Il ne faut plus qu’un voyageur, débarqué d’Europe, déjà stupéfié d’avoir constaté, alors qu’il était encore en mer, qu’aux entours les plus voisins de notre port, le sable désertique prolonge à l’infini sa désolation, interrompue seulement ça et là par quelques stipes de palmiers, formant de ses landes torrides le rivage continué de ce port, puisse voir son étonnement progresser en s’engageant dans des ruelles sordides et grouillantes, à sa sortie de douane, au point que, parvenu à la Place des Consuls, il ait le temps de perdre les quelques illusions qui lui restent.
Il est de toute nécessité qu’aux yeux des lettrés qui la regardent à travers le prisme de son superbe passé, depuis que le fier conquérant grec au coup d’œil d’aigle, fit tracer par Dinocrate, son architecte, à l’Est d’un petit bourg de garnison dénommé Rhacotis, si bien encadré entre le lac Maréotis et la mer, les célèbres rues en échiquier qu’Ahoulféda distinguait encore au XIVe siècle, il est de toute nécessité, disons-nous, qu’Alexandrie retrouve la splendeur et l’éclat de son nom prodigieux.
Ne faisons pas démentir la jolie légende de l’augure royal qui, voyant une nuée d’oiseaux s’abattre sur la farine déposée par les soldats macédoniens pour désigner les lignes de fondations de la nouvelle ville, avait tiré de ce fait le présage de sa prospérité future.
Comment d’ailleurs ne pas rehausser le prestige de la ville des Ptolémées qui contint dans ses flancs les tombeaux d’Alexandre, de Pompée, assassiné par son pupille Ptolémée sur le rivage de l’Égypte, d’Antoine et de Cléopâtre, le Sérapéum, le Muséum, la Grande Bibliothèque, l’Adrianeum, le Césareum devenu le Sebasteum, le Bruchium, le Temple d’Isis, le Temple de Saturne, le Panaeum, le Stade avec sa piste en forme de méandre, le Gymnase, le Dikastère, la Palestre, la Colonne de Dioclétien, devenue par erreur la Colonne Pompée, l’église d’Alexandrie, la Mosquée d’Amrou, enfin le Pharos, de marbre blanc, chef-d’œuvre de Sostrate de Cnide, consacré aux parents déifiés de Ptolémée Philadelphe, l’une des sept merveilles du monde !
Comment ne pas multiplier la richesse d’une ville si réputée dans l’antiquité pour l’ivoire, l'ébène, les plumes d’autruches, les peaux tachetées de l’Afrique, les parfums de l’Arabie, les diamants et la soie du Malabar et des Indes, que les ports du lac Maréotis recevaient pour les diriger au port Eunostos ou au marché du Grand Port, d’où elles étaient réparties dans les différentes villes du monde romain ?
Comment ne pas exalter une ville qui, dans le domaine industriel, connut les inventions mécaniques d’un Ctésibios ou d’un Héron, constructeurs d’automates, de clepsydres, de pompes foulantes, d’orgues hydrauliques, créateurs des tissus alexandrins, de puis l’étoffe de laine blanche jusqu’aux pièces de soie teinte, une ville qui excella dans l’art des constructions navales, la confection des voitures de luxe, des tables en bois de thuya à pieds d’ivoire, le travail des métaux vils ou précieux, la gravure des gemmes, l’orfèvrerie, la joaillerie, la manufacture d’armes, les mosaïques de verre multicolore, la fabrication du papyrus, dont le meilleur débouché était la Bibliothèque, etc. ?
Comment ne pas vouloir florissante, aussi, d’intellectualité, une ville qui s’honora de grammairiens tels que Apollonius Dyscole, d’astronomes tels que Claude Ptolémée et Hipparque, de géomètres tels qu’Euclide, de géographes tels qu’Erathosthène, d’historiens tels que Démétrius de Phalère, de poètes tels qu’Apollonius, Théocrite et Callimaque, de philosophes tels que Philon, tous membres de cette fameuse École d’Alexandrie qui durant le règne des trois premiers Ptolémées, parvint à éclipser les écoles d’Athènes elles-mêmes ?
L’empereur Hadrien qui avait visité l’Égypte et fondé Arsinoé, aujourd’hui Cheikh-el-Abadeh, en souvenir de ce voyage, ne disait-il pas d’Alexandrie : «La ville est riche et industrieuse. Personne n’y demeure la main dans les poches. Ici, on travaille le verre, là le papier, plus loin le lin... son importance, et aussi son étendue, la rendraient digne d’être la capitale de toute l’Égypte » ?
Alexandrie se doit en outre, de préserver de l’oubli ses coins d’histoire tels que l’Anse du Marabout, près de la Tour des Arabes, à faible distance d’Agami aux fêtes si curieuses, où Bonaparte débarqua ses troupes à quelques pas du santon de Sidi el Palabri, pour semer en ce pays les idées qu’il propagea ensuite dans toutes les capitales de l’Europe ; Nicopolis devenu Ramleh, où Octave fixa les destinées de l’Empire Romain, dont l’Égypte devint la si riche province, en y vainquant son rival Antoine ; Canope, sur le bras Canopique du Nil, qui rappelle en plus raffiné les délices d’Eleusis, centre de pèlerinage où les étrangers affluaient pour consulter Sérapis et y célébrer ses fêtes, localité où se livra en 1801 la bataille meurtrière qui aboutit à la capitulation d’Alexandrie et durant laquelle tomba le général Sir Ralph Abercromby, dont la stèle commémorative s’élève à Moustapha Pacha, à l’entrée du camp anglais ; Aboukir, autrement dit Zéphyrium, où Bonaparte et ses ennemis de l’heure ont laissé au fort de ce nom, à l’îlot Nelson, au monticule du Puits, à la montagne du Cheikh, au mamelon du Vizir, de si formidables souvenirs et où le grand Méhémet-Aly fit même ses premières armes en sol égyptien.
N’a-t-elle pas relégué la mémoire de César et de Cléopâtre dans des ruelles impossibles, alors que de tels noms auraient dû, de même, sinon mieux peut-être que celui de Strabon, illustrer de grandes rues ou des ronds-points ? Le fait d’avoir appelé des haltes de tramways «Camp de César», (qui n’est d’ailleurs, que le Camp des Césars ou Camp des Romains), «Cléopâtra», ou, tout récemment, «Bains de Cléopâtre», est-il une réparation suffisante ?
Et puis, il faut qu’Alexandrie, encore repliée sur elle-même comme un géant meurtri, étende ses bras jusqu’à ces deux extrémités, Agami et Aboukir, pour les ouvrir tout grands aux étrangers qui afflueront plus que jamais vers ses rivages si cléments et si hospitaliers.
Il faut qu’Alexandrie devienne, sous peu, non seulement le plus grand port, mais encore la plus fastueuse porte de l’Orient.
Il faut qu’Alexandrie, point de rencontre jadis entre deux grands courants philosophiques, entre deux grands courants religieux, entre deux grands courants politiques, constitue le véritable trait d’union entre deux mondes, dont elle est précisément la ligne de démarcation."
extrait de "Alexandrie en plein essor", in Alexandrie, reine de la Méditerranée, Syndicat d'initiative de la ville d'Alexandrie, 1928, par Henri Girard, 1877-1957, agriculteur-éleveur, membre de l'Académie d'agriculture, dont il fut le président en 1942, auteur de Présent et avenir agricole de la Basse Égypte, un domaine dans le Delta (1901)
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