mercredi 29 décembre 2021

"Ce beau, ce magnifique aspect d'un soleil couchant au désert" (Ida Saint-Elme)

Campement au désert, au coucher de soleil, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Cette fois, et c'était notre troisième caravane, je n'étais plus une Européenne timidement curieuse. J'étais une femme aguerrie aux feux d'un soleil de trente-cinq degrés, calme au désert, ne redoutant plus l'approche de l'hyène, ne frémissant plus au cri du jakal (sic) ; je m'étais baignée au bruit des cataractes ; j'avais pénétré avec mon fidèle compagnon jusqu'à l'ilot où dorment les crocodiles ; j'avais observé le serpent se dépouillant près de Médinet-Abou, et le Koulouha du Mont-Sinaï se roulant dans son antre ; je m'étais assise sur le tapis de l'Arabe errant ; j'avais placé ma tente dans la Vallée du Déluge ; et ce qu'il y a de mieux, j'avais partout trouvé la certitude que le plus horrible, le plus redouté de tous les fléaux, la peste, n'avait existé depuis six ans que dans le cerveau doctoral de M. Pariset. J'entrai donc cette fois dans ce désert une femme nouvelle. Je l'étais aussi pour l'extérieur ; car, sans faire tort au teint de Léopold ni au mien, on aurait hardiment pu nous prendre, comme M. Linan, pour des Arabes Bédouins. Mais si la peau avait perdu, l'âme avait gagné. Il me semble que jamais elle ne fut si vivement touchée de ce beau, de ce magnifique aspect d'un soleil couchant au désert. En quittant Rosette, nous l'avions à droite devant nous, et nous paraissions avancer dans un cercle d'or qui s'étendait à mesure que nous avancions, et teignait d'un rouge de feu le sable fin qui glissait sous les pieds de nos montures.
Je ne crois pas avoir éprouvé, dans ce long et souvent pénible voyage, une sensation aussi délicieuse que celle qui s'empara de tout mon être à cette entrée au désert qui allait nous rendre aux bords de la Méditerranée. De là plus d'autre intervalle qu'un trajet de mer ; plus que six cents lieux à parcourir. Pour être vraie, je dois dire que, si cette dernière pensée ne dominait pas toutes les autres, du moins elle se présentait comme une pensée de bonheur. Léopold m'exprima un regret de ce que nous ne verrions pas cette fois le débordement du Nil. "Le Nil ! lui répondis-je ; quand nous avons devant nous la Méditerranée, la France !... Que le Nil déborde, qu'il porte la fécondité sur ces terres hospitalières, je le désire, je l'espère : mais regretter de n'y pas assister lorsqu'après deux ans d'absence la France est le but du denier trajet, quand nous sommes en vue de cette mer qui va nous conduire à ces heureux rivages ! non, non, je ne m'en sens pas le courage." À cet élan succéda un long silence, qui ne fut rompu que par le chant du soir qu'entonna notre reïs ; chant qui fut aussitôt répété en chœur par tous les guides et les deux chiaoux qui ouvraient la marche.
Léopold tenait sa monture tout-à-fait contre la mienne, et de cette manière nous nous donnions le bras. Cette façon de se promener à dos de mulet, bras dessus, bras dessous, coupa le sérieux des sensations par une gaité qui finit par les très bruyants accompagnements de notre escorte ; et de cette manière nous abrégeâmes la plus fastidieuse des routes, au point que nous arrivâmes au bord de la mer sans y avoir pensé. J'avoue que les incertitudes qu'on m'avait inspirées sur la main qui avait élevé, dans le désert, les onze bornes qui devaient guider les voyageurs égarés, avaient non détruit mon respect pour l'intention, mais affaibli mon enthousiasme pour le nom. Jamais je n'avais vu le soleil si magnifique... "Qu'il est beau ! disais-je à Léopold, c'est le soleil du retour." On ne se figure pas, et je n'ai pas assez d'éloquence pour peindre un pareil spectacle ; mais il paraît que cela étonnait même nos guides, qui s'arrêtèrent involontairement. Le reïs demanda à Léopold de descendre un moment ; j'y consentis avec joie, et j'eus peine à ne pas imiter ces hommes, qui se mirent aussitôt à faire leur prière, le visage tourné vers la Mecque. Le soleil, quoique à son déclin à ce moment, avait un éclat égal à celui de l'aurore ; un globe immense, et d'une couleur de feu ardent, était posé sur un croissant soutenu comme par une espèce. de candélabre. Je n'avais jamais rien vu de pareil. La mer en était éclairée à une très grande distance, et les poissons, que l'excessive chaleur du jour avait retenus au fond de la mer, se laissaient aller maintenant au doux balancement des vagues, et leurs écailles vertes et argentées paraissaient des morceaux de nacre flottant sur la mer. Les Turcs, on le sait, n'adorent point le soleil, mais ils font toujours leur prière au lever et au coucher de cet astre. Nous fîmes quelque peu de chemin à pied, Léopold et moi ; mais il fallut bien vite y renoncer, car l'eau nous gagnait, et nous en avions déjà jusque par dessus les chevilles, ce qui rend la marche fort pénible. Le soleil était couché, et il restait ce peu de jour si doux, si délicieux, sous le ciel brûlant de l'Afrique je n'avais pas encore eu de si doux moments dans tout ce voyage."


extrait de La contemporaine en Égypte - Pour faire suite aux Souvenirs d'une femme, sur les principaux personnages de la république, du consulat, de l'empire et de la restauration, Volume 4, 1831, par Ida Saint-Elme (1776-1845), née Maria Elselina Versfelt de Jongh, aventurière, 'espionne d'occasion', courtisane, actrice sans succès et écrivain néerlandaise. Elle fut la presque épouse du général Moreau, l’amie du maréchal Ney, la maîtresse, la lectrice de la princesse Elisa en Toscane.

mercredi 22 décembre 2021

"Tout est beau sur le Nil" (Jean-Jacques Ampère - XIXe s.)

Soleil couchant sur le Nil, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Quand s'enflent doucement nos deux voiles croisées,
Qui ressemblent de loin aux ailes des oiseaux,
Et qu'en sillons mouvants légèrement creusées
Aux côtés de la proue on sent glisser les eaux ;

Quand sous l'effort du vent notre barque inclinée
Semble un gai patineur au pied capricieux,
Qui sur l'eau tout-à-coup par l'hiver enchaînée
Trace négligemment des contours gracieux ;

L'âme alors se ranime, et l'active pensée,
Comme le vent, la barque et l'horizon qui fuit,
Court agile et légère, et sa course pressée
Laisse loin la douleur qui haletant la suit.

L'âme semble flotter doucement dans le vide,
Quand la barque traînée avance d'un pas lent,
Le jour désoccupé coule pourtant rapide,
Comme le long du bord l'eau coule en gazouillant.

La nuit vient, le vent tombe, on s'abrite au rivage,
Longtemps des matelots bruit le chant discord,
Puis tout cesse, on n'entend qu'un cri triste et sauvage,
On charge les fusils, on se ferme, on s'endort ;

Ou l'on veille écoutant le silence des plaines,
La voix du pélican qui s'éveille à demi,
Le chien qui jappe au seuil des cabanes lointaines,
Les murmures confus du grand fleuve endormi.

Je ne connaissais pas ces nuits étincelantes,
Où l'argent fondu roule en fleuve au firmament,
Où brillent dans les flots les étoiles tremblantes,
Comme rayonnerait sous l'onde un diamant.

Cependant du sommeil on consume les heures
À contempler le cours lent et silencieux
Des mondes où pour l'âme on rêve des demeures,
Hiéroglyphes brillants des mystères des cieux.

Et des astres nouveaux, inconnus à l'Europe,
Versent pour nous leurs feux dans le champ sidéral
Où resplendit au sud l'étoile de Canope ;
Nous regardons monter la croix du ciel austral ;

Et puis il faut saisir, à sa dernière flamme,
Ce soleil qui dans l'air fait chanter les oiseaux,
Qui fait dans notre sein chanter aussi notre âme,
Et rire la lumière à la face des eaux.

Quand le soleil penchant aux sommets luit encore,
Sur le bord de la barque il faut aller s'asseoir,
Voir le ciel qui blanchit comme ailleurs par l'aurore,
Et respirer à deux la pureté du soir.

Tout est beau sur le Nil, chaque heure a son prestige,
Ce monotone cours semble toujours nouveau,
Le Nil mystérieux lui-même est un prodige,
Nous voyons le géant, nul n'a vu le berceau.

Ce fleuve est fils du ciel, comme le dit Homère ;
On le trouve plus vaste en remontant son cours ;
Seul il n'emprunte rien aux sources de la terre,
Seul il ne reçoit rien, seul il donne toujours.

Au temps marqué, le Nil sort de sa couche immense,
Sur l'Égypte il étend ses deux bras, la bénit,
La mort seule y régnait, la vie y recommence,
Le dieu satisfait rentre et dort dans son grand lit.

L'un sur l'autre écroulés, des siècles et des mondes
Près de lui maintenant dorment silencieux,
Leur sommeil est la mort mais il vit, et ses ondes
Réfléchissent toujours le désert et les cieux,

Il prodigue ses flots qui jamais ne tarissent
À ces peuples déchus de leur vieille splendeur,
Même à ces fils du nord dont les fronts qui pâlissent
De ce puissant climat soutiennent mal l'ardeur.

Et pour se consoler des présentes misères,
Triste de ne plus voir rien de grand sur ses bords,
Rappelant du passé les gloires séculaires,
Le vieux fleuve se plaît au souvenir des morts.

Pensif, il s'entretient des prodiges antiques
De ces rois oubliés dont lui seul sait le nom ;
Et de là descendant aux âges héroïques,
Il murmure tout bas Menés, Ramsès, Memnon.

Il sourit comme un père aux antiques ruines
Des temples dont il vit poser les fondements,
Il salue en passant les deux cités divines,
Ton nom seul, ô Memphis ! Thèbes, tes monuments !

Ne voulant plus rien voir après les pyramides,
Comme un roi triomphant qui trancherait ses jours
Le fleuve impatient hâte ses flots rapides,
Et, sombre, dans la mer ensevelit son cours.

Dans ma barque étendu, le front vers les étoiles,
Je laisse aller mes vers au souffle de la nuit,
Au souffle qui murmure en jouant dans les voiles,
Au rivage qui passe, à l'onde qui s'enfuit."

extrait de Littérature, voyages & poésies. 2, par Jean-Jacques Ampère (1800-1864), historien, écrivain et voyageur français

dimanche 12 décembre 2021

"Depuis la Méditerranée jusqu’à Assouan, les couchants couvent l’or qui monte du grand fleuve et des cultures qu'il fait vivre" (Gaston Chérau)

"Sunset on the Nile", par Charles-Théodore Frère (1814 - 1888)

"Les crépuscules les plus éblouissants sont à Athènes, au Caire et tout le long du Nil en toutes saisons.
À Athènes, quand on est sur la Pnyx au moment où le soleil chavire derrière Salamine, on se trouve en pleine fournaise. Le Parthénon, l’Erechthéion, les Propylées, se dressent comme autant de palais de feu tandis que la ville s'écrase à leur pied, grise et bleue, et que, insensible et glacé avec sa pointe blanche surgie de sa ceinture de pins, le Lycabette monte la garde. Dans le nord, le Parnès devient outremer et l’aérien Pentélique est comme un nuage. Cependant, c’est l’Hymette qui achève la folie des couleurs avec son invraisemblable violet qui tient sa note jusqu’à ce que la nuit tire son voile sur lui. Du côté du couchant, les montagnes de Salamine sont sur le plateau d’argent de la mer... Une autre féerie !
Quand, durant des soirs et des soirs, on s’est gorgé du spectacle, on peut se dire qu’on a épuisé le plus pur enchantement de la terre ? Il en est un autre, moins ordonné, plus somptueux, mais égal en prestige - c’est le crépuscule au Caire. Il faut avoir vu cette fête pour parler de la splendeur des jeux célestes. Quittez la ville, prenez la route de Gîzé, arrêtez-vous au jardin zoologique et attendez la pièce qui va se jouer ; elle est indescriptible ! Alors qu’à Athènes l’Hymette règne en violet sur le fond et préside au banquet des dieux, ici c’est le Mokattam, mais il est littéralement en or. Ce que vous voyez du Caire, à ce moment, c’est une poudre diaprée faite des poussières et des vapeurs de la grande ville, une nuée qui ne parvient pas à se libérer de la terre et que percent les coupoles des mosquées et les cabochons des minarets. C’est une forge et une joaillerie. 
Depuis la Méditerranée jusqu’à Assouan, et plus loin, jusqu’à la troisième cataracte, les couchants qui sont limpides, transparents et sereins, couvent l’or qui monte du grand fleuve et des cultures qu'il fait vivre. Tout près de là, quand on aborde les sables libyques, les crépuscules et les aurores ont une richesse plus dure que les grâces du ciel ne parviennent pas à émouvoir ; ce sont les dunes et les sables qui sont éternels, et c'est le ciel qui donne le sentiment de la fragilité aux heures extrêmes du jour et même pendant les nuits étoilées. Il faut que le soleil, le grand, le magnifique dieu de l’Égypte, vienne à son tour ; alors, la plate vallée verte, l’eau glauque, les cultures de cet humus léger où tout pousse comme dans une serre ou un jardin modèle, les palmeraies, les villes, les énormes touffes des figuiers banians, tout s’écrase et capitule sous sa puissance immobile. Seuls, au zénith des cités, planent les grands milans dont on entend les cris éplorés.
Au Caire, ce sont les heures bénies du repos dans le jardin rafraîchi par l’eau claire qui tombe dans une vasque ou dans la chambre traversée d’un libre courant d’air.
Toutes les heures sont belles, celles du matin qui vous jettent sous la douche, vous engagent au petit repas sur la terrasse, à la promenade à Géziré, au Mouski ou dans les mosquées en attendant le déjeuner dans les vastes salles du palace ; celle de la sieste, l'instant du tub qui la suit, et les heures du soir où l’on va flâner aux Pyramides en attendant de s’arrêter chez Groppi qui détient le secret des sorbets au gingembre poivré et garde les recettes des plus fins pâtissiers de France. 
La nuit ? Quand la nuit vient, on se demande comment on aura l’énergie de s’échapper pour dormir. Tout est spectacle : la vie qui roule devant vous garde la vivacité de ses couleurs et elle est déchaînée (...).
Au Caire, (...) la fièvre de voir vous saisit. Il vous semble que cette grande capitale ne s’est si bien tassée que pour vous empêcher de rien négliger d’elle. Les mosquées, les tombeaux des Khalifes, le musée égyptien, le musée arabe où il y a les plus précieuses lampes de verre qu'on ait jamais faites, et les Pyramides, et Sakkara, et les tombeaux des Mamelouks, et Fosta, et le barrage, et les vieux quartiers que la nouvelle gare n’a pas complètement détruits, et, pour votre malheur, le Mouski !... Pour votre malheur, parce que si vous vous êtes laissé gagner par lui, vous y retournerez comme à un péché mignon. Les rues qui vous y conduisent n’ont que des bruits aériens ; on n’y entend même pas le choc des sabots d’un cheval et les roues de la voiture qu’il traîne. L’asphalte, assoupli par le soleil, garde la trace des pas et les fait silencieux. Le Mouski, c’est un vrai piège. On y perd ses matinées, mais on y gagne de voir l’Orient charmant, entêtant, mortel pour l’action, dans ses alvéoles blancs où il y a des batteurs d'or, des chaudronniers, des marchands de rotin, de courbache, de voiles, de parfums, de broderies, de tapis, de cuirs - le génial bariolage d’un Delacroix. Au fils d’un marchand de parfums qui nous apportait le café dans la boutique de son père, je demandais un jour ce qu’il voulait faire dans la vie. Ayant déposé le plateau sur la natte où nous étions assis, avec un grand sérieux, il montra un éventaire où trônait un vieil homme environné de voiles de Constantinople : "Là, me répondit-il, quand il sera mort." Son père se pencha vivement pour lui envoyer une taloche, mais c’était en riant. Il m’expliqua que le gamin suivait des cours à la Gamé-el-Azhar, qu’il avait déjà mérité un "igâzé", c’est-à-dire un certificat de sciences pour un enseignement déterminé : "Je ne désespérerais pas de le voir posséder le "chéhâdé-el-Alimiyé" des grands savants, s’il n'y avait pas cette boutique endiablée, en face, dont le bonhomme est bien vieux et qui n’a pas de famille. Hélas ! Mon fils fera comme moi. J’ai eu aussi un "igâzé" ; je ne suis pas allé plus loin parce que mon père avait la boutique que vous voyez sur ce côté-là, à votre gauche, je rêvais de la boutique où je suis ; je l’ai eue... Voilà ce que j'ai fait de la science !"
On ne se déprend pas du Mouski. En été, par les plus grandes chaleurs, il y fait frais ; en hiver, on n’y souffre jamais beaucoup du froid. Et puis, il y a cette espèce d'intimité qui règne sur le tout et arrange la température.
Tout près de là, dans la rue qui conduit à la ville européenne, on trouve Hatoum, le Bernheim du Caire pour les tapis et les objets d’art les plus merveilleux. Jadis, Hatoum avait trente ou quarante serviteurs qui, à longue journée, déroulaient devant vous les splendeurs de ses Boukkaras et de ses persans. Lui-même vous montrait ses objets de collection les plus précieux, qui n’étaient jamais à vendre, mais qu’il vous cédait parce que vous lui plaisiez. On devenait vite son ami. Avec ses allures de bon petit bourgeois soigné, ses yeux au regard enveloppant, son sourire, ses mains de prélat qu’il ne cessait de caresser, ses manières courtoises et un peu distantes à l’occasion, il vous persuadait vite que vous étiez chez vous dans sa propre demeure ; il n’était là, lui, que pour vous guider dans les aîtres de sa vaste maison. Quel musée ! Celui-là en était un où tout était à vendre et c’est peut-être ce qui nous reposait des autres d’où l’on n’emporte que la vue d’un spectacle éblouissant, inaccessible à nos caresses.
L’Égypte ? L’Orient le moins compliqué en apparence, le plus aimable, le plus doux, celui qui, si violemment et si prématurément pénétré par le progrès occidental, s’est accommodé de lui pour vous offrir ses délices et ses sorcelleries à côté des somptuosités de son inégalable passé."


extrait de "Égypte", article publié dans L'Art vivant, revue bi-mensuelle des amateurs et des artistes, janvier 1933, par Gaston Chérau (1872-1937), journaliste, hommes de lettres et photographe français, élu à l'Académie Goncourt en 1926.

vendredi 10 décembre 2021

"Il est de toute nécessité qu’Alexandrie retrouve la splendeur et l’éclat de son nom prodigieux" (Henri Girard, 1928)

Le Phare d'Alexandrie, l'une des Sept Merveilles du monde

"Notre ville (Alexandrie), de par sa position privilégiée, doit être en tête de (la) marche accélérée et réparatrice vers le progrès qui s’affirme.
Il ne faut plus qu’un voyageur, débarqué d’Europe, déjà stupéfié d’avoir constaté, alors qu’il était encore en mer, qu’aux entours les plus voisins de notre port, le sable désertique prolonge à l’infini sa désolation, interrompue seulement ça et là par quelques stipes de palmiers, formant de ses landes torrides le rivage continué de ce port, puisse voir son étonnement progresser en s’engageant dans des ruelles sordides et grouillantes, à sa sortie de douane, au point que, parvenu à la Place des Consuls, il ait le temps de perdre les quelques illusions qui lui restent.
Il est de toute nécessité qu’aux yeux des lettrés qui la regardent à travers le prisme de son superbe passé, depuis que le fier conquérant grec au coup d’œil d’aigle, fit tracer par Dinocrate, son architecte, à l’Est d’un petit bourg de garnison dénommé Rhacotis, si bien encadré entre le lac Maréotis et la mer, les célèbres rues en échiquier qu’Ahoulféda distinguait encore au 
XIVe siècle, il est de toute nécessité, disons-nous, qu’Alexandrie retrouve la splendeur et l’éclat de son nom prodigieux.
Ne faisons pas démentir la jolie légende de l’augure royal qui, voyant une nuée d’oiseaux s’abattre sur la farine déposée par les soldats macédoniens pour désigner les lignes de fondations de la nouvelle ville, avait tiré de ce fait le présage de sa prospérité future.
Comment d’ailleurs ne pas rehausser le prestige de la ville des Ptolémées qui contint dans ses flancs les tombeaux d’Alexandre, de Pompée, assassiné par son pupille Ptolémée sur le rivage de l’Égypte, d’Antoine et de Cléopâtre, le Sérapéum, le Muséum, la Grande Bibliothèque, l’Adrianeum, le Césareum devenu le Sebasteum, le Bruchium, le Temple d’Isis, le Temple de Saturne, le Panaeum, le Stade avec sa piste en forme de méandre, le Gymnase, le Dikastère, la Palestre, la Colonne de Dioclétien, devenue par erreur la Colonne Pompée, l’église d’Alexandrie, la Mosquée d’Amrou, enfin le Pharos, de marbre blanc, chef-d’œuvre de Sostrate de Cnide, consacré aux parents déifiés de Ptolémée Philadelphe, l’une des sept merveilles du monde !
Comment ne pas multiplier la richesse d’une ville si réputée dans l’antiquité pour l’ivoire, l'ébène, les plumes d’autruches, les peaux tachetées de l’Afrique, les parfums de l’Arabie, les diamants et la soie du Malabar et des Indes, que les ports du lac Maréotis recevaient pour les diriger au port Eunostos ou au marché du Grand Port, d’où elles étaient réparties dans les différentes villes du monde romain ?
Comment ne pas exalter une ville qui, dans le domaine industriel, connut les inventions mécaniques d’un Ctésibios ou d’un Héron, constructeurs d’automates, de clepsydres, de pompes foulantes, d’orgues hydrauliques, créateurs des tissus alexandrins, de puis l’étoffe de laine blanche jusqu’aux pièces de soie teinte, une ville qui excella dans l’art des constructions navales, la confection des voitures de luxe, des tables en bois de thuya à pieds d’ivoire, le travail des métaux vils ou précieux, la gravure des gemmes, l’orfèvrerie, la joaillerie, la manufacture d’armes, les mosaïques de verre multicolore, la fabrication du papyrus, dont le meilleur débouché était la Bibliothèque, etc. ?
Comment ne pas vouloir florissante, aussi, d’intellectualité, une ville qui s’honora de grammairiens tels que Apollonius Dyscole, d’astronomes tels que Claude Ptolémée et Hipparque, de géomètres tels qu’Euclide, de géographes tels qu’Erathosthène, d’historiens tels que Démétrius de Phalère, de poètes tels qu’Apollonius, Théocrite et Callimaque, de philosophes tels que Philon, tous membres de cette fameuse École d’Alexandrie qui durant le règne des trois premiers Ptolémées, parvint à éclipser les écoles d’Athènes elles-mêmes ?
L’empereur Hadrien qui avait visité l’Égypte et fondé Arsinoé, aujourd’hui Cheikh-el-Abadeh, en souvenir de ce voyage, ne disait-il pas d’Alexandrie : «La ville est riche et industrieuse. Personne n’y demeure la main dans les poches. Ici, on travaille le verre, là le papier, plus loin le lin... son importance, et aussi son étendue, la rendraient digne d’être la capitale de toute l’Égypte » ?
Alexandrie se doit en outre, de préserver de l’oubli ses coins d’histoire tels que l’Anse du Marabout, près de la Tour des Arabes, à faible distance d’Agami aux fêtes si curieuses, où Bonaparte débarqua ses troupes à quelques pas du santon de Sidi el Palabri, pour semer en ce pays les idées qu’il propagea ensuite dans toutes les capitales de l’Europe ; Nicopolis devenu Ramleh, où Octave fixa les destinées de l’Empire Romain, dont l’Égypte devint la si riche province, en y vainquant son rival Antoine ; Canope, sur le bras Canopique du Nil, qui rappelle en plus raffiné les délices d’Eleusis, centre de pèlerinage où les étrangers affluaient pour consulter Sérapis et y célébrer ses fêtes, localité où se livra en 1801 la bataille meurtrière qui aboutit à la capitulation d’Alexandrie et durant laquelle tomba le général Sir Ralph Abercromby, dont la stèle commémorative s’élève à Moustapha Pacha, à l’entrée du camp anglais ; Aboukir, autrement dit Zéphyrium, où Bonaparte et ses ennemis de l’heure ont laissé au fort de ce nom, à l’îlot Nelson, au monticule 
du Puits, à la montagne du Cheikh, au mamelon du Vizir, de si formidables souvenirs et où le grand Méhémet-Aly fit même ses premières armes en sol égyptien.
N’a-t-elle pas relégué la mémoire de César et de Cléopâtre dans des ruelles impossibles, alors que de tels noms auraient dû, de même, sinon mieux peut-être que celui de Strabon, illustrer de grandes rues ou des ronds-points ? Le fait d’avoir appelé des haltes de tramways «Camp de César», (qui n’est d’ailleurs, que le Camp des Césars ou Camp des Romains), «Cléopâtra», ou, tout récemment, «Bains de Cléopâtre», est-il une réparation suffisante ?
Et puis, il faut qu’Alexandrie, encore repliée sur elle-même comme un géant meurtri, étende ses bras jusqu’à ces deux extrémités, Agami et Aboukir, pour les ouvrir tout grands aux étrangers qui afflueront plus que jamais vers ses rivages si cléments et si hospitaliers.
Il faut qu’Alexandrie devienne, sous peu, non seulement le plus grand port, mais encore la plus fastueuse porte de l’Orient.
Il faut qu’Alexandrie, point de rencontre jadis entre deux grands courants philosophiques, entre deux grands courants religieux, entre deux grands courants politiques, constitue le véritable trait d’union entre deux mondes, dont elle est précisément la ligne de démarcation."

extrait de "Alexandrie en plein essor", in Alexandrie, reine de la Méditerranée, Syndicat d'initiative de la ville d'Alexandrie, 1928, par Henri Girard, 1877-1957
, agriculteur-éleveur, membre de l'Académie d'agriculture, dont il fut le président en 1942, auteur de Présent et avenir agricole de la Basse Égypte, un domaine dans le Delta (1901)

lundi 6 décembre 2021

"Tout signe de vie semble être éteint en ce lieu d'une majesté imposante" (Albert Le Play, à propos de la Vallée des Rois)

La Vallée des Rois, par Francis Frith, 1857

"Bien plus intéressants sont les tombeaux des reines et surtout ceux des rois : ils sont assez loin dans le désert, percés dans les flancs de la chaîne lybique.
On quitte subitement la riche plaine arrosée par les canaux qui apportent le limon bienfaisant du Nil. La limite entre le sable du désert et la terre fertile est comme taillée à coups de hache (...).
Nous gagnons rapidement les premières collines de la chaîne lybique, par une chaleur torride ; il est environ midi, et le soleil darde ses rayons infernaux sur le roc brûlant ; tout signe de vie semble être éteint en ce lieu d'une majesté imposante ; il n'y a pas un souffle d'air ; cependant indifférent ou résigné à son sort, sans une goutte de transpiration dans la fournaise où il s'agite, mon âne continue à trottiner, sourd aux cris de son compagnon et guide qui cherche à modérer son ardeur.
De temps en temps, apparaît un épervier en quête de quelque charogne. Seuls, les lézards qui sont ici en très grand nombre semblent parfaitement heureux : ils se montrent tout d'un coup à la surface des rochers qui bordent la pente, se chauffent un instant, puis disparaissent, se poursuivent et font mille tours. Ils mettent une note gaie dans ce cadre d'une solitude troublante : partout, du sable et des rochers jaunâtres et nus ; une sensation étrange d'isolement vous envahit peu à peu sur ce chemin rocailleux et escarpé aboutissant là-bas à ces trous noirs percés dans la montagne qui cache dans ses flancs les tombeaux des plus puissants monarques de l'antiquité : c'est bien le chemin du Néant.
Ces tombeaux des rois de Bîbân-el-Moulouk présentent une disposition assez intéressante qui mérite d'être vue ; cependant, comme ils sont à peu près tous conçus sur le même plan, la visite de quelques-uns d'entre eux, des plus fameux, suffit à satisfaire la curiosité des profanes. Ces sépultures, que les anciens auteurs grecs désignaient encore sous le nom de "syringes", à cause de la ressemblance de leurs longs couloirs avec les roseaux d'une flûte de berger, sont au nombre d'une quarantaine, actuellement découvertes ; elles remonteraient à trois à quatre mille ans environ.
Tandis que les temples construits dans la plaine étaient consacrés au culte du mort, les tombeaux creusés plus loin dans la montagne étaient uniquement destinés à recevoir le sarcophage.
L'administration anglaise qui fait trop bien les choses, pour faciliter leur visite, y a installé l'électricité ; celle-ci surprend un peu dans un lieu pareil ; ces petites lampes électriques de seize bougies, auxquelles aboutit la voie sacrée suivie depuis quelques heures dans ce cadre d'une majesté si grande, font disparaître subitement l'atmosphère d'illusions dans laquelle se complaisait l'esprit qui s'était naturellement peu à peu reporté à tant de siècles en arrière (...).
Dans l'ensemble (ces tombeaux) se composent d'une série de couloirs et de chambres creusés dans le rocher. Les deux plus importants sont ceux de Ramsès III et de Séthos Ier. On traverse d'abord plusieurs corridors, bordés de petites chambres latérales où se trouvaient les ustensiles du mort et les objets dont il pouvait avoir besoin, puis, après un vestibule, on arrive dans la grande salle, à laquelle sont annexées d'autres pièces, et où, dans une excavation du sol, était placé le sarcophage.
Partout sur les murs, se trouvent des peintures décoratives, représentant le défunt sous la forme du dieu du Soleil criocéphale, ou traversant en barque, pendant la nuit, en compagnie de celui-ci, le monde infernal, peuplé de génies, de démons et de monstres, chargés d'indiquer au défunt la bonne route. D'une façon générale, ces peintures et ces sculptures égyptiennes sont assez monotones, et l'on ne peut s'empêcher de remarquer que cette représentation des formes des gens de l'époque laisse singulièrement à désirer. Les bras et les jambes ont l'air d'être en bois ; les sujets n'ont pas de hanches ; il y a de plus, communément, un défaut de perspective qui fait que les arrière-plans sont traités comme les premiers, ce qui donne aux membres une attitude tout au moins singulière.
Ces tombeaux sont, en somme, de très beaux caveaux très confortables et fort bien décorés. Avant de recevoir la visite des touristes, ils ont été plusieurs fois explorés, mais dans un autre but ; dès la plus haute antiquité en effet, ils ont été le théâtre de véritables pillages, à cause de la fâcheuse habitude qu'avaient les rois de se faire enterrer avec tout ce qu'ils avaient de plus précieux.
Il est curieux de voir à quel point les peintures, les sculptures et les bas-reliefs sont bien conservés. On ne peut en dire autant des corps mal momifiés qui y furent trouvés. Il y a environ vingt-cinq ans, on déblaya le tombeau de la reine Nifartari ; lorsqu'on enleva les bandelettes qui entouraient son corps, elle se mit à répandre une odeur telle qu'on dut l'enterrer rapidement. Cet événement décida les égyptologues à aérer toutes les momies : Ramsès II inaugura la série et exhiba ainsi ses formes avantageuses plus de trois mille ans après son décès."

extrait de Notes et croquis d'Orient et d'Extrême-Orient, 1908, Albert Le Play (1875-1964), docteur en médecine (Paris, 1906), biologiste, grand voyageur (il réalise un tour du monde entre 1906 et 1907), issu d'une famille de photographes - Lauréat de la Société de géographie.