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mardi 22 juin 2021

La Plainte d’une Momie, par Louis Bouilhet (XIXe s.)

source : Wikimedia

La Plainte d'une Momie

Aux bruits lointains ouvrant l’oreille,
Jalouse encor du ciel d’azur,
La momie, en tremblant, s’éveille
Au fond de l’hypogée obscur.

Elle soulève sa poitrine,
Et sent couler de son œil mort
Des larmes noires de résine
Sur son visage fardé d’or.

Puis au cercueil de planche peinte
Heurtant ses colliers de métal,
Elle pousse une longue plainte,
Et miaule comme un chacal.

« Oh ! dit-elle, avec sa voix lente,
Être mort, et durer toujours !
Heureuse la chair pantelante
Sous l’ongle courbe des vautours !

« Heureux les morts qu’un vent d’orage
Plonge au fond des gouffres salés,
Et qui s’en vont, de plage en plage,
Reluisants, verdis et gonflés !

« Heureux trois fois ceux qu’on enterre,
Tout nus, dans les sables mouvants,
Et dont le corps tombe en poussière
Qui tourbillonne aux quatre vents !

« Ils vivront ! ils verront encore,
À la nature se mêlant,
Les frissons roses de l’aurore
Sur le lit bleu du ciel brûlant.

« Et, sous des formes inconnues,
Oublieux du néant glacé,
Ils secoûront au vent des nues
Les cendres noires du passé.

« Hélas ! hélas ! la destinée
M’accablant d’honneurs importuns,
Garde ma forme emprisonnée
Dans l’éternité des parfums.

« Mon cercueil, sous la crypte blanche,
Ne tient plus à ses clous d’airain,
Et les vers ont troué la planche,
Comme un crible à passer du grain.

« Sur ma poitrine recouverte
De symboles religieux
Le temps, avec sa lèpre verte,
A rongé la face des dieux.

« Seul, au milieu de ce qui tombe,
Je reste immobile et jaloux,
Et je dis au vers de la tombe :
Ô vers, pourquoi m’oubliez-vous ? »

« Ici, jamais ni vent, ni pluie
N’ont rafraîchi mon front poudreux ;
Depuis vingt siècles je m’ennuie
À regarder, de mon œil creux,

« Le sphinx de pierre, aux froides griffes,
Accroupi dans mon antre obscur,
Avec l’oiseau des hiéroglyphes
Qui ne s’envole pas du mur.

« Pour plonger dans ma nuit profonde,
Chaque élément frappe en ce lieu :
— Nous sommes l’air ! nous sommes l’onde !
Nous sommes la terre et le feu !

« Viens avec nous ! la steppe aride
Veut son panache d’arbres verts.
Viens, sous l’azur du ciel splendide,
T’éparpiller dans l’univers !

« Nous t’emporterons par les plaines,
Nous te bercerons à la ibis,
Dans le murmure des fontaines,
Et le bruissement des bois.

« Viens !… la nature universelle
Cherche, peut-être, en ce tombeau,
Pour le soleil, une étincelle,
Pour la mer, une goutte d’eau

« Alors, me réveillant dans l’ombre,
Je roidis mes membres perclus.
Sous les bandelettes sans nombre
Mes pieds maigres ne marchent plus.

« Et, dans ma tombe impérissable,
Je sens venir avec effroi,
Les siècles lourds comme du sable
Qui s’amoncelle autour de moi.

« Ah ! sois maudite, race impie,
Qui de l’être arrêtant l’essor
Gardes ta laideur assoupie
Dans la vanité de la mort !

« Un jour, les peuples de la terre
Brisant ton sépulcre fermé,
Te retrouveront tout entière,
Comme un grain qui n’a pas germé.

« Et, sous quelque voûte enfumée,
Ils accrocheront, sans remords,
Ta vieille carcasse embaumée,
Auprès des crocodiles morts !… »


extrait de Festons et astragales, 1880, par Louis Hyacinthe Bouilhet, dit Louis Bouilhet (1821-1869), poète et auteur dramatique français, ami de Gustave Flaubert.