mercredi 11 octobre 2023

"Au revoir, terre d'Égypte", par Harry Alis (XIXe s.)

photo de Marie Grillot

"Le moment est venu de songer au retour : nos compagnons de voyage nous ont quittés les uns après les autres. La plupart se dirigent vers la Palestine, pour compléter leur "tour d'Orient". Nous ne les envions point ;  dans les voyages, la multiplicité des impressions nuit à leur profondeur ; chaque émotion nouvelle atténue un peu la fraîcheur des précédentes... Nous aimons mieux garder notre vision si complète, si intense, de l'Égypte des Pharaons, des Arabes et des Fellahs. Les dernières heures sont pénibles ; déjà nous pensons aux intempéries, aux tracas qui nous attendent en Europe. Dans trois jours, un paquebot puant nous emportera : les temples, les pyramides, les scarabées, les mosquées, les âniers, toutes ces choses délicieuses au milieu desquelles nous avons vécu pendant trois mois, ne seront plus qu'un souvenir...
On part habituellement du Caire dans l'après-midi, pour arriver à Alexandrie, à l'heure du dîner. La mélancolie de la nuit tombante donne au paysage un aspect en harmonie avec nos pensées. C'est pourtant la même campagne du Delta, qui nous semblait si vivante et si gaie, le jour de l'arrivée, les mêmes champs peuplés de fellahs et d'animaux, les chemins surélevés où passe la foule des campagnards, les bouquets de palmiers barrant l'horizon, les canaux où les vis d'Archimède, les norias, les chadoufs puisent l'eau qu'elles déversent dans les terres verdoyantes. Mais notre état d'âme a changé...
Chaque tour de roue augmente notre serrement de cœur et c'est maintenant une complainte attristée que nous chante le train en marche. (...)
Le lendemain, chargés de fleurs que nous ont apportées nos nouveaux amis, nous rangeons tristement nos bagages dans la cabine du Hydaspes qui nous ramènera à Naples. Plus de cent Anglais encombrent les premières ; nous retrouvons heureusement des compagnons du Haut-Nil, les Peill et leur conversation empêche le passé si récent d'être déjà une chose morte...
La sirène retentit, le vapeur évolue à travers les passes ; bientôt les hautes maisons d'Alexandrie s'estompent dans la brume, la côte basse d'Afrique s'abaisse au sein des eaux. Au revoir, terre d'Égypte, puisqu'il est écrit que ceux qui ont bu l'eau sacrée de ton fleuve reviendront pour la boire encore sans que jamais ton noble souvenir puisse souffrir des atteintes de l'oubli !"

extrait de Promenade en Égypte, par Jules-Hippolyte Percher, alias Harry Alis (1857-1895), journaliste et écrivain français

dimanche 8 octobre 2023

"Toute la paix merveilleuse de l'Égypte se mire dans le grand Nil" (André Chevrillon, XXe s.)

photo de Marie Grillot


"Voilà bien des semaines, plusieurs mois que nous sommes immobiles dans ce pays où les seuls événements sont les changements de la lumière.
À la longue, cela fait, nous séparant de notre vie habituelle, comme un lac de clarté dormante, de rêverie égale, où nul détail saillant ne permet d'évaluer les distances, où les choses se reflètent sans profil précis, comme ces blondes montagnes qui ne mettent dans l'eau que de vagues langueurs d'or.
Nous revenons toujours à cette rive. Le repos y est plus absolu qu'ailleurs, car toute la paix merveilleuse de l'Égypte se mire dans le grand Nil.
Aujourd'hui comme il y a cinq mois, nous passons les premières heures du matin sur la petite terrasse, devant le fleuve, et le gardien du jardin nous apporte toujours le même petit bouquet de cassies jaunes très soigneusement lie. "Faddal ! Veuillez !" dit-il avec une révérence. Nous les prenons et nous respirons leur arôme subtil et profond, en fermant un peu les yeux. Alors il s'assoit devant nous, dans sa belle robe noire, toute lustrée, et nous regarde fixement, sans bouger, avec un immobile sourire. (...)
Ainsi passent les journées, mais les nuits sont plus belles. À onze heures du soir, sur un large balcon de bois, où je suis seul, l'air est aride autant qu'à midi, et délicieux, plein de tiédeur comme dans nos belles journées de juin. Les parfums montent par bouffées molles, et de la sombre terre une ivresse se dégage qui noie tout l'être, qui le soulève et le fait défaillir d'espoir.
Jamais encore le monde ne m'est apparu si étrange et si beau. Subitement c'est comme si je l'apercevais pour la première fois. (...)
Que tout est large et limpide ! Par-delà les arbres, au loin, le Nil, les sables pâles de l'autre rive, les monts libyques sont teintés des couleurs qui les peignent pendant la journée, devenues rêveuses seulement et tout adoucies. Des souffles délicats passent sur la vallée, sans bruit. Maintenant le Nil murmure..."

extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d'Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l'Académie française le 3 juin 1920.