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vendredi 13 mars 2020

"Leur transport était d'une difficulté extrême, et nous ignorons le mode de leur érection" (Ludovic Lepic, à propos des obélisques)

Karnak - photo datée de 1896 - auteur non mentionné

"De tous les monuments égyptiens, le plus populaire sans contredit, en France, le plus connu, le plus reproduit, est l'obélisque en général ; celui de la place de la Concorde en est cause. 
Contemporain des pyramides, il a été en faveur pendant le moyen et le nouvel empire ; à cette époque il atteignit ses plus grandes proportions. 
Placé en avant des pylônes des temples, il faisait un superbe motif de décoration ; on y a vu le symbole de la génération, l'image d'un rayon de soleil, etc..., le fait est qu'on ne sait pas positivement ce qu'il représentait pour les anciens Égyptiens. En hiéroglyphes, sa reproduction veut dire stabilité. Sa grandeur varie à l'infini. Dans les tombeaux de Memphis, sous la cinquième dynastie, on le trouve déjà, mais dans des proportions infimes : 60 centimètres à peu à près ; ensuite il atteint jusqu'à 33 mètres. Quoiqu'il précède les temples et les tombeaux des rois, il ne porte que des inscriptions sans intérêt, des louanges en honneur du souverain ou des phrases de rituel. 
Leur nombre était infini, mais de nos jours il en subsiste peu d'entiers ; les nations modernes sont venues en prendre pour orner leurs places publiques, et ceux de Londres et d'Amérique doivent être bien surpris du voyage qu'on leur a fait faire et du climat qu'ils habitent.
Un des plus beaux de l'Égypte actuelle est celui d'Ousourtesen Ier à Héliopolis. Il a 20m,75 et est un des plus anciens. Celui de la reine Hatasou, à Karnak, mesure 33m 20 ; c'est le plus grand de tous. Puis les deux de Louqsor dont un est à Paris, et c'est le plus petit. Il était élevé sur un piédestal gravé et sculpté, que l'on n'a pas emporté ; on a préféré cet atroce socle qui, tout en élevant le monument, lui enlève de sa grandeur en le détachant trop de terre. 
Dans toute l'Égypte on en trouve de brisés sur place ou gisant sur le sol ; parfois le piédestal seul subsiste. Les obélisques étaient en général couronnés d'un pyramidion en or ou en bronze doré. Celui d'Héliopolis était en bronze, et au treizième siècle on le voyait encore. Celui de la reine Hatasou était fait avec l'or pris à l'ennemi, comme l'atteste une inscription ; parfois même, une boule ou tout autre emblème en métal brillant surmontait le pyramidion. 
Notre obélisque de Paris était couronné de métal, et à son érection on aurait dû lui rendre cette décoration qui eût achevé de lui rendre son caractère. Celui de la reine Hatasou était, de plus, entièrement doré sur ses quatre faces, les hyéroglyphes seuls se détachaient en creux par leur couleur nette, et l'ensemble devait en être splendide. 
Il existe à Begig, dans le Fayoum, un obélisque d'une forme particulière ; il avait treize mètres de haut et était rectangulaire. Il date du règne d'Ousourtesen Ier, comme celui d'Héliopolis, et le haut est arrondi au lieu de se terminer en pyramidion. Cette forme n'a été constatée que là, et on n'en a jamais retrouvé de semblables en Égypte. À la fin du nouvel empire, les Nubiens adoptèrent cette forme disgracieuse pour les leurs, mais déjà toute grande idée d'art avait disparu.
Les obélisques étaient presque tous en granit ; on en a cependant trouvé en grès, mais ils sont rares ; ils se taillaient d'une seule pièce, dans la carrière, et à Assouan on peut en voir un achevé, qui ne tient plus que par un seul côté à la roche. Leur transport était d'une difficulté extrême, et nous ignorons le mode de leur érection. Il est à croire que l'homme venait puissamment en aide aux machines pour ces corvées, et je serais tenté de penser comme le drogman de Maxime Ducamp, qui me semble avoir trouvé le vrai nœud de la question. Un jour que l'illustre académicien demandait devant lui comment l'antiquité avait pu soulever de telles masses, le drogman lui montra un palmier et lui dit : "C'est avec ça qu'ils ont construit. Avec cent mille branches de palmiers que l'on brise sur les reins nus des ouvriers, on fait bien des temples et des palais, on élève bien des obélisques." Puis il ajouta avec philosophie : "C'était un bien mauvais temps pour les palmiers alors, car on leur coupait autant de branches qu'il en poussait" ; et cela dit, il s'en fut en riant et en caressant sa barbe. Je crois, somme toute, que le brave homme avait peut-être plus raison qu'il ne pensait, et que plus d'un obélisque fut élevé grâce à la sueur du peuple. Si M. Duban eût employé ce procédé pour ériger le nôtre, il eût économisé pas mal d'argent au trésor. Reste à savoir cependant si le gamin de Paris eût consenti à s'atteler aux cordes avec des coups de bâton sur le dos pour stimulant et pour récompense."



extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français

vendredi 8 novembre 2019

"L'âne d'Égypte n'a rien de commun avec notre baudet d'Europe" (Ludovic Lepic)

photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890)

"Au Caire, jadis les voitures étaient rares, le cheval et l'âne étaient les seuls moyens de locomotion employés : aujourd'hui, depuis qu'une épidémie a fait disparaître presque tous les chevaux de l'Égypte, l'âne reste seul, et Dieu sait si on l'utilise. L'Européen est seul à aller à pied dans les rues du Caire, et l'on rencontre les plus grands personnages, les officiers en uniforme avec leur sabre, les plus pauvres et les plus riches, allant à leurs affaires sur cette modeste monture, que suit un gamin, toujours de bonne humeur, qui vous escorte à toute allure, en grignotant un peu de pain ou des fruits qui constituent son repas.
L'âne d'Égypte n'a rien de commun avec notre baudet d'Europe. Voyez-le sur les places attendant la pratique. Il est propre et luisant. Sa tête bien rênée se dresse fine et coquette, son cou se plie comme celui du cheval ; sur son poil, le ciseau du tondeur a dessiné le long de ses épaules, de ses jambes, de ses cuisses les festons les plus capricieux et les plus fantastiques ; la selle est haute, en drap brodé de soie, souvent d'or et d'argent, ou en cuir également brodé. La bride est une ganse de différentes couleurs, non moins propre que le reste ; une fois le cavalier en selle, l'animal part au galop, et soutient cette allure pendant une heure ; son pied est sûr, il ne butte jamais ; les chutes sont rares et presque inconnues.
Le prix de ces animaux égale et surpasse souvent celui d'un cheval. Un bel âne se vend jusqu'à 2500 et 3000 francs ; mais il faut le voir stepper et trottiner sous son cavalier, encapuchonnant sa tête comme le ferait un pur sang : j'ai rencontré souvent des Arabes riches, ainsi montés, traversant avec leur suite les places du Caire, et c'était d'une belle allure. L'âne du fellah, quoique plus modeste, moins bien nourri, n'en remontrerait pas moins à tous nos bourriquets ; les ânes du Bois de Boulogne, le bonheur de notre enfance, seraient de pauvres misérables auprès de ces campagnards égyptiens. On ne les attelle guère, la charrette étant une chose inconnue au bord du Nil : ils portent des fardeaux et de lourdes charges ; on voit souvent deux Arabes sur une petite bête, qui malgré ce poids trotte et fait gaiement une longue route à travers les terres, car, en fait de route, il n'existe que la digue, le désert ou le Nil. 
L'intimité de l'âne et de son petit gardien, qui a de huit à quatorze ans, est chose touchante. L'enfant le débride sitôt la course finie, il le caresse, l'essuie, le fait boire, lui donne un peu de son pain et l'embrasse : j'en ai vu qui, après avoir ôté la selle, se roulaient par terre avec eux, en jouant, et parfois dorment couchés sur leur ventre ou entre leurs quatre pattes. Il y a quelques années, au moment des grands travaux du canal de Suez, les gamins du Caire, vous offrant leur monture, avaient soin de vous dire : "Monsieur, l'âne de M. de Lesseps !" Tous les baudets étaient l'âne de M. de Lesseps ; mais à présent ce boniment engageant n'est plus employé. À l'époque de l'expédition d'Égypte, les ânes jouèrent un rôle considérable dans l'armée française, c'était une joie pour nos soldats que de faire leurs courses et leurs provisions sur ces quadrupèdes. Pleins d'égards pour eux, ils les appelaient leurs demi-savants, parce que les membres de l'Institut les avaient adoptés pour montures. Ils furent même cause qu'un commandement spécial s'introduisit dans la théorie militaire : comme toutes les colonnes étaient munies d'une commission scientifique, qu'elles devaient aider et protéger, dès que l'on était surpris par une attaque imprévue, on entendait ce commandement prononcé par le chef de la colonne et répété, par les officiers : "Les ânes et les savants au milieu du carré." Il fallait immédiatement tout quitter et obéir, quitte, après l'action, à courir après les notes, les papiers et les instruments qui jonchaient le terrain."

extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français

lundi 15 octobre 2018

Comment l'on voyageait en dahabieh au XIXe siècle, par Ludovic Lepic

photo de Zangaki

"La dahabieh est un bateau de grandeur variable, qui se loue au Caire pour remonter le Nil. À l'avant se tient l'équipage qui couche à la belle étoile, l'autre partie du pont est garnie d'une sorte de maison qui s'élève comme un château d’arrière dans nos anciennes frégates du temps de Louis XIV et dans laquelle se trouvent des chambres, salons, salle à manger, bains, etc… Tout cela n'est pas énorme, sauf le salon, mais on y est suffisamment à l'aise. 
L'équipage se compose de sept jusqu'à vingt-cinq matelots, Berberins ou Nubiens pour la plupart. Un reïss les commande ; un pilote est engagé pour tout le voyage. Parmi les matelots s'en trouve un, plus payé que les autres et qui travaille moins. C'est une sorte de ménestrel, poète et chanteur, qui improvise et récite ou chante le soir après le coucher du soleil ou pendant que l'on rame. Si le concert a lieu le soir sur le pont, les matelots sont assis en rond près de lui, l'accompagnant d'un léger tapotement des mains et d’un tambour : ils marquent leur satisfaction en poussant des ah ! sonores et prolongés, dont l'intensité indique à l'improvisateur son plus ou moins de succès. Cette musique est nasillarde et toujours mineure ; le sujet c'est éternellement l'amour et histoires à l'avenant. Pendant de longs mois passés à bord, j'ai tous les jours entendu des plaintes à une certaine Bahadeh, que notre ménestrel semblait affectionner mais qui à la longue m'agaçait fort.
Le pilote en général est taciturne : il ne quitte pas sa barre, vit sur la terrasse qui surmonte les chambres et que recouvre une grande voile en forme de tente, quand le vent le permet. On lui sert à boire et à manger, sans qu'il bouge, et sa journée se passe à contempler son Nil, ou à commander la manœuvre de la voile. Cette vie contemplative et silencieuse lui fait à bord une existence à part. Le mien causait toute la journée avec le fleuve. "Eh bien, lui disait-il, te voilà de ce côté à présent : quelle est ton idée ? tu veux nous engraver, mais tu ne réussiras pas ; tu sais bien que tu dois couler de l'autre côté : attends quelque temps encore et tu seras bien forcé de grandir et de nous laisser passer où nous voudrons, etc..." Quand venait la nuit, il s’adressait à la lune ou aux étoiles, mais dans ce cas il parlait bien bas et on l'entendait à peine. Quant au reïss, c'est un monsieur qui ne fraye guère avec ses matelots. La cuisine est faite à l'avant, près du mât, dans une petite cabine, et c'est sur le dessus que le reïss se tient accroupi, regardant vers l’étrave et commandant la manœuvre. Au mât sont accrochés un ou plusieurs oignons pour corriger le mauvais œil, ou parfois même une peau d'épervier. Dans ce dernier cas, on retrouve la tradition remontant aux époques pharaoniques, pendant lesquelles l'épervier était considéré comme un porte-bonheur.
Il y a tous les métiers à bord : tailleurs, blanchisseurs, repasseurs, menuisiers, cordonniers, etc. car une fois en route, impossible de rien se procurer. Notre blanchisseur était un Nubien noir comme l'ébène, avec une tête superbe. Quand il repassait, en plein soleil, vêtu d'une robe bien blanche, entouré de ses linges d'une propreté éblouissante, il faisait le plus étrange tableau du monde.
Quant à la vie du bord, elle est assez monotone, et il faut s'occuper, sans quoi, à la longue, l'ennui ne tarderait pas à faire son apparition. Le soir seulement, on respire la fraîcheur du fleuve sur le rouf, qui est toujours garni de bons tapis et de divans confortables ; quand la chaleur le permet, on y passe sa journée en regardant les aspects si pittoresques des rives, et on mange ; mais c'est la nuit surtout, par ces nuits admirables de l'Égypte, que l'on s'y tient et souvent la conversation s'y prolonge fort avant dans la soirée."



extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français