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lundi 11 novembre 2019

La Vallée des Rois, "vaste décharnement qui ne laisse rien deviner de ce que cache sa brûlure désolée et déserte" (Lucie Delarue-Mardrus)

photo d'Émile Béchard (1844 - 18...)
"Aujourd’hui nous pénétrons à cheval dans la Vallée des Rois.
C’est un chaos pierreux et rose, écrasé de soleil, vaste décharnement qui ne laisse rien deviner de ce que cachent ses arêtes agressives, sa brûlure désolée et déserte.
Comme ils avaient bien su disparaître, les pharaons morts ! Précieuse et funèbre chose, ils reposaient dans les ténèbres intérieures de la montagne, et, pour eux-mêmes (ou plutôt pour leur double), frottés d’or, adornés de toutes les parures, entourés de toutes les richesses, emmaillotés dans les tissus les plus sublimes, roulés dans des baumes qu’on ne sait pas, et qui les faisaient incorruptibles, éternels.
Que devait durer cette éternité ? Des milliers de siècles, c’est peu !
Tut-an-Khamon n’était pas encore violé, volé, déshabillé lorsque nous descendîmes, ce jour-là, les vilains petits escaliers de bois blanc qui conduisent à la sépulture profanée d’Amanophis II. Il était alors la plus récente découverte des vampires modernes.
L’effrayant labyrinthe prévu par le mort pour tromper les pillards possibles ne gardait plus aucun mystère sous les ampoules électriques destinées à satisfaire toutes les curiosités de l’agence Cook.
Une de ces ampoules, juste au-dessus de la tête du roi, pendait, touchant presque son sarcophage ouvert, aveuglant sa face dépouillée des bandelettes sacrées. Restés où la mort les avait renversés, ses serviteurs tués l’entouraient, corps allongés en désordre dans le sable. Des fresques miniatures, aussi fraîches que du neuf, racontaient sur les murailles la vie du monarque.
Et je me remémorais :
"Soixante dix jours rituels dans un bain de natron ; injections et garnitures d’aromates ; intérieur du corps farci d’amulettes et de petites statuettes ; bijoux de toutes sortes ; entourage de figurines. Puis, après trois mois de préparations : onction d’huile sainte ; dorure du visage et des mains ; parfums ; emmaillottement ; revêtement de bandelettes ; linceul peint ; gaine de carton ; cercueil orné de peintures magiques, sarcophage ; enfin emmurement dans le tombeau le plus compliqué, le plus scellé, le plus dissimulé du monde - voilà ce que c’est qu’une momie royale au fond de sa maison d’éternité."
- Allons-nous en ! me souffla mon mari. J’aperçois l’agence Cook qui descend." 



extrait de El Arab, l'Orient que j'ai connu, par Lucie Delarue-Mardrus 1874-1945), poétesse, romancière, journaliste, historienne, sculptrice et dessinatrice française, épouse de l'orientaliste Joseph-Charles Mardrus

"Garder à travers des siècles de siècles une inaltérable personnalité, c’est, il semble, le secret de l’Égypte" (Lucie Delarue-Mardrus)

"procession égyptienne", par Frederick Arthur Bridgman (1847-1928)
 "Après avoir salué le Sphinx, et, de près, les Pyramides ; fait une première visite au musée ; vu le tombeau des khalifes, El Azhar et autres majestés dont je ne dirai rien, n’ayant pour objet ici ni de les décrire ni de répéter les poèmes ou les proses qu’elles m’inspirèrent, nous commençâmes, ayant devant nous tout le temps souhaitable, à vivre le Caire autrement qu’en touristes. 
Si je ferme les yeux pour retrouver mes impressions de ce Caire-là (l’indigène), je vois une immense ville aux couleurs du lion, ses maisons étroitement collées les unes aux autres dans le bleu de cobalt d’un beau temps invariable, leurs étages se superposant avec des légèretés d’échafaudages, leur vétusté couverte d’une fine poussière d’or ; je sens les roues de nos voitures (ou nos pieds), s’avancer partout comme sur de la peau de Suède ; je suis obsédée par le circuit perpétuel et le sifflet des éperviers au-dessus des rues (...).
Laissons aux touristes l’Orient qu’ils méritent et peut-être souhaitent et qui, dans leur esprit, finit toujours par tourner au bazar. Au Caire je n’en ai jamais vu pousser plus loin que "le Mouski", quartier commercial aménagé pour eux avec juste la dose d’exotisme qu’il leur faut. Mais nul d’entre eux ne se doutait que pouvait exister le Vieux Caire et tout ce qu’on y découvrait quand on cherchait autre chose que des bracelets de verre, des narghilés ou des écharpes lamées. Il est vrai que, sans la connaissance de la langue arabe et de la chose orientale, on n’y eût vu que des maisons croulantes dans des ruelles sans explication, et du soleil dans du silence.
Et moi, pour introducteur, j’avais le docteur J. C. Mardrus.
Existe-t-il encore, ce vieux Caire ? Reste-t-il encore quelque chose d’intégralement oriental, même, dans cette Égypte que j’ai connue bien avant les réformes contagieuses de Mustapha Kémal, cette Égypte que l’Islam laissait si souvent être pareille à sa millénaire Histoire ?
Cette Histoire, pourtant, sauf quelques érudits spécialisés, élèves de l’égyptologie française, le peuple égyptien l’ignorait profondément. Rien de conscient dans la continuation du grand passé.
Je ne crains pas d’affirmer que, plus d’une fois, j’ai vu de mes yeux défiler les descendants du Bœuf Apis jusque dans les rues de la ville. Ces buffles couronnés, un rang de perles bleues contre le mauvais œil, bimbeloterie couleur de turquoise, éclatait magnifiquement sur leur tête noire, les rendait fantastiques. Les béliers aussi, qui les accompagnaient, s’adornaient des mêmes talismans. Pourquoi pas imaginer que ces bêtes, jadis divinités animales, n’avaient pas cessé depuis les temps pharaoniques et malgré toutes les invasions, de porter quelque parure distinctive sur leur front cornu ? Le berger musulman qui les conduisait ne se souciait pas plus de sa propre ressemblance avec les momies des sarcophages. Traditions fidèlement observées encore que dépouillées, voire complètement détournées de leur sens primitif.
Puisque la peur du mauvais œil s’est substituée à l’idolâtrie païenne, puisque les perles bleues protègent le bétail, elles protégeront aussi bien les enfants ; les objets, même. Voilà pourquoi, chez les femmes d’humble classe, je remarquais si souvent deux ou trois de ces perles d’azur suspendues jusque sur des machines à coudre.
(...)
Garder à travers des siècles de siècles, même quant au type physique, une inaltérable personnalité, c’est, il semble, - c’était - le secret de l’Égypte.
Malgré tous les bouleversements qui l’ont ravagé, ce pays, et depuis les temps les plus reculés, n’a-t-il pas montré qu’il se refusait à digérer l’étranger ? Plus envahi, plus possédé qu’aucun autre, il a vomi tour à tour les Hyksôs, les Perses, les Macédoniens, les Grecs, les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français, les Anglais (ou presque), et chaque fois s’est retrouvé lui-même, gardé qui sait ?… par ses vieux dieux de pierre dont tant sont toujours debout sur les ruines successives de l’Histoire." 



extrait de El Arab, l'Orient que j'ai connu, par Lucie Delarue-Mardrus 1874-1945), poétesse, romancière, journaliste, historienne, sculptrice et dessinatrice française, épouse de l'orientaliste Joseph-Charles Mardrus