photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890) |
L'âne d'Égypte n'a rien de commun avec notre baudet d'Europe. Voyez-le sur les places attendant la pratique. Il est propre et luisant. Sa tête bien rênée se dresse fine et coquette, son cou se plie comme celui du cheval ; sur son poil, le ciseau du tondeur a dessiné le long de ses épaules, de ses jambes, de ses cuisses les festons les plus capricieux et les plus fantastiques ; la selle est haute, en drap brodé de soie, souvent d'or et d'argent, ou en cuir également brodé. La bride est une ganse de différentes couleurs, non moins propre que le reste ; une fois le cavalier en selle, l'animal part au galop, et soutient cette allure pendant une heure ; son pied est sûr, il ne butte jamais ; les chutes sont rares et presque inconnues.
Le prix de ces animaux égale et surpasse souvent celui d'un cheval. Un bel âne se vend jusqu'à 2500 et 3000 francs ; mais il faut le voir stepper et trottiner sous son cavalier, encapuchonnant sa tête comme le ferait un pur sang : j'ai rencontré souvent des Arabes riches, ainsi montés, traversant avec leur suite les places du Caire, et c'était d'une belle allure. L'âne du fellah, quoique plus modeste, moins bien nourri, n'en remontrerait pas moins à tous nos bourriquets ; les ânes du Bois de Boulogne, le bonheur de notre enfance, seraient de pauvres misérables auprès de ces campagnards égyptiens. On ne les attelle guère, la charrette étant une chose inconnue au bord du Nil : ils portent des fardeaux et de lourdes charges ; on voit souvent deux Arabes sur une petite bête, qui malgré ce poids trotte et fait gaiement une longue route à travers les terres, car, en fait de route, il n'existe que la digue, le désert ou le Nil.
L'intimité de l'âne et de son petit gardien, qui a de huit à quatorze ans, est chose touchante. L'enfant le débride sitôt la course finie, il le caresse, l'essuie, le fait boire, lui donne un peu de son pain et l'embrasse : j'en ai vu qui, après avoir ôté la selle, se roulaient par terre avec eux, en jouant, et parfois dorment couchés sur leur ventre ou entre leurs quatre pattes. Il y a quelques années, au moment des grands travaux du canal de Suez, les gamins du Caire, vous offrant leur monture, avaient soin de vous dire : "Monsieur, l'âne de M. de Lesseps !" Tous les baudets étaient l'âne de M. de Lesseps ; mais à présent ce boniment engageant n'est plus employé. À l'époque de l'expédition d'Égypte, les ânes jouèrent un rôle considérable dans l'armée française, c'était une joie pour nos soldats que de faire leurs courses et leurs provisions sur ces quadrupèdes. Pleins d'égards pour eux, ils les appelaient leurs demi-savants, parce que les membres de l'Institut les avaient adoptés pour montures. Ils furent même cause qu'un commandement spécial s'introduisit dans la théorie militaire : comme toutes les colonnes étaient munies d'une commission scientifique, qu'elles devaient aider et protéger, dès que l'on était surpris par une attaque imprévue, on entendait ce commandement prononcé par le chef de la colonne et répété, par les officiers : "Les ânes et les savants au milieu du carré." Il fallait immédiatement tout quitter et obéir, quitte, après l'action, à courir après les notes, les papiers et les instruments qui jonchaient le terrain."
extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français
extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.