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vendredi 25 septembre 2020

"Petit tableau de l'Égypte en effervescence" (1947), par Georges Duhamel

village égyptien, fin XIXe s. - gravé et imprimé par Gillot

"... l'Égypte donne, en 1947, le spectacle de l’allégresse et de la vigueur. Tout le long des routes, dans la campagne verdoyante, cheminent des paysans alertes, musclés, maigres, avec leurs baudets et leurs files de chameaux. Le personnage de Goha n’est point une invention des poètes : le frère de Goha est partout, sur les sentiers et dans les bourgs ; il rit, il plaisante. Il a le verbe sonore. Il connaît des légendes. Il profère des vérités rustiques et des proverbes drus, à la manière de son autre frère espagnol, Sancho. Il ne voit que d’un œil, il souffre de deux ou trois maladies auxquelles les savants européens donnent des noms très compliqués, il ne mange pas tous les jours, il dort dans une cabane de limon séché ; et pourtant il manifeste une vitalité généreuse.
La population des villes offre le spectacle parfaitement oriental d’une merveilleuse impureté. Toutes les races sont mêlées et bientôt seront confondues. À quelques minutes du bazar, du Khan Khalil, on tombe sur des gratte-ciel qui s'efforcent d’imiter les monstres américains. Des flots de voitures rutilantes roulent entre les trottoirs chargés d’une foule bigarrée. L’odeur du benzol flotte, au gré des souffles : c’est le nouvel encens des nouvelles "mille et une nuits". Les chauffeurs sont d'une habileté prodigieuse ; ils savent très bien se servir de ces appareils qu'ils n’ont pas inventés eux-mêmes. Ils savent moins bien les réparer ; on aperçoit souvent des voitures en détresse, et c’est un symptôme caractéristique, à cet instant de la civilisation. Mieux, c’est un avertissement.
Des avions grondent dans le ciel, comme partout. Ils se posent en vrombissant sur l'aérodrome d'Almaza, aux portes d’Heliopolis. Car Le Caire est l’un des rendez-vous du vieux continent. Quoi qu'il advienne, la civilisation mécanique a pris possession de ce nouveau domaine. Elle ne le lâchera plus. Des usines fument, dans la campagne plate du Delta, entre les champs de bersim et les villages de boue jaunâtre. Des montagnes de coton s’amassent dans les terrains vagues. Des balles aux toiles déchirées, la précieuse bourre s'échappe. Elle tombe dans la poussière et on la foule aux pieds. Le coton semble, ici et là, l’une des ordures de l'Égypte. Les arbres qui bordent la route d'Alexandrie arrachent des flocons à toutes les charretées ; ils ont l’air couverts de neige, du moins la file de droite en descendant vers le port. Car ce coton qui est, paraît-il, le meilleur du monde, est trop beau pour le fellah ; c’est un article d’exportation et la route du coton est une route à sens unique.
Cependant, la vie mondaine, dans les grandes agglomérations, est toujours active et brillante. Il y a quelques ruines, à Alexandrie, notamment ; ce sont les témoignages des bombardements, les allusions à la guerre. La société aristocratique est, comme jadis et comme naguère, délicate et bien pourvue. Les magasins regorgent de nourritures succulentes. La viande, les légumes, les fruits, les friandises encombrent les marchés. L'étranger qui vient de l’Europe occidentale prend plaisir à cette bonne chère. Il pense même que les Français d'Afrique du Nord, - des oppresseurs, paraît-il, - mènent une vie monastique et austère, au prix du luxe égyptien. Le tourisme est gravement entravé par les problèmes monétaires et le désordre du monde moderne. Les hôtels n’en sont pas moins remplis et le voyageur y est, comme autrefois, traité confortablement ; il peut se procurer, s’il dispose de devises, tous les articles nécessaires à la vie ou au plaisir. L’or abonde, même chez les bijoutiers des quartiers modestes. Il est évident que, malgré l’imminence des périls, l'Égypte a pu échapper à la guerre ravageuse. Elle montre, dans les controverses actuelles, une énergie qu’elle n’a pas été contrainte d'engager et de dépenser pour le salut de son existence. 
Nous la voyons aujourd’hui bien résolue à conquérir tous les instruments de l'indépendance et même à les obtenir de l'Occident quand ces instruments se fabriquent en Occident. On peut se demander si cette occidentalisation rapide n’affaiblira pas la foi religieuse qui est, à l’heure actuelle, pour l'Islam, un principe d'énergie et de confiance. Les chefs religieux, eux-mêmes, sont bien obligés de suivre le mouvement, à peine de perdre le contact avec le reste du corps social, tout au moins dans les grandes villes.
Les théâtres jouent, le soir, devant des publics recueillis, vraiment attentifs. Les pièces ne sont plus, comme autrefois, empruntées au fond national. Ce sont, le plus souvent, des pièces anglaises ou françaises, traduites en arabe littéraire et jouées dans les traditions de la Comédie-Française. Les cinémas font passer des bandes tournées dans les studios de Ghisé. Certains de ces films s'efforcent d’exploiter les légendes orientales. La plupart se conforment aux bonnes recettes américaines. Les acteurs sont habiles. Le fameux Wabi, formé à l’école de Sylvain, règne fastueusement sur la scène et sur l’écran. 
Le music-hall s’est beaucoup transformé, dans ces vingt dernières années. Le temps n'est plus des chanteuses illustres qui s’évertuaient, devant un petit auditoire d’illuminés, sur le mode purement égyptien, avec l'accompagnement d'instrumentistes autochtones. Aujourd’hui la vedette chante, guidée par un pianiste, et elle tient dans sa main droite le manche nickelé du micro. Des lumières électriques aux couleurs évanescentes éclairent ce tableau sans mystère. Après quoi, les danseuses entrent en scène. Elles sont les unes juives, les autres égyptiennes. Il y a, comme partout, des européennes et des personnes sans nationalité définie.
La condition de la femme est touchée, on l’imagine, par cette ample révolution. L’émancipation va vite.
La société lettrée pourrait être donnée en exemple à la plupart des sociétés occidentales. Elle est brillante, mais vraiment attentive et, ce qui est plus rare encore, fidèle dans ses affections. Elle est plus composite que dans la plupart des autres pays du monde. On y voit, unis par le même ardent amour
de la culture intellectuelle, des Grecs, des Libanais, des Arméniens, des Syriens, des Maltais, des Français, des Suisses, des Coptes et des Musulmans. Le visiteur, parfois, alors qu'il est reçu dans quelque illustre demeure égyptienne, en vient à se demander où sont les vrais Égyptiens.
Ils existent. Ils sont au nombre de vingt millions à peu près. Ils sont presque tous dans les champs, en train de labourer la terre ; ils marchent, dans un vol d'ibis, derrière les bœufs bossus, les pieds nus dans l’humus noir."



extrait de Consultation aux pays d'Islam, 1947, de Georges Duhamel (1884-1966), médecin, essayiste, poète, romancier français, élu en 1935 membre de l’Académie française dont il fut secrétaire perpétuel de 1944 à 1946.
"Il devait développer dans son œuvre un humanisme moderne marqué par une dénonciation des excès de la civilisation mécanique." (site internet de l'Académie française)
La compréhension de l'extrait reproduit ci-dessus est évidemment tributaire de l'époque à laquelle il fait référence (1947) : bien que le protectorat britannique sur l'Égypte ait été aboli, la vie politique de l'Égypte était toujours sous influence britannique, conformément à plusieurs clauses de réserve dans la déclaration d'indépendance du 28 février 1922. Il faudra attendre la révolution de 1952 pour que l'Égypte recouvre sa totale indépendance.