mardi 31 août 2021

"Il faut avoir au moins côtoyé le désert pour en comprendre le charme" (Francis Carco)

photo MC

"À droite de la voie ferrée, des champs de blé, de fèves, d'avoine, de trèfle et de luzerne s'étalaient jusqu'au fleuve. Les palmiers étaient d'un vert sulfureux. À gauche, on apercevait des villages, des dunes, des cimetières dont les tombes se signalaient par deux pierres ou, souvent même, par de petits monticules de sable que le vent devait lentement niveler. De ces cimetières émanait une indicible désolation. Parfois ils changeaient de caractère comme certains villages, aux buttes de boue séchée qui faisaient penser moins à l'Égypte qu'au Soudan. Des Bédouines aux voiles noirs allaient emplir leurs cruches qu'elles maintenaient sur la tête. Elles avaient une démarche et des attitudes magnifiques.
Les hommes étaient, aussi, très beaux. Quelques-uns portaient des fusils. Quant aux buffles vautrés dans l'herbe, aux chameaux entravés qui dressaient leurs profils d'un air snob, ils n'entraient dans le paysage qu'au titre d'accessoires, sans intérêt notable. Les tombeaux, tantôt plats et tantôt cylindriques, les humbles tas de sable ou de cailloux qui recouvraient les morts, avaient autrement d'expression. Aucun mur ne les isolait. Ils s'étendaient sur de longues distances et finissaient par vous frapper, vous obséder. La présence de la mort est peut-être, en Orient, ce qui est de plus pathétique : elle assiège, elle envahit tout. Non pas la mort pompeuse aux monuments épars, à la majestueuse, écrasante et dérisoire vanité, mais la mort anonyme, sans ornements ni trace vaine.
À peine, comme du vivant de tant de disparus dont les pieds ont un moment marqué leur empreinte sur la poussière d'un chemin, à peine distinguait-on, de loin en loin, aux tertres à demi-écroulés des cimetières, que des corps gisaient là, qui en attendaient d'autres. Le soleil allumait des reflets parmi les gras herbages 
ou, frappant les façades desséchées des maisons qui, par leur manque de symétrie, indiquaient nettement l'Afrique, il rendait plus insupportable l'absence d'arbres dans les bourgades que longeait le train. Le sable étincelait.
Enfin, à une des gares qui ponctuent le parcours entre le Caire et Assouan, j'aperçus la réplique exacte d'un temple sur laquelle se lisait en français : Salle d' attente de Ire classe, Téléphone. C'était Edfou. Des pontons sur le Nil s'ornaient de girandoles, de fleurs en papier, de drapeaux : on les avait décorés en l'honneur du roi d'Italie qui accomplissait un voyage dans la Haute-Égypte et, à mesure que j'approchais du but que je m'étais fixé, les pontons devenaient plus nombreux et je voyais un peu partout des arcs de triomphe en carton, des guirlandes, des mâts surmontés d'oriflammes. Il faisait chaud. La partie cultivée de la vallée se rétrécissait jusqu'à ne plus présenter qu'un ou deux kilomètres de largeur.
Le sable enserrait ces étroites bandes de terre et sa brutale réverbération m'aveuglait en même temps qu'elle me transportait de joie, d'admiration.
Il faut avoir au moins côtoyé le désert pour en comprendre le charme. La fascination qui s'en dégage ne s'explique pas. On la sent. On la subit, comme la musique ou l'amour, mais plus j'allais, plus j'en étais imprégné, enivré. L'opposition de l'eau réfléchissant l'azur avec une consistance d'émail et des fauves, des brûlants horizons qui font suite presque immédiatement, ne peut plus s'oublier. Des rochers tourmentés, creusés, décolorés, bordaient à gauche, les rails. L'express roulait à la façon d'un pacifique train de banlieue, sans se hâter, et lorsqu'il s'arrêta, dans un grand sifflement de la locomotive et que je sautai sur le quai, parmi toute espèce de touristes, la station d'Assouan m'apparut si médiocre que je fus aussitôt déçu."


extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

vendredi 27 août 2021

Comment se préparer à "apprécier équitablement" les productions de l'art de l'Égypte, par George Foucart

photo MC

"On dirait que tout, dans la Vallée du Nil, présente un aspect particulier et différent de ce que l'on voit dans les autres pays. Le voyageur le notait déjà, lorsque vinrent jadis les premiers touristes du monde hellénique ; il n'en est pas moins frappé de nos jours, lorsqu'il sait regarder autour de lui avec attention. Il n'est pas surprenant que la sculpture ait participé, elle aussi, à la singularité des choses égyptiennes. Dès lors, celui qui entreprend de faire comprendre la création et le développement original de cet art est obligé, à son tour, de suivre un plan qui s'éloigne de celui qui conviendrait à d'autres contrées. Il lui faut se faire l'interprète de la race dont il étudie les œuvres, s'il veut faire connaître exactement les conceptions et les sentiments que sa sculpture a eu pour but de réaliser en formes matérielles. Aussi une préparation préalable est-elle nécessaire à qui veut apprécier équitablement ses productions. 
Dans nos musées, le visiteur mal informé traverse rapidement les galeries égyptiennes. Sauf quelques pièces, dont la majesté sereine ou la vie intense arrête, au passage, quiconque est à même de sentir la beauté artistique, le reste rebute par sa froideur apparente, lasse par sa monotonie supposée, ou déconcerte par l'étrangeté de ses combinaisons, décidément trop peu familières aux héritiers que nous sommes du monde gréco-romain. L'indifférence fera place à l'intérêt, lorsque l'on se sera rendu compte de ce qu'ont voulu exprimer ces statues, et quels espoirs elles ont nourris chez leurs possesseurs. 
C'est pourquoi celui qui veut enseigner l'histoire de cet art doit s'efforcer de mettre en relief l'influence prédominante des croyances religieuses sur les formes de la sculpture. Il lui faut, pour chacune des œuvres qu'il propose comme types, montrer à quelle idée précise répond chacun des détails que l'on y note, et quels effets utiles aux rapports avec les dieux, ou utiles aux destinées de l'homme le sculpteur a cru réaliser pal ses inventions successives. L'art de l'Égypte ne procure que trop rarement la vive et immédiate jouissance qui naît de la vision de la beauté parfaite. En revanche, il donne à l'esprit des satisfactions toujours plus pleines et plus complètes ; il suggère des réflexions d'une portée toujours plus haute, lorsqu'en étudiant ses œuvres on y retrouve l'explication rationnelle de l'ensemble, puis la justification logique des moindres détails de cet ensemble.
Mais il y a mieux que tout cet enseignement, pourtant si fécond déjà.
Nulle étude ne peut faire pénétrer plus avant que celle-là dans l'âme égyptienne. À remettre en leur place et dans leur milieu ces œuvres, aujourd'hui arrachées au cadre où elles ont vécu, une grande leçon se dégage finalement. Toutes ces figures, si dépaysées de nos jours sous notre ciel trop triste, on les sent reprendre un peu leur vie d'autrefois, cette vie qu'elles menaient jadis en leurs "maisons d'éternité" ou dans les châteaux des dieux. Quelque chose vient jusqu'à nous de ce qui fut alors, au temps où leurs contemporains y voyaient des êtres vivants, et les traitaient comme tels. Pour quelques instants, les âmes qui animaient ces corps de pierre savent entrer en communication avec nous, et les inscriptions nous parlent une langue qui ne sonne plus étrangère. 
C'est qu'en Égypte, plus encore peut-être qu'ailleurs, l'œuvre de l'artiste n'est pas le produit d'un seul individu, mais de toute la génération des hommes qui l'ont entouré. Si l'histoire proprement dite raconte les faits, l'art les dit aussi à sa manière, en exprimant ce que ressentaient ceux qui les subirent. 
Les statues d'Égypte nous racontent ce qu'était le temps où leurs âmes vivaient en des corps de chair ; elles disent le bienfait aux hommes et les services rendus au temple. Leurs supplications aux dieux, leurs appels aux vivants ne sont pas seulement l'ardente prière d'êtres lointains qui voulaient continuer cette existence qui leur était si douce sur les rives aimées du Nil. 
En écoutant ces gens, qu'une telle distance sépare pourtant de nous, il est malaisé de rester insensible à ce qu'ils disent ; par delà le ton, quelquefois naïf pour nous, de leur langage, on atteint ce qui n'est plus seulement égyptien. Ces vieilles gens sont nôtres, quand ils parlent de leur confiance dans les dieux bienfaisants, de leur attachement au sol natal, des liens qui les rattachent à leurs proches, ou quand ils disent ce qu'ils cherchèrent à être pour le pauvre, le faible, et le malheureux. Autant cette émotion est artificielle et sans consistance, lorsqu'elle procède de la pure imagination ou des simples impressions d'un moment, autant elle est durable et pleine d'enseignements, lorsqu'elle se dégage finalement de l'étude raisonnée de monuments précis et de textes certains.
Après quelques années de séjour en Égypte, non pas dans les grandes villes, mais en contact avec les choses, en rapports directs avec les êtres de là-bas, combien d'entre nous n'ont-ils pas été pris par le charme qui se dégage de la terre du Nil ? Et de même à vivre avec toutes ces vieilles statues, à s'instruire de leurs leçons, à les comprendre mieux chaque jour, on en vient à les aimer comme si elles gardaient encore vraiment quelque chose de cette vie qu'elles ont cru posséder."

extrait de "La Religion et l'Art dans l'Égypte ancienne", La Revue des Idées, 15 novembre 1908, par George(s) Foucart (1866-1944), égyptologue français, inspecteur des antiquités de la Basse-Égypte, professeur d'histoire ancienne à l'université de Bordeaux, professeur de l'histoire des religions à Aix-en-Provence, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale au Caire de 1915 à 1928.

jeudi 26 août 2021

"La sculpture égyptienne a été considérée et traitée comme un art utile" (George Foucart)

temple d'Isis, Philae - photo MC

"La sculpture égyptienne diffère essentiellement de celle des Grecs en ce qu'elle a été considérée et traitée comme un "art utile", indispensable aux besoins les plus pressants de la vie.
Ni son invention, ni son développement n'ont été la satisfaction
d'aspirations esthétiques. Elle fut créée pour répondre à des nécessités de premier ordre : d’un côté, définir, régler et diriger les rapports avec les êtres divins ; de l'autre, assurer la continuation de l'existence de l’homme après sa mort terrestre : le tout dans des conditions précises, et sans cesse améliorées. Sans les instruments que fournit la statuaire, ni le culte des dieux, ni la vie d’outre-tombe n'auraient pu se développer. (...)
Un coup d'œil, même rapide, sur les œuvres de la statuaire égyptienne suffit pour reconnaître que la recherche du beau pour lui-même, telle que l’a entendue notre monde classique, n’a pu y tenir qu’une place très secondaire. Ce qui a déterminé le choix de telle ou telle forme n'a pas été la préoccupation de la valeur artistique. Le mot n’aurait pas eu de sens assez clair pour un artiste égyptien. Ç’a été la recherche du moyen d'expression adéquat à l'idée religieuse que l'œuvre devait faire vivre. Belle ou laide, la statue est également excellente, dès qu'elle fournit les moyens exacts d'agir sur la divinité, ou d'assurer l'existence posthume de l’homme. Quand le sculpteur égyptien a planté sur un corps humain une tête de crocodile, de chacal, d'ibis ou d'épervier, assurément il s’est peu préoccupé de l'effet plastique d’une pareille combinaison. Comme la tradition religieuse lui imposait ces formes, monstrueuses à notre jugement, il fallait, avant tout, que les fidèles n'eussent pas de doute sur l'identité du dieu auquel ils s'adressaient : il fallait également que celui-ci, reconnaissant son image, vînt s’y incarner sans hésitation. Sinon, elle ne servait à rien, ou, pire encore, elle pouvait devenir le corps d'un esprit malfaisant.
Prenons encore le cas d’un personnage plaçant dans son tombeau, ou consacrant en un temple deux ou plusieurs de ses statues, différentes chacune d'attitude et de costume. D'où s'inspire cette multiplication et cette variété ? De la recherche de l’art ? Non pas. L'idée est que l'homme revit en chacune de ses figures, et que, chacune, par son aspect extérieur, est destinée à affirmer, à perpétuer la possession d’une charge ou d'une dignité distincte. Elles doivent lui assurer, chacune pour sa part, des titres spéciaux à la protection du dieu, du roi, de ses descendants, et une part déterminée, afférente à chacune soit dans les offrandes du sacrifice, soit dans ses revenus d'outre- tombe.
Pourquoi, encore, tous les Pharaons ont-ils rempli les temples de leurs images, agenouillées, assises, debout, en formes humaines ou animales, depuis les colosses jusqu'aux statuettes ? C'est que chacune d'elles exprime, en termes convenus à l'avance, les rapports nécessaires du Roi avec les dieux. Elles le figurent comme leur serviteur, leur fils ou leur incarnation. Et le Roi vit réellement en la qualité que la statue fait ainsi exister à perpétuité ; et il en tire désormais tous les avantages qu’elle comporte, soit dans cette vie, soit dans l'autre. 
Ce n'est pas davantage, enfin, une question d'esthétique ou de choix personnel du sculpteur qui décide l'adjonction de tel ou tel accessoire. Emblèmes et symboles ont tous une valeur précise, fixée par le rituel ; chacun produit des effets certains, - on devrait dire magiques, - sur les rapports entre les dieux et les hommes. Ils garantissent au possesseur de la statue, dès ce bas monde, et, dans l’autre existence, des profits nettement déterminés."

extrait de "La Religion et l'Art dans l'Égypte ancienne", La Revue des Idées, 15 novembre 1908, par George(s) Foucart (1866-1944), égyptologue français, inspecteur des antiquités de la Basse-Égypte, professeur d'histoire ancienne à l'université de Bordeaux, professeur de l'histoire des religions à Aix-en-Provence, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale au Caire de 1915 à 1928.