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mercredi 17 juin 2020

À l' "époque première de la vie de l'Égypte", par Albert Gayet

par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"La configuration géographique du pays suffirait, à elle seule, à expliquer les croyances et les aspirations de l'Égyptien, telles que les philosophes de la dix-huitième dynastie nous les dépeignent. Cette vallée du Nil qui, pour lui, constituait le monde entier, la patrie des dieux, n'est qu'un étroit ruban de limon fertile, déroulé entre les déserts d'Arabie et de Libye ; les berges du fleuve, sorti de son lit, à l'époque des pluies estivales, amenant le débordement des grands lacs équatoriaux. Encaissée entre les chaînes des deux montagnes, elle s'enfonce presque en ligne droite, du sud au nord, large ici de 30 à 40 kilomètres à peine ; là, tellement étranglée, que les contreforts rocheux des premières croupes viennent se baigner à la rive, et former des seuils, en partie usés, au cours des siècles, par l'action des eaux. Et ces montagnes, découpées en falaises, avec leurs pentes rapides, lisses, aux creux desquelles les sables se sont amassés ; leurs crêtes horizontales, indiscontinues, où pas une cime, pas un pic, pas une aiguille ne se détache ; leurs angles brusques, pareils à ceux des bastions d'une forteresse, devaient forcément prendre aux yeux des premiers habitants de la contrée l'aspect d'une sorte de muraille, enserrant les confins du monde, muraille au delà de laquelle n'existait, pour eux, que la région désolée des sables, le pays des Testou, les impies de la solitude brûlée de soleil, l'empire des génies du mal.
L'homme, né dans ce milieu, devait se sentir, plus qu'ailleurs, soumis aux lois d'une puissance occulte, mystérieuse et implacable, se manifestant à lui sous mille formes, mais dont le principe lui restait caché.
C'était l'aridité du sol, contre laquelle il lui fallait lutter, pour pourvoir à sa subsistance ; la nécessité où il se trouvait, de disputer la terre à la sécheresse, en l'arrosant journellement. C'était le retour, à jour fixe, de l'inondation, apportant la fertilité avec elle, "donnant la vie", ainsi que l'a si bien dit la liturgie antique. C'était, surtout, la régularité parfaite de la course du soleil. Ces jours égaux, ou peu s'en faut, aux nuits ; la pureté radieuse d'un ciel sans nuages, où chaque matin le disque surgit, semblant sortir d'une région inconnue, dont les montagnes d'Arabie auraient marqué le seuil ; pour traverser en triomphateur l'espace, puis s'abaisser au soir, vers une autre demeure cachée, par delà les montagnes de Libye, d'où l'ombre montait redoutable et y disparaître, enseveli dans la nuit.
À cette époque première de la vie de l'Égypte, le Delta n'était pas encore formé ; la Méditerranée venait battre le plateau rocheux où, à l'aube de la période historique, s'élevèrent les pyramides ; et des marais salants occupaient l'emplacement de Memphis.
À la longue pourtant, les alluvions du Nil formèrent des bancs de vase, sur les bas-fonds de son estuaire ; les sables de la mer et du désert envahirent insensiblement celui-ci ; et, année par année, chaque crue conquit quelques pouces de terrain sur les eaux. Aujourd'hui encore, les plages en formation, aux anciennes bouches canopiques et sébennytiques, sur les côtes des lacs Edko et Bourlos, s'accroissent environ de quinze hectares, en moyenne, par année ; ce qui donne à peine un mètre de progression pour tout le front du Delta. Mais, même en tenant compte de combien sont incertains ces calculs, tout ce Delta devait exister déjà, quand l'Égyptien fit son apparition dans le pays.
D'où venait-il ? à laquelle des grandes familles humaines était-il apparenté ? De bonne heure, il paraît avoir perdu le souvenir de son origine, et ne nous a laissé aucun renseignement précis sur lui-même."

extrait de La civilisation pharaonique, par Albert Gayet (1856-1916), égyptologue français, directeur des fouilles d'Antinoé de 1895 à 1911.

lundi 4 novembre 2019

"Moins on se souviendra d'Hérodote et de Strabon, et plus on comprendra l'Égypte pharaonique" (Albert Gayet)

illustration extraite de Wikidia
 "(...) est-il nécessaire, pour s'initier à cette civilisation étrange qui fut celle d'Égypte, de se reporter aux récits des voyageurs de l'époque gréco-romaine ? Tant de fables ont pris place dans ces livres qu'on peut répondre hardiment par la négative et affirmer que moins on se souviendra d'Hérodote et de Strabon, et plus on comprendra l'Égypte pharaonique.
C'est pour avoir méconnu cette vérité que Champollion commit tant d'erreurs et alla jusqu'à attribuer aux hiéroglyphes des lectures fantaisistes afin d'y retrouver avec les Grecs les transcriptions des noms du panthéon olympien ; qu'il appela la déesse Ma Thmé, pour en faire Thémis, la justice ; qu'il appela Sébek Souk, pour en faire Succhus, Saturne ; qu'il appela Nékheb Bouto, pour en faire Létô, Latone, etc.; car on n'en finirait pas si l’on voulait relever tout ce que l'enthousiasme pour le gréco-romain fit faire vers le commencement de notre siècle. Non contente de défigurer les hiéroglyphes, la Commission d'Égypte voyait du gréco-romain partout et y ramenait sans façon l'architecture et la sculpture égyptiennes. Des colonnes, elle supprimait le rétrécissement si gracieux qui en étrangle la base ; des ornements, elle atténuait les détails pour, de-ci de-là, y retrouver une silhouette qui rappelait la Grande Grèce, Rome ou simplement le byzantin : et sa joie n'avait plus de bornes, si l'influence de la décadence romaine, mettant son empreinte sur quelque construction des derniers empereurs, lui donnait un spécimen de costume césarien ou d'ornement rappelant ce qu'on est convenu de nommer l'antique, quelque lourd ou quelque mauvais qu'il fût. Telle planche de Champollion le Jeune n'est souvent qu'une symphonie de hachures héroïques, où des personnages fort maltraités ont des musculatures invraisemblables et hors de toute proportion. 

Aussi, tout bien pesé, le mieux serait de ne s'en rapporter qu'aux plus récents travaux, et là, un tri est encore à faire. Nombre d'œuvres de vulgarisation ont paru depuis quelque temps. Elles font partie souvent d'encyclopédies artistiques, fort bien faites, très... poncives et très illustrées, mais dont le défaut capital est d'être écrites par des auteurs qui ignorent le premier mot du sujet qu'ils traitent et qui s'en remettent à ce que d'autres ont dit avant eux. 
La même méfiance est applicable aux livres de voyage. Est-ce à dire qu'il faille n'avoir lu ni Gérard de Nerval, ni About, ni Mme de Gasparin, ni Charles Blanc ? La vérité est que presque toujours le résultat de ces lectures est de donner à l'avance une idée absolument fausse de l'Orient. Il faudra ensuite un violent effort pour mettre les choses en leur place, on entreverra tout à travers une impression qu'on se sera forgée et l'on cherchera partout à la retrouver.
Chacun a demandé à l'Égypte des arguments en faveur d'une thèse préconçue. Gérard de Nerval cherchait un Orient fantastique et s'est plu à le compliquer à son gré. About voulait voir la condition du fellah misérable, et les prétextes ne lui ont point manqué. Charles Blanc, en digne continuateur de la Commission d'Égypte, demandait aux monuments d'être les ancêtres de l'art grec : c'était peut-être plus difficile que de trouver l'aspect du fellah misérable, mais avec l'extraordinaire dose de bonne volonté qui l'a toujours si bien servi, l'éminent critique y est sans peine arrivé. 

Certes, loin de moi est la pensée qu'il faudrait n'avoir rien lu avant de se mettre en route. Mais, qu'on se pénètre de cette vérité : les livres de voyage sont presque toujours des œuvres de parti pris. En tous les cas, leurs auteurs n'ont fait que deviner une civilisation qui leur est restée étrangère ; certains côtés, certains détails les ont frappés ; ils les ont interprétés à leur manière ; le reste est demeuré lettre morte pour eux."

extrait de Itinéraire illustré de la Haute Égypte, par Albert Gayet (1856 - 1916), égyptologue français, directeur des fouilles d'Antinoé de 1895 à 1911.