous arrêtons dans une belle salle entourée de colosses à demi enterrés : voici la même perspective, avec un trait de plus ; une colonne isolée qui la coupe au quart, gravée dans toute sa hauteur ; des restes de colosses en granit s'appuient contre le pylône.

Mais la féerie, l'écrasante merveille, c'est la salle, c'est le monde, l'expression vaut mieux, qui vient après. Cent trente quatre colonnes, debout, intactes sauf quelques écorchures, s'élancent à cinquante pieds au-dessus du sol, s'enfoncent de vingt par-dessous, s'épanouissent en coupe élégante, s'arrondissent comme le bouton fermé de la tulipe, portent légèrement dans les airs leurs architraves énormes, colossales de circonférence, couvertes de figures et d'hiéroglyphes ! Tout autour, une muraille sculptée comme un joyau !
La rencontre avec le sublime produit une commotion électrique, elle fait vibrer l'âme. Nous tournons autour de ces prodigieuses colonnes, nous regardons en haut, nous regardons en bas, nous allons voir cette perspective de lignes pures que termine une des géantes à demi renversées ; nous allons contempler les obélisques encore et les pylônes, au bout de cette colonnade à perte de vue ; nous passons, nous repassons, et nous revenons fatigués nous asseoir sur un bloc. Notre imagination n'était jamais allée jusque-là. 

Plus tard, nous avons vu le reste : le sanctuaire de granit orné de têtes charmantes, de colosses dont Champollion a emporté les bustes (impardonnable vandalisme) ; l'obélisque couché, poli comme du marbre ; la salle de Totmès III, à chapiteaux renversés ; des temples à l'orient et à l'occident ; d'autres avenues de sphinx. Cet examen nous fait mieux comprendre les dimensions, les richesses de Karnak. Mais la salle aux cent trente-quatre colonnes ! Le reste se conçoit, ceci est surnaturel.
Nous y avons passé la journée, c'était le centre vers lequel convergeaient tous les rayons de nos promenades."


extrait de Journal d'un voyage au Levant, par Valérie de Gasparin (1813-1894),
écrivaine suisse romande