jeudi 29 juin 2023

Splendeur et déclin de l'Égypte, selon Claude Étienne Savary (XVIIIe s.)

Temple and pyramids on Lake Karun (Mœris), El Faiyum, Egypt.
Handcolored lithograph from Friedrich Wilhelm Goedsches Complete Gallery of Peoples 
in True Pictures, Meissen, circa 1835-1840


"Tandis que nous sommes aux bornes de l’Égypte, jetons un coup d'œil sur le pays que nous venons de parcourir. Dans un espace de deux cents lieues nous avons remarqué une vallée étroite, bornée à droite et à gauche par deux chaînes de montagnes et de collines ; excepté vers le Faïoum, la plaine n'a guère que dix lieues dans sa plus grande largeur ; mais elle est couverte partout des trésors de l'abondance. Les pyramides qui s'étendent depuis les environs de Gizé jusqu'à Meidom, ont d'abord attiré nos regards. Ces magnifiques mausolées qu’éleva la puissance des Pharaons, ne nous ont point empêchés de payer un tribut d'admiration aux restes du lac Mœris, creusé pour le bonheur des peuples. Plus loin nous avons observé des portiques et des temples superbes. Les ruines de Thèbes aux cent portes ont ensuite fixé notre attention, et nos pensées se sont élevées jusqu'à la hauteur de ses fameux monuments. Enfin nous sommes arrivés à Siène, en remarquant partout, sur notre route, les plus beaux restes de l'antiquité.
À quel évènement attribuer la destruction du goût et des arts, sous le même climat, sur le même sol, au milieu de la même abondance, sinon à la perte de la liberté, et au gouvernement, qui abaisse ou élève à son gré le génie des nations ? L'Égypte, devenue partie de l'empire des Perses, fut ravagée pendant deux cents ans par Cambyse et ses successeurs. Ce prince barbare, en détruisant les temples et les collèges des prêtres, éteignit le feu sacré qu'ils avaient allumé depuis des siècles, sous ce ciel favorable. Honorés, ils cultivèrent avec gloire toutes les connaissances humaines ; méprisés, ils perdirent leurs sciences et leur génie. Sous la domination des Ptolémées, il ne se ralluma point, parce que ces Rois fixant à Alexandrie le siège de leur royaume, donnèrent toute leur confiance aux Grecs, et dédaignèrent les Égyptiens. Devenue province romaine sous le règne d'Auguste, l'Égypte fut regardée comme le grenier à blé de l'Italie, l'agriculture et le commerce y furent seuls encouragés. Les Monarques du Bas-Empire, ayant embrassé le christianisme, le gouvernèrent avec un sceptre de fer, et renversèrent quelques-uns de ses plus beaux édifices. Les Arabes l'enlevèrent au lâche Héraclius, trop occupé de disputes théologiques, pour envoyer un seul vaisseau au secours des Alexandrins, qui, depuis un an, imploraient son assistance. Ils y brûlèrent cette riche bibliothèque, dont la perte sera un sujet de deuil pour les savants de tous les pays et de tous les âges. Les Turcs enfin, peuple ignorant et barbare, ont été ses derniers maîtres. Ils y ont anéanti, autant qu'ils ont pu, le commerce, l'agriculture et les sciences. Après tant de fléaux, après tant de siècles révolus, voyez, Monsieur, combien ce pays possède encore de monuments antiques ; voyez si le globe entier en réunit autant que cette petite portion du monde. Cette observation seule doit suffire pour vous donner une idée du peuple qui l'habita, et du degré de perfection où il porta les arts."

extrait de Lettres sur l'Égypte, tome second, 1786, par Claude Étienne Savary (1750-1788), orientaliste, pionnier de l'égyptologie

dimanche 25 juin 2023

"Philæ me prend l'âme comme un charme" (comtesse de la Morinière de la Rochecantin)

Philæ en 1906 (Photo Luigi Fiorillo)

"Je n'ai pas encore parlé d'elle, d'elle, l'île enchantée aux palmiers qui ne produiront plus et dont les troncs disparaissent chaque jour un peu, submergés par l'eau du fleuve ; d'elle, la perle des perles de la haute Égypte, que nul n'a trop vantée ; d'elle, objet des regrets de Loti ! d'elle enfin, où les peuples ont bâti un temple à Isis, douce protectrice de l'île.
Ses gardiens aujourd'hui ressemblent encore à des prêtres et voudraient, aussi jalousement que ceux des temps jadis, la préserver de toute profanation.
Grâce à des barques étroites, on peut regarder de très près le kiosque légendaire, circuler aisément entre les colonnades des temples aux trois quarts submergés, s'arrêter au pied des pylônes de pierre dorés par le dieu Soleil mieux, et plus artistiquement, qu'aucun être humain n'aurait su le faire.
Enfin, on descend au seuil même du sanctuaire d'Isis dans les propylées. On admire les puissants piliers aux chapiteaux sculptés et ornés de palmes à côtes bleues ; ils soutiennent le dallage qui tient lieu de plafond, sur lequel des peintures atténuées ressemblent à d'immenses amulettes enchâssées là par une puissance supérieure.
Silence et beauté sont la parure de cette fleur rigide que baignent les flots et qui émerge, délicate et divine, du milieu d'eux.
Les visiteurs, ayant salué Philæ avant la construction du barrage, déclarent sacrilège l'acte de ceux qui, dans un but lucratif, sapent les fondations de cette huitième merveille du monde.
Mais quant à moi qui viens ici pour la première fois, Philæ me semble avoir un charme plus pénétrant au sein des eaux dormantes que si elle était la Philæ triomphante des Ptolémées sur un tertre vert et embaumé ! Grâce soit rendue à Allah ! Philæ, telle qu'il m'est donné de la voir souriante à l'approche du printemps, me prend l'âme comme un charme. Mes prunelles se dilatent de plaisir et voudraient s'agrandir pour mieux conserver le souvenir de tant de délicatesse et de grâce.
Après avoir longuement admiré, il faut partir ; en ce pays la nuit tombe vite. Adieu Philæ ! demeure parfumée de la mystérieuse, bienveillante et secourable déesse ! Adieu, œuvre de piété des hommes, que d'autres hommes issus d'une race différente ensevelissent sous une nappe liquide, ne rêvant plus pour cette terre d'Égypte que richesse et fertilité !"

extrait de Du Caire à Assouân : impressions d'Égypte, par la Comtesse Le Bault de La Morinière de La Rochecantin (18.. - 1919), née Marie Madeleine de Menou, originaire du Perche (Normandie), mariée le 30 Juin 1879 au comte Olivier Le Bault de la Morinière de la Rochecantin (1851-1915). Ouvrage préfacé par Georges Legrain

samedi 24 juin 2023

"Renoncer à faire l'analyse du Sourire de l'Égypte qu'exprime toujours le visage meurtri du sphinx" (Albert Denis, XXe s.)

photo de Petar Milošević (Wikimedia Commons)

"Maintenant, j'éprouve une grande hâte de dévisager le sphinx qui s'allonge là-bas, au Sud-Est, et en contrebas de la grande pyramide. Pour y parvenir, il faut cheminer au travers de débris de granit rose mêlés à l'or du sable du désert.
Ces débris granitiques devaient vraisemblablement former le revêtement de la base du grand monument funéraire. Voici le sphinx qui brusquement apparaît... Sa croupe de granit s'étend majestueuse au bas de la coulée des sables. Dès son lever il reçoit la caresse rose du soleil. À l'heure où nous sommes, aux approches du moghreb, avant la grande paix du soir, sa face commence déjà à s'envelopper de mystère. Un enduit rougeâtre, encore visible par endroits, colore le visage formidable, dont l'expression et le sourire, quoique mutilés, continuent à synthétiser le passé fabuleux de l'antique Égypte et son inquiétante énigme. Les estimations les plus sérieuses font remonter son érection à l'époque thinite, à son apogée.
Je trouve sage de renoncer à faire l'analyse du Sourire de l'Égypte qu'exprime toujours le visage meurtri du sphinx, qui, à l'orée du désert, dresse sa masse sculpturale sur le fond d'or des sables. Ne suffit-il pas de constater qu'un indéchiffrable mystère l'apparente très étroitement au séduisant, mais énigmatique sourire éginétique de l'Hellade épanoui sur le visage de marbre pentélique des fragments des statues harmonieuses de l'Acropole ; ainsi qu'au sourire de la Renaissance florentine, quand, le pinceau du divin Léonard s'efforçant d'exprimer le mystère féminin, le fixa avec tant de suavité dans le sourire de Mona Lisa que nous conserve la Joconde ?  N'est-ce pas, à travers les millénaires et les civilisations successives et diverses, le même effort d'art qui, cherchant à exprimer les caractères permanents de la Beauté et de la Noblesse humaines, a toujours cru les trouver dans le Sourire, quand il ne les a pas cherchées dans l'expression pathétique de la Douleur ?"


extrait de Terre d'Égypte, 1922, par l'abbé Albert Denis qui, participant à "l'expédition militaire de Palestine-Syrie", profita de ses permissions pour visiter l'Égypte. "Ce fut pour lui à la fois une révélation et un éblouissement."