mercredi 30 septembre 2020

"Voyez les monuments de l'Égypte : quel sentiment profond de la vie universelle !" (Lucien Davesiès de Pontès)

temple d'Esna - photo de Zangaki

"Le dogme des Égyptiens, du moins leur dogme populaire, n'a senti la divinité que dans sa manifestation matérielle ; de même leur Art ne puise ses inspirations que dans le monde extérieur. Il demande des types à tous les règnes, il se prend à la Nature entière , il la représente dans tous ses actes et la glorifie dans toutes ses productions. C'est le colosse de Memnon, qui ne vibre qu'aux rayons du soleil.
Quand l'Égyptien est parvenu à vaincre cette Nature qui semblait d'abord devoir l'engloutir dans les débordements du désert et du fleuve ; lorsqu'il a contenu par des digues les flots et les sables ; qu'il a fait enfin le sol et la cité ; il a besoin de protester contre le Néant par la grandeur et la solidité de ses ouvrages. Alors il bâtit des édifices ; il les fait longs, larges, immenses ; toutefois, il ne les fait pas élevés, il ne les porte pas vers le ciel : il les attache, au contraire, à cette terre qui le nourrit, et souvent même il les fait pénétrer dans ses entrailles, où, suivant ses croyances, doit se perpétuer sa vie future. À l'exception des Pyramides, la hauteur des monuments de l'ancienne Égypte n'est pas proportionnée à leurs autres dimensions. Il est impossible de n'être point frappé de cette différence qu'on a déjà si justement remarquée entre les constructions lourdes et massives des temples païens et les formes aériennes, vaporeuses, fantastiques des églises, si pleines de charmes, emblèmes de la pensée chrétienne, qui semblent s'élancer avec elle vers les régions inconnues du paradis céleste. L'Art égyptien emploie des matériaux épais, compacts, résistants, préférant le granit aux autres substances, et les masses monolithes aux agrégations de pierres. Non content même d'avoir placé son oeuvre à côté de l'oeuvre de la Nature, il façonne cette Nature elle-même, il taille le rocher en temple, en statue ; il se l'approprie et en fait son oeuvre.
Ce qu'il y a de commun entre les temples du paganisme égyptien et ceux du catholicisme, c'est qu'ils prouvent également la puissance d'une foi religieuse se perpétuant de siècle en siècle, et déterminant les fils à continuer les travaux de leurs pères en l'honneur des héros ou des dieux bienfaiteurs de tous. Il fallut sans doute les efforts successifs de plusieurs générations, pour achever ces édifices qui couvrent une lieue de terrain, précédés d'avenues de sphinx, vastes comme de grandes villes, où l'on s'égare dans des forêts de colonnes, et qui élèvent l'homme à la taille de leur prodigieuse immensité.
Voyez les monuments de l'Égypte : quel sentiment profond de la vie universelle ! quel éclatant témoignage ! quelle glorification du ciel et de la terre ! Les uns, comme le zodiaque de Denderah, sont empreints du sentiment du monde céleste ; les autres, tels que les sphinx, sont le symbole de la puissance androgyne de la Nature.
Entrez dans les temples. La colonne s'élève, évasée à sa base comme le stipe déchaussé du palmier, et les trois arêtes qui la partagent en divisions presque imperceptibles ne semblent destinées qu'à rappeler la tige triangulaire du papyrus consacré ; le chapiteau qu'elle supporte s'épanouit en calice gracieux, et sur sa gubbe immense se déploient des feuilles de lotus et de papyrus attachées par des cordons disposés comme l'appareil d'une griffe, cet appareil d'où sortent les fruits du dattier et qu'on appelle les spathes.
Puis, auprès de cette colonne à la forme élancée, aux proportions gigantesques, une autre plus humble se termine par une corolle renversée d'où elle descend jusqu'à terre comme un long pistil.
C'est parmi les végétaux que l'architecture égyptienne choisit ses ornements : c'est la perséa ; c'est l'arnoglossum, dont les sept côtés rappellent les sept planètes ; c'est le lotus surtout, symbole de l'union des deux sexes. Toutefois, hâtons-nous de le reconnaître, ce qui prédomine dans les formes de l'architecture égyptienne, c'est le caractère mâle. Elle affecte partout la ligne droite, le plan, et n'introduit guère la ligne et la surface courbes, que dans la colonnade et dans la modénature. Or, la ligne droite, par sa rigidité, par sa précision mathématique, se rapporte surtout à la science, à l'homme, tandis, que la courbe, dans sa sinuosité capricieuse et souvent insaisissable pour le calcul, entre dans le domaine du fait, du sentiment, pour ainsi dire, et appartient à la femme."

extrait de Études sur l'Orient, par Lucien Davesiès de Pontès (1806-1859), homme de lettres, helléniste, traducteur de "L'Iliade" d'Homère et de "Childe Harold" de lord Byron.

"(Ce) fragment de la plus grande importance concernant l'antique architecture des Égyptiens (...) contient des aperçus absolument neufs sur cette architecture et sur son caractère symbolique. (Il) mérite d'être recueilli dans un répertoire de documents relatifs l'histoire de l'Art en tous les temps et en tous les pays, car on y trouve en germe un système d'interprétation générale pour l'ensemble des monuments de l'ancienne Égypte." (Paul Lacroix)

mardi 29 septembre 2020

"Thèbes est ce que l'Égypte nous a légué pour témoigner d'elle-même" (Léon Verhaeghe)

Edward William Cooke (1811-1880) : Pylons at Karnak, the Theban Mountains in the Distance
(Wikimedia commons)

20 décembre (1863)
"Cette journée marquera dans le voyage. Nous étions prévenus que l'on approchait de Thèbes. Le matin, une haute montagne rocheuse apparaissait seule au milieu de la plaine, qui s'élargit ici comme pour faire place à une grande cité. Cette montagne est celle à laquelle s'adosse le village de Kournah.
Le vent ayant fraîchi, le drogman annonça pour midi l'arrivée à Thèbes. Il n'est guère que dix heures et demie quand le réis Mansour nous crie, en nous montrant l'horizon : Louqsor ! Karnak ! Nous accourons : nos lunettes sont braquées sur le point indiqué. Je ne voyais rien dans la vaste plaine que des bouquets de palmiers, et les masses de verdure qui abritent toujours les villages arabes. On y observait seulement un bel effet de mirage : les palmiers les plus éloignés dans les terres paraissaient baignés par un lac tranquille ; ils se réfléchissaient dans cette nappe d'eau imaginaire, comme dans un miroir du plus pur éclat.
Nous avions fort approché de la montagne de Kournah, et j'admirais ces masses rougeâtres, calcinées par le soleil, arides comme le désert. La chaîne libyque porte l'empreinte des efforts du Nil pour s'y creuser un passage : les parois de la montagne, écroulées de toutes parts, offrent la trace encore visible de ce gigantesque effondrement. Quant aux couleurs dont se revêtent les hautes parois de ces montagnes, rien n'en peut donner une idée dans notre Europe.
Cependant, j'aperçois enfin une masse noire qui commence à se dégager de la verdure. C'est le grand pylône du temple de Karnak. Les ruines immenses, les pylônes, les obélisques, ne tardent pas à se montrer plus distinctement : nous sommes devant Karnak, le lieu saint par excellence dans l’Égypte thébaine, le sanctuaire de ses dieux et le palais de ses rois.
C'est Thèbes enfin, cette ville dont les cent portes livraient passage aux milliers de guerriers dont parle Homère, qui vit ses rois triompher de l’Orient mille ans avant la naissance de Rome, et les arts fleurir dans son sein quand la Grèce était barbare encore ; cette ville dont les temples inaccessibles recélaient la sagesse répandue de là sur le monde hellénique, qui la transmit à l'Europe. 
Le mystère n'est pas le moindre attrait des grandes choses. Je songeais, en voyant se dérouler à mes yeux la plaine de Thèbes, à cette Égypte antique qui nous semble avoir vécu en dehors des lois de l'humanité, tant son esprit différa du nôtre. Ces temples de Karnak qui ne ressemblent en rien à ceux de la Grèce et de Rome, ces colosses qui déifiaient les rois, ces monuments bâtis pour ne tomber jamais, tout témoigne d'un peuple chez lequel les conditions de la vie n'étaient pas ce que le temps les a faites pour nous. La momification des corps, l'immortalité donnée aux restes de l'homme, démontrerait à elle seule l'antiquité de ce peuple, voisin des origines du monde : l'expérience ne lui avait pas encore appris l'inanité de longues générations qui se succèdent pour disparaître toujours. Plus on a vu mourir les hommes, moins on a donné d'importance à leur dépouille. Le génie de l'ancienne Égypte, isolé au milieu des déserts africains, s'est concentré dans le passé : dédaigneux de communiquer avec les hommes, il est demeuré lui-même jusqu'au jour où il s'est éteint pour jamais.
Memphis, la première capitale de l'Égypte, a disparu dans les sables, et n'a laissé qu'une mémoire fabuleuse ; Thèbes est ce que l'Égypte nous a légué pour témoigner d'elle-même, l'expression la plus complète de sa vie originale, la merveille de son antique civilisation, le sépulcre enfin d'où la science moderne est parvenue à exhumer son passé.
Après Karnak apparaissent dans la plaine, sur la rive opposée, les deux colosses de Memnon. C'est une étrange apparition que celle de ces géants assis, témoins immuables de la grandeur et de la chute de Thèbes. L'expression vague de leurs visages mutilés inspire d'abord comme une terreur superstitieuse. Derrière eux, on voit les débris immenses des temples et des palais de Médinet-Abou. Enfin, entre deux îles du fleuve, nous découvrons le village de Louqsor, et nous voyons surgir au milieu des masures arabes une gigantesque colonnade, le sommet d'un pylône, la pointe aiguë d'un obélisque. C'est le temple d'Aménophis III et de Sésostris le Grand.
Ces triomphateurs antiques ne songeaient guère que des peuples, ensevelis dans la nuit du pôle, et dont le nom, s'ils en avaient un, n'était jamais arrivé jusqu'à eux, que ces peuples viendraient un jour dépouiller les palais de Thèbes, et planter leurs enseignes sur ses débris. L'obélisque de Louqsor est allé orner la place publique d'une capitale nouvelle, et nous voyons flotter le pavillon anglais au sommet de la grande colonnade."

Extrait de Voyage en Orient, 1862-1863, 
par Léon-François Verhaeghe de Naeyer (1839-1906), avocat et diplomate belge, gouverneur de la province de Flandre Orientale, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Chine.

samedi 26 septembre 2020

Dans le "bazar" du Caire, par Jacques du Tillet


"Nous voici au coin d'une ruelle ; nous descendons ; et, brusquement, l'ombre, la fraîcheur, presque le silence, à côté du fantastique brouhaha de tout à l'heure. C'est l'une des entrées du bazar. Les boutiques sont plus petites encore, plus pressées que dans le Mouski, et ouvertes du côté de la ruelle ; mais on n'y crie pas : on travaille ; presque chaque boutique et en même temps un atelier. 
Cette partie du bazar est consacrée à ces plats ou à ces vases de cuivre et d'argent repoussé qui sont connus de tout le monde. Les ouvriers, installés au dehors pour avoir un peu de jour, font leur besogne avec une adresse et une prestesse infinies ; une main tient le fil d'argent qui doit rehausser les dessins du cuivre : en deux coups de marteau, le fil s'adapte dans la ciselure, un troisième coup le tranche net ; et le travail continue, sans que l'ouvrier lève le nez... 
Nous reprenons notre route. Les ruelles sombres s'entrecroisent comme les mailles d'un filet : les unes plus larges, les autres plus étroites ; et les plus larges rappellent la légendaire Rue pour une personne dont s'honore Bruxelles.
Certaines sont coupées par des arcades. Une lumière crue tombe sur le chemin, laissant les boutiques dans l'ombre. Et pas une de ces ruelles n'est droite ; elles tournent, retournent, s'allongent en inextricables sinuosités. Ce n'est plus le formidable amoncellement du Mouski. Les marchandises sont de qualité supérieure, des "objets d'art", et les acheteurs sont presque tous européens... Des armes, des bijoux, des étoffes, des tapis. Derrière l'étalage très étroit, s'ouvre parfois une arrière-boutique vaste et haute, au toit vitré, et pleine de marchandises jusqu'au faîte. Ici des voiles d'Assouan, tissés d'or ou d'argent : là, de lumineuses étoffes de Brousse : ailleurs des soies brochées, des broderies d'or, des étoffes souples et brillantes, de mousseuses mousselines, des crêpes rêches... et partout et toujours des scarabées, des grands, des petits, des rouges, des gris, des noirs, tous anciens, authentiquement. Dans cette boutique, des armes et des fers, d'un "toc" évident, dorment sous la poussière ; et le marchand tire des profondeurs de sa robe quelques turquoises vraiment belles (si elles sont vraies), jure qu'elles ne "passeront" pas, prend à témoin la barbe du prophète, vous verse du café, et enfin proteste qu'il ne veut être payé que dans dix ans ! 
Les acheteurs, les passants surtout, sont assez nombreux, et les ruelles vite encombrées. Dès qu'on s'arrête devant une boutique, deux ou trois "commis" vous conjurent d'entrer. D'autres, qui tiennent le milieu entre le courtier et le guide, guettent l'acheteur à l'entrée du Bazar : quoi que vous désiriez, ils savent où le trouver (...). Même pas de bakchich à leur donner ! Soyez assurés, d'ailleurs, qu'ils n'y perdront rien. 
La complaisance des vendeurs est sans égale. Ils déballent leurs caisses, bouleversent leurs boutiques et vous montrent ce qu'ils ont, pour le plaisir... Mais, chose curieuse pour nous, leur avidité ne les empêche pas de faire passer avant tout leurs devoirs religieux ; le vendredi, les trois quarts des boutiques sont vides ; et vers midi la plupart des marchands sont à la mosquée. Je ne garantis pas que leur piété soit élevée ; elle est au moins sincère et sans aucun mélange de "respect humain". Aux heures prescrites, on voit des ouvriers laisser leurs outils, se jeter à genoux vers la Mecque, se prosterner quatre ou cinq fois, et reprendre ensuite leur tâche ; à Zagazig, entre Ismaïliah et le Caire, un tapis est étendu selon les rites dans un coin de la gare, et, pendant l'arrêt du train, des voyageurs y font leurs prières...
Si l'on excepte quelques bibelots assez beaux, notamment des jades sertis de pierreries, et quelques étoffes d'or ou d'argent, les tapis seuls sont dignes d'admiration ; quelques-uns sont d'une richesse de tons merveilleuse, mais d'un prix plus merveilleux encore ; on nous montre un tapis de prières, de dimensions modestes : cent cinquante mille francs !... 
Les facilités de communications ont mis l'exotisme à notre portée ; nous trouvons à Paris presque tout ce que nous trouvons au Bazar, et à peu près au même prix. Ce que nous n'avons pas, c'est, ou les choses médiocres, ou les choses très belles ; mais l'"orient" médiocre est affreux : et les tapis de cent cinquante mille francs ne sont pas à la portée de tout le monde..."

extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français

vendredi 25 septembre 2020

"Petit tableau de l'Égypte en effervescence" (1947), par Georges Duhamel

village égyptien, fin XIXe s. - gravé et imprimé par Gillot

"... l'Égypte donne, en 1947, le spectacle de l’allégresse et de la vigueur. Tout le long des routes, dans la campagne verdoyante, cheminent des paysans alertes, musclés, maigres, avec leurs baudets et leurs files de chameaux. Le personnage de Goha n’est point une invention des poètes : le frère de Goha est partout, sur les sentiers et dans les bourgs ; il rit, il plaisante. Il a le verbe sonore. Il connaît des légendes. Il profère des vérités rustiques et des proverbes drus, à la manière de son autre frère espagnol, Sancho. Il ne voit que d’un œil, il souffre de deux ou trois maladies auxquelles les savants européens donnent des noms très compliqués, il ne mange pas tous les jours, il dort dans une cabane de limon séché ; et pourtant il manifeste une vitalité généreuse.
La population des villes offre le spectacle parfaitement oriental d’une merveilleuse impureté. Toutes les races sont mêlées et bientôt seront confondues. À quelques minutes du bazar, du Khan Khalil, on tombe sur des gratte-ciel qui s'efforcent d’imiter les monstres américains. Des flots de voitures rutilantes roulent entre les trottoirs chargés d’une foule bigarrée. L’odeur du benzol flotte, au gré des souffles : c’est le nouvel encens des nouvelles "mille et une nuits". Les chauffeurs sont d'une habileté prodigieuse ; ils savent très bien se servir de ces appareils qu'ils n’ont pas inventés eux-mêmes. Ils savent moins bien les réparer ; on aperçoit souvent des voitures en détresse, et c’est un symptôme caractéristique, à cet instant de la civilisation. Mieux, c’est un avertissement.
Des avions grondent dans le ciel, comme partout. Ils se posent en vrombissant sur l'aérodrome d'Almaza, aux portes d’Heliopolis. Car Le Caire est l’un des rendez-vous du vieux continent. Quoi qu'il advienne, la civilisation mécanique a pris possession de ce nouveau domaine. Elle ne le lâchera plus. Des usines fument, dans la campagne plate du Delta, entre les champs de bersim et les villages de boue jaunâtre. Des montagnes de coton s’amassent dans les terrains vagues. Des balles aux toiles déchirées, la précieuse bourre s'échappe. Elle tombe dans la poussière et on la foule aux pieds. Le coton semble, ici et là, l’une des ordures de l'Égypte. Les arbres qui bordent la route d'Alexandrie arrachent des flocons à toutes les charretées ; ils ont l’air couverts de neige, du moins la file de droite en descendant vers le port. Car ce coton qui est, paraît-il, le meilleur du monde, est trop beau pour le fellah ; c’est un article d’exportation et la route du coton est une route à sens unique.
Cependant, la vie mondaine, dans les grandes agglomérations, est toujours active et brillante. Il y a quelques ruines, à Alexandrie, notamment ; ce sont les témoignages des bombardements, les allusions à la guerre. La société aristocratique est, comme jadis et comme naguère, délicate et bien pourvue. Les magasins regorgent de nourritures succulentes. La viande, les légumes, les fruits, les friandises encombrent les marchés. L'étranger qui vient de l’Europe occidentale prend plaisir à cette bonne chère. Il pense même que les Français d'Afrique du Nord, - des oppresseurs, paraît-il, - mènent une vie monastique et austère, au prix du luxe égyptien. Le tourisme est gravement entravé par les problèmes monétaires et le désordre du monde moderne. Les hôtels n’en sont pas moins remplis et le voyageur y est, comme autrefois, traité confortablement ; il peut se procurer, s’il dispose de devises, tous les articles nécessaires à la vie ou au plaisir. L’or abonde, même chez les bijoutiers des quartiers modestes. Il est évident que, malgré l’imminence des périls, l'Égypte a pu échapper à la guerre ravageuse. Elle montre, dans les controverses actuelles, une énergie qu’elle n’a pas été contrainte d'engager et de dépenser pour le salut de son existence. 
Nous la voyons aujourd’hui bien résolue à conquérir tous les instruments de l'indépendance et même à les obtenir de l'Occident quand ces instruments se fabriquent en Occident. On peut se demander si cette occidentalisation rapide n’affaiblira pas la foi religieuse qui est, à l’heure actuelle, pour l'Islam, un principe d'énergie et de confiance. Les chefs religieux, eux-mêmes, sont bien obligés de suivre le mouvement, à peine de perdre le contact avec le reste du corps social, tout au moins dans les grandes villes.
Les théâtres jouent, le soir, devant des publics recueillis, vraiment attentifs. Les pièces ne sont plus, comme autrefois, empruntées au fond national. Ce sont, le plus souvent, des pièces anglaises ou françaises, traduites en arabe littéraire et jouées dans les traditions de la Comédie-Française. Les cinémas font passer des bandes tournées dans les studios de Ghisé. Certains de ces films s'efforcent d’exploiter les légendes orientales. La plupart se conforment aux bonnes recettes américaines. Les acteurs sont habiles. Le fameux Wabi, formé à l’école de Sylvain, règne fastueusement sur la scène et sur l’écran. 
Le music-hall s’est beaucoup transformé, dans ces vingt dernières années. Le temps n'est plus des chanteuses illustres qui s’évertuaient, devant un petit auditoire d’illuminés, sur le mode purement égyptien, avec l'accompagnement d'instrumentistes autochtones. Aujourd’hui la vedette chante, guidée par un pianiste, et elle tient dans sa main droite le manche nickelé du micro. Des lumières électriques aux couleurs évanescentes éclairent ce tableau sans mystère. Après quoi, les danseuses entrent en scène. Elles sont les unes juives, les autres égyptiennes. Il y a, comme partout, des européennes et des personnes sans nationalité définie.
La condition de la femme est touchée, on l’imagine, par cette ample révolution. L’émancipation va vite.
La société lettrée pourrait être donnée en exemple à la plupart des sociétés occidentales. Elle est brillante, mais vraiment attentive et, ce qui est plus rare encore, fidèle dans ses affections. Elle est plus composite que dans la plupart des autres pays du monde. On y voit, unis par le même ardent amour
de la culture intellectuelle, des Grecs, des Libanais, des Arméniens, des Syriens, des Maltais, des Français, des Suisses, des Coptes et des Musulmans. Le visiteur, parfois, alors qu'il est reçu dans quelque illustre demeure égyptienne, en vient à se demander où sont les vrais Égyptiens.
Ils existent. Ils sont au nombre de vingt millions à peu près. Ils sont presque tous dans les champs, en train de labourer la terre ; ils marchent, dans un vol d'ibis, derrière les bœufs bossus, les pieds nus dans l’humus noir."



extrait de Consultation aux pays d'Islam, 1947, de Georges Duhamel (1884-1966), médecin, essayiste, poète, romancier français, élu en 1935 membre de l’Académie française dont il fut secrétaire perpétuel de 1944 à 1946.
"Il devait développer dans son œuvre un humanisme moderne marqué par une dénonciation des excès de la civilisation mécanique." (site internet de l'Académie française)
La compréhension de l'extrait reproduit ci-dessus est évidemment tributaire de l'époque à laquelle il fait référence (1947) : bien que le protectorat britannique sur l'Égypte ait été aboli, la vie politique de l'Égypte était toujours sous influence britannique, conformément à plusieurs clauses de réserve dans la déclaration d'indépendance du 28 février 1922. Il faudra attendre la révolution de 1952 pour que l'Égypte recouvre sa totale indépendance.



jeudi 24 septembre 2020

"Si j’ai bien compris, dans ce musée, presque tout se rapporte à l’idée de mort" (Maurice Barrès, à propos du musée égyptien du Caire)

Cheikh el-Beled (carte postale ancienne)

"Nous connaissons maintenant l’Égypte des Pyramides, nous l’avons vue, nous l’avons respirée dans ses tombeaux. Essayons maintenant d’aller la comprendre au musée.
Mon éminent confrère Maspero était absent. J’ai pu causer avec l’un de ses élèves, M. Lacau, qui m’a mis très agréablement au courant de sa science.
Jeudi, au musée du Caire.
Si j’ai bien compris, dans ce musée, presque tout se rapporte à l’idée de mort. Presque tout a été trouvé dans les tombeaux, cela nous dispose à voir l’Égypte comme le pays où la vie fut subordonnée à l'idée de la mort. Il est certain que la vie d’outre-tombe y jouait un grand rôle, mais il faut tenir compte que, dans ce climat, les objets se conservent très bien et que les tombeaux ayant été placés (vu la cherté du terrain cultivable) sur les confins du désert, on y a beaucoup moins bouleversé les tombes qu’on ne fait dans nos cimetières.
Dans les tombeaux, on trouve la représentation de tous les objets utiles à la vie (et parfois les objets eux-mêmes). Le mort s’assurait ainsi la prospérité dans l’autre vie. L’autre vie n’était pas une chose vague : il y voulait ce qui fait la vie facile et heureuse, lui, sa femme, ses serviteurs, des nourritures, etc. (c’est ainsi qu’il n’y a pas de peuple dont les mœurs nous soient mieux connues). Ces objets sont tantôt représentés en peinture, en gravure de bas-reliefs, en petits objets, en objets authentiques. 
Le puissant, le riche prend mille soins de s’assurer ces possessions. Qu’elles lui soient enlevées, il retombe au sort du commun qui n’a pas de sécurité.
En général, cette représentation du mort et de ses serviteurs est stylisée (ou industrielle). Parfois c’est un portrait. Ainsi le fameux Cheikh-el-Beled. S’il a voulu son portrait, était-ce un homme particulièrement pieux ? En tout cas, c’est un homme sans naissance.
Après cela nous avons les statues des rois et celles des dieux. Le roi se fait volontiers représenter en Sphinx qui est un lion à tête humaine, force et intelligence.
Les dieux. Chaque canton a son Dieu, chaque canton divinise un animal, en honore et sert un représentant qu’on momifie à sa mort et tous les animaux de la sorte sont honorés dans le canton. D’où vient cette coutume ? Des nègres qui précédèrent ? Les Romains s’étonnèrent beaucoup de cette coutume et voulurent à tort y voir la récompense des services rendus par la bête.
On voudrait trouver le sens moral de cette religion. Quels sentiments sont figurés par ces dieux ? À quels états d’âme cela répond-il ? Que veulent dire ces forces puissantes ? On l’ignore. On voit qu’ils goûtaient l’immobilité. Si l’on avait perdu l’Ancien et le Nouveau Testament, que comprendrait-on des cathédrales ?
On n’a aucun texte. Un combat, mais c’est un fragment d’Iliade sans les sentences morales. Le Livre des morts, c’est un recueil de formules magiques. On sait la vie d’Osiris par le pseudo-Plutarque ; elle permet de comprendre les allusions éparses qui, autrement, eussent été impossibles à saisir."


extrait de "Voyage en Égypte", par Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et homme politique français, membre de l'Académie française.
Texte publié dans la Revue des deux mondes : recueil de la politique, de l'administration et des moeurs, 1933.

"Maître à penser de toute une génération, Maurice Barrès le fut tout autant par son œuvre littéraire que par son style de vie. Dans les années 1880, il fréquenta à Paris le cénacle de Leconte de Lisle et les milieux symbolistes. Parallèlement à sa carrière d’écrivain qui lui assura un succès précoce - il n’a que vingt-six ans quand paraît le premier tome de sa trilogie Le culte du moi - il se lança dans la politique. Boulangiste par anticonformisme et par rébellion contre l’ordre établi, il fut élu député de Nancy en 1889. L’Affaire Dreyfus qu’il vécut comme une menace de désintégration de la communauté nationale l’incita d’emblée à se placer dans le camp des antidreyfusards dont il devint l’un des chefs de file. Dès lors, sa pensée s’orienta vers un nationalisme traditionaliste, plus lyrique et moins théorique que celui de Maurras, mais fondé sur le culte de la terre et des morts (extrait du site internet de l'Académie française)

"L'incendie sur le Nil", par Maurice Barrès

photo MC

"On est pressé d’avoir tout vu, les tombeaux des Rois et des Reines, les deux colosses, les trente-six temples pour y rêver et les ranimer. Ce grand paysage vide a des formes si simples qu’on croit aisément sentir l’âme, le dieu, l’esprit qui les épousait. En se prêtant au fleuve, au ciel, à la montagne, on est envahi par le rêve d’immobilité des colosses et l’on s’entend en esprit dans la paix des chambres souterraines.
Un grand repos paisible sur le bord d’un grand fleuve plat. On suit les heures de la lumière sur la montagne rose et chaque journée finit par un prodigieux coucher de soleil.
C’est l’heure jaune de la concurrence. Le muezzin psalmodie sur le balcon du minaret, la cloche catholique avec trop d’insolence l’interrompt et le recouvre. Les Arabes sont accroupis le long des murs et parlent bas. L’or se répand sur le fleuve et noie dans le ciel la tête haute des palmiers.
Au début, c’est de l’or irradié qui transfigure tout le ciel et l’élargit. Comment suggérer avec des notes ? Le ciel est divin. Le bleu profond du zénith se dégrade en rose jusqu’à l’or de l’horizon, sans un heurt, ni un nuage, tout d’une teinte. Puis le rose se substitue, cependant que sur le fleuve miroitant, les bateaux, leurs vergues, les canéphores qui gravissent les berges et les mariniers deviennent de noires silhouettes. Quelle paix sur les temples ! L’horizon prend flamme.
Ce qu’il y a d’admirable, c’est combien ce paysage marche, évolue d’un seul mouvement. Je comprends cette dervicherie préoccupée, obsédée par l’unité de Dieu. Quand le soleil éblouissant s’incline, va se précipiter, c’est tout le paysage qui se recueille, s’enveloppe dans une sorte de brume violette.
Longue nappe de fleuve, mince rideau des arbres au pied de la montagne, haute et puissante montagne, immense ciel, tout se recueille, s’efface un instant, puis le dieu glisse, tombe.
Les muezzins. Après un long quart d’heure, voici que tout est prêt pour l’apothéose."



extrait de "Voyage en Égypte", par Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et homme politique français, membre de l'Académie française.
Texte publié dans la Revue des deux mondes : recueil de la politique, de l'administration et des moeurs, 1933-03.

"Maître à penser de toute une génération, Maurice Barrès le fut tout autant par son œuvre littéraire que par son style de vie. Dans les années 1880, il fréquenta à Paris le cénacle de Leconte de Lisle et les milieux symbolistes. Parallèlement à sa carrière d’écrivain qui lui assura un succès précoce - il n’a que vingt-six ans quand paraît le premier tome de sa trilogie Le culte du moi - il se lança dans la politique. Boulangiste par anticonformisme et par rébellion contre l’ordre établi, il fut élu député de Nancy en 1889. L’Affaire Dreyfus qu’il vécut comme une menace de désintégration de la communauté nationale l’incita d’emblée à se placer dans le camp des antidreyfusards dont il devint l’un des chefs de file. Dès lors, sa pensée s’orienta vers un nationalisme traditionaliste, plus lyrique et moins théorique que celui de Maurras, mais fondé sur le culte de la terre et des morts (extrait du site internet de l'Académie française)


mercredi 23 septembre 2020

"Il y a à rapporter de l'Égypte quelque chose de plus solide que le plaisir, de plus utile encore que la science, c'est un peu de sagesse" (Louis Lacroix)

Photo de Donald McLeish (1921)

"Nous avons pris congé des anciens Égyptiens, et notre voyage d'Égypte est terminé. Que nous en restera-t-il, Messieurs, et que sommes-nous allés chercher si loin ? de la distraction ? du plaisir ? des impressions à éprouver et à redire ? C'est quelque chose, je le veux bien, mais pas assez pour une telle entreprise. De la science ? Ah ! sans doute, il faut y songer, et c'est avoir profité d'un voyage que d'en rapporter beaucoup. Mais il y a mieux : oui, Messieurs, il y a à rapporter de l'Égypte quelque chose de plus solide que le plaisir, de plus utile encore que la science, c'est un peu de sagesse.
Voilà ce qu'allaient y chercher les grands hommes de l'antique Grèce, les Solon, les Pythagore, les Platon, qui aspirant à être sages, et ne trouvant la sagesse ni autour d'eux, ni en eux-mêmes couraient au loin à sa poursuite, partout où on disait qu'elle s'était le mieux conservée sur la terre depuis les premiers âges. À ce titre, l'Égypte les attirait tout d'abord dans les sanctuaires vénérés de Thèbes et d'Héliopolis ; ils s'entretenaient avec leurs prêtres, ils se faisaient initier à ces mystères où brillaient encore de faibles lueurs des grands dogmes religieux, et ils en rapportaient quelques fragments de ces vérités qui font vivre le genre humain. C'est ainsi qu'ils devenaient dans leur patrie les maîtres de la pensée, les régulateurs de la discipline sociale et des mœurs. 
Aujourd'hui, Messieurs, de pareils voyages ne nous sont plus nécessaires. L'éternelle sagesse a dressé au milieu de nous des sanctuaires bien autrement éclairés que ceux de Phtha et d'Osiris, par l'inextinguible flambeau de la pure et intègre vérité. Dès le berceau l'homme est illuminé de ses clartés et il ne tient qu'à lui qu'elle guide ses pas jusqu'à la tombe. Mais étrange mystère ! Au rebours des anciens qui, nés dans la nuit, aspiraient à la lumière, nous naissons au milieu de la lumière, et voilà que nous retombons dans les ténèbres, incertains de la route que nous devons suivre, ignorants du terme où nous allons. 
Ah! Messieurs, c'est que nos yeux se ferment et que notre âme s'endort. Et n'est-ce pas là le mal dont nous sommes travaillés ? Sans doute, cette maladie de langueur peut se traiter de différentes manières : quant à moi, je conseille par expérience le voyage d'Égypte. Allez évoquer dans la vallée du Nil, parmi les ruines et les sépulcres où il est couché, le spectre silencieux de cette civilisation éteinte, et sa funèbre apparition obsèdera votre âme qui ne se rendormira plus. Au spectacle de cet anéantissement des choses humaines, l'intelligence remonte d'elle-même dans les hautes régions où s'agitent les redoutables questions du temps et de l'éternité. Devant ces débris de tout ce qui fut grand et de tout ce qui vous paraît encore désirable, vous éprouvez des détachements salutaires, et le cœur se dépouille de ce double orgueil de la vie et de la civilisation qui a toujours perdu les individus et les sociétés. 
Le voyage d'Égypte, c'est à la fois la descente au tombeau et la résurrection. Vous en revenez l'âme profondément atteinte des traits de l'éloquence muette de la mort, incapable d'une nouvelle léthargie et avide d'un autre repos que de celui de l'insouciance ou de l'engourdissement. L'Égypte ne nous donne plus la sagesse sans doute, mais elle nous en rend le désir ; heureux si nous savons nous résoudre à aller enfin la demander aux sanctuaires d'où elle se répand sur le monde, et d'où les vrais sages des temps anciens l'auraient reçue avec transport !
Voilà, Messieurs, à mon sens du moins, la suprême utilité d'un tel voyage ; voilà comment nous pouvons encore, comme au 
temps de Pythagore et de Platon, aller chercher la sagesse en Égypte."

extrait de Souvenirs d'un voyage en Égypte, par Louis Lacroix (1817-1881), professeur d'histoire à la Faculté des lettres de Nancy (1853-1870), puis d'histoire moderne à la Faculté des lettres de Paris (1871-1880). Membre fondateur de l'École française d'Athènes.

mardi 22 septembre 2020

Une "trop brève, mais inoubliable excursion" en Égypte, par Jean-Baptiste Samat

scène de rue du Caire, par James Reeve, 1939

"Nous avons aperçu quelques jours après, au-dessus de la mer convulsée par le mistral, et sous le ciel pur, les côtes argentées de Provence. Notre promenade en Égypte était finie, tout ce que nous avions ressenti sur l’autre continent était dans le passé.
Nous avions vu trop de choses et trop rapidement, pour avoir eu jusque-là le temps de penser ; mais après deux jours de mer, la multitude et la diversité des impressions qui s'étaient entassées dans notre esprit commençait à se classer, à se coordonner.
Encore écrasés par l’immensité du temps au travers duquel nous avions pour ainsi dire évolué, encore ahuris par la prodigieuse antiquité et l'énormité des monuments pharaoniques, ayant encore presque sous les yeux les admirables œuvres d’art de ces civilisations si reculées, nous commencions cependant à voir clair dans nos âmes et à retirer quelques fruits de cette trop brève, mais inoubliable excursion. Qu’avions-nous rapporté de là-bas ? Un fort bagage de souvenirs, mais en somme rien qui pût nous donner sujet de nous enorgueillir.
À côté de ces temples dont les colonnades persistent après tant de siècles, à côté des pyramides de Gizeh, de celles de Sakkara, du Sphinx, dont l’âge est incalculable, qu’étions-nous donc ? 
Les futaies de pierre de Karnak et de Louqsor sont encore debout, les colosses de Memnon froidement assis au seuil de la montagne dorée sont toujours là. Combien de générations les ont effleurés, et combien la vie humaine paraît éphémère à côté de ces ruines, à côté de la fière montagne qui abrite les royaux hypogées et qui, depuis des milliers et des milliers d'années, regarde à ses pieds couler le Nil.
Que sommes-nous donc au regard des temps, même des temps connus, nous qui ne sommes rien au regard de l’espace ? Que serons-nous, même lorsque trente siècles auront passé sur nos os ? Poussière, et que poussière ! Et peut-être, à ce moment-là, d’autres touristes continueront-ils à défiler devant les momies de Séti et d’Aménophis, figées pour toujours dans leurs poses hautaines. 
Combien le temps emportera-t-il encore de générations avant que s’effacent les peintures et les reliefs des temples et des tombeaux ? Avant que disparaissent ces merveilles d’art qui ne peuvent nous prouver qu'une chose, c’est que notre art à nous ne peut décidément se glorifier d’aucun progrès. Depuis quatre mille ans nous n’avons, là-dessus, rien gagné, ayant, au contraire, perdu la simplicité d'âme qui fait la simplicité de conception, ayant perdu la foi qui fait la grandeur et la beauté des œuvres.
Sommes-nous plus grands aujourd’hui ? Nos évolutionnistes, nos modern-stylistes seraient-ils capables de nous donner la force d’évocation, la puissance, la noblesse de lignes des colosses de Memnon, des statues royales du musée du Caire, la grandeur effarante des pylônes et des colonnades de Karnak, de Louqsor et d’Edfou, la grâce des obélisques ou du kiosque de Philæ ? Et quand nous admirons les chefs-d'œuvre de notre art décoratif, pensons-nous sérieusement que cela pourrait soutenir la comparaison avec les étonnants bijoux du trésor de Dahchour ?
À ne considérer notre excursion qu’à ce point de vue, la vieille Égypte ne nous aurait donc apporté que de tristes réflexions. Mais il y avait l'Égypte moderne, l'Égypte des mosquées où l’on prie dans la pénombre que trouent les rayons des vitraux ; il y avait la vie intense des rues étroites et encombrées d’une foule bariolée et si vivante ; il y avait le paysage.
Il y avait le Nil large et calme, couvert de bateaux hautement voilés, les plaines inondées, les futaies de palmiers vert bleu, les villages tapis dans le feuillage, les jardins parfumés de roses et de cassies, les champs couverts de cultures. Et puis la lumière, le sable impalpable et brillant ; les collines roses, dorées ou mauves ombrées de bleu. Il y avait le ciel couleur de turquoise où planaient les aigles et les éperviers ; et les grandes et belles lignes de l’horizon derrière lesquelles le soleil se couchait dans un flamboiement ; il y avait les longs crépuscules de pourpre que l’on aurait voulu éternels.
Il y avait aussi le peuple, les braves gens, les fellahs calmes et doux, durs à la besogne, toujours courbés sur la glèbe ; les théories de femmes, brunes tanagras, aux gestes nobles, s’en allant sveltes et fières le long des rives dans la brume violette du soir. Il y avait tout l'Orient.
Il y avait tout cela, mais tout cela passera. Cet Orient se modifie tous les jours et se civilise. À côté des minarets amoureusement ouvragés et des coupoles ciselées, se dressent des cheminées fumeuses ; de grosses usines bourdonnent sur la berge du fleuve saint. Au Caire s’élèvent des immeubles modernes, se percent de larges rues où ronflent les automobiles, où le veston européen frôle trop souvent le caftan de couleur.
Tout sera complètement modernisé bientôt, mais les Pyramides n’auront pas pour cela une pierre de moins, et le Sphinx, émergeant toujours de son lit de sable, conservera malgré tout son énigmatique sourire."


extrait de Promenade en Égypte, de Jean-Baptiste Samat (1865-1931), docteur en droit, journaliste, historien local, illustrateur, directeur du périodique "Le Petit Marseillais", membre de l'Académie de Marseille (élu en 1919)


lundi 21 septembre 2020

"On comprend que les Égyptiens aient déifié le Nil" (Louis Piérard)

par Johann Jakob Frey (1813-1865), peintre paysagiste suisse

"J'hésite à rédiger ce livre que l'on m'a demandé avec une aimable insistance. Peut-être aurais-je eu moins de scrupules, après une première visite au Caire, à Louksor et Assouan, s’il s'était agi exclusivement de noter ce pittoresque extérieur qui frappe l’Européen à peine débarqué à Port-Saïd ou Alexandrie. Et pourtant... Même s’il n’est question que de ces vives images, comment oublier qu'il ne s’est trouvé jusqu'ici aucun grand peintre pour fixer sur la toile la couleur véritable de ce pays mystérieux et fascinant ? Delacroix ou Decamp nous ont rapporté d’Alger des chefs-d’œuvre.
Mais quel grand paysagiste a rendu exactement la qualité de ces gris-argent des rives du Nil que j'admirais chaque matin au Caire en traversant le grand pont au bout duquel s’érige la statue de Saad Zaghloul, l'apôtre de la Libération nationale, - que tout un peuple idolâtra. La lumière du Delta (où la terre est plus fertile et la densité de population plus forte que partout ailleurs au monde) rendrait à l'artiste la tâche plus facile. C'est le matin, par chemin de fer, plutôt que par la route, qu'il faut se rendre du Caire à Alexandrie. Le vert du berzim, les roses ou les rouges d’un fichu, d’un turban, le bleu d'une galabieh
tout cela chante d'une façon à la fois franche et délicate dans le jour diaphane. Mais il y a le noir des vêtements de femmes, de ces femmes bibliques ou grecques, comme on voudra, qui portent sur la tête une cruche ou une corbeille et s’avancent avec une souplesse, une majesté, une grâce incomparables. Oui, il y a ce noir dans le soleil, le noir dont Tintoret dit que c’est la plus belle des couleurs. Les chameaux se découpent sur la ligne d’horizon avec une netteté singulière. De la route stratégique du désert, on les aperçoit à des kilomètres de distance et l’on se demande si l’on n’est pas victime d’un mirage. On voit trottiner les petits ânes infatigables, dans le poil desquels les Arabes dessinent parfois, avec les ciseaux, des décors géométriques cousins de ceux des velours du Kassaï. Aux norias dont les godets montent l’eau des canaux d'irrigation, sont attelés les buffles aux cornes recourbées que l’on voit dans les reliefs des tombes de Sakkara ou de la Vallée des Rois. Les felouques voguent lentement sur le Nil toujours proche et les voiles gonflées par la brise légère sont comme de gigantesques papillons posés sur la plaine bariolée. De temps en temps - souvent - apparaissent les petites villes ou les villages avec leurs minarets fragiles dominant le troupeau des maisons basses, en boue séchée. On se demande si le moindre souffle ne va pas faire s’évanouir, se dissoudre en poussière ces constructions sommaires.
C’est la terre d'Égypte, don du Nil. Chaque été, le fleuve gonflé par les pluies de l’Afrique équatoriale, sort de son lit et submerge pour quelques mois la vallée étroite, laissant après l’inondation ce limon fertile dans lequel on n’a qu’à semer, après que le fellah l’aura gratté avec une charrue primitive, une araire dont le type n’a pas changé depuis cinquante siècles. Deux et parfois trois récoltes. J'ai vu moissonner l'orge fin février, près de Louksor. 
Le coton et la canne à sucre font la richesse du pays. Il y a en outre les riz et les céréales d'Europe, et les légumes, tous les légumes, et les fruits, tous les fruits : oranges, citrons verts, bananes, dattes, fraises, poires ou pommes. Ne parlons pas de la vigne. Un célèbre fabricant de cigarettes l'a plantée dans une oasis qu'il a créée en plein désert. On y fabrique un vin qui s'appelle, s'il vous plaît, "le cru des Ptolémées... (...)
On comprend que [les Égyptiens] aient déifié le Nil. C'est un véritable émoi religieux qui s'empare d'eux au moment de la crue. Qu'on y songe : le fleuve ne reçoit pas un seul affluent dans la traversée d'un immense territoire sur lequel il ne pleut jamais."


extrait de Orient et Occident - Souvenirs d'Égypte, 1947, par Louis Piérard (1886 - 1951), homme politique belge, militant wallon et journaliste, auteur d'ouvrages de critique artistique et littéraire, créateur de l'Université populaire de Frameries (Belgique), élu à l'Académie royale de langue et de littérature françaises le 13 mars 1948.

jeudi 17 septembre 2020

"Il y a là toute l'histoire de la civilisation de l'Égypte" (Amédée Baillot de Guerville, à propos du musée égyptien du Caire)


"Il va sans dire que, dans le pays par excellence des fouilles et des découvertes archéologiques et historiques, le Musée présente un intérêt extraordinaire. Celui du Caire est une œuvre française dans toute l'acception du mot, et une œuvre dont on a le droit d'être fier. Il fut fondé, il y a plus de quarante ans, par l'illustre égyptologue français Mariette. M. Maspéro, non moins illustre dans le monde des savants, en prit la direction à la mort de Mariette (1881) et la conserva cinq années, pour la céder à M. Grebault, qui, à son tour, fut remplacé par M. de Morgan. De nouveau, M. Maspéro a repris la direction et jamais chef d'un grand département ne fut plus apprécié et plus aimé.
Le Musée occupe aujourd'hui un immense palais, admirablement situé et dont la construction vient seulement d'être achevée.
On y trouve des merveilles sans nombre, que la pioche des savants égyptologues a arrachées aux mystérieuses cachettes où elles avaient dormi paisiblement pendant des siècles. Il y a là, entassée dans les vastes salles et remontant à des milliers d'années avant Jésus-Christ, toute l'histoire de la civilisation de l'Égypte. Ses rois et ses reines, ses princes et ses princesses, ses soldats et ses prêtres, ses guerres et ses conquêtes, ses deuils et ses fêtes, ses arts et ses jeux - tout cela est là sous forme de momies aux masques d'or, de statues de pierre, de granit, de bronze, de bas-reliefs admirablement sculptés, de tablettes commémoratives, d'animaux, de fleurs, de meubles, d'ustensiles de toute espèce.
Je ne connais rien de plus émouvant que ces temples du passé, où sont réunis tout ce qui a été la vie et, hélas ! la mort de peuples grands et puissants - tout ce qui a fait la gloire, le bonheur et les tristesses de ceux qui, il y a trente, quarante, cinquante siècles, jouissaient, tout comme nous le faisons aujourd'hui, de ce beau soleil vivifiant et de la vie qui conduit au néant !
Les statues, les vases, les autels, les pierres à sacrifices, les sarcophages, les bas-reliefs, tout cela, le confesserai-je, me laisse bien indifférent, mais je suis attiré par un attrait invincible vers toutes les vitrines qui contiennent les bibelots que touchaient chaque jour, il y a des milliers d'armées, les mains souples et nerveuses alors, raidies et desséchées aujourd'hui, de ces formes humaines qui dorment ici même, dans des boîtes à momie, le sommeil qu'est venu brutalement interrompre notre civilisation chercheuse, farfouilleuse et irrespectueuse des morts. Ici ce sont des objets de toilette, là de délicieux bijoux, prouvant quels fins orfèvres vivaient trois ou quatre mille ans avant notre ère. Des bagues, des boucles d'oreilles, des chaînes, des couronnes, des diadèmes, des pendants, des pièces exquises en or finement ciselé et incrusté de pierreries, qui ont orné des princesses et des femmes belles, puissantes, aimées. Ah ! parlez donc de l'art nouveau et des horreurs qu'on fait aujourd'hui en son nom, et je vous crierai : "Venez, venez voir ce que les vieux Égyptiens faisaient et quel goût sûr et exquis ils déployaient !"
Et mon émotion augmente encore quand mes yeux étonnés s'arrêtent sur des fleurs desséchées et admirablement conservées, des fleurs qui, par une matinée ensoleillée, sortirent de terre il y a des milliers d'années, furent cueillies par une main alerte et heureuse de vivre, des fleurs auxquelles des lèvres amoureuses confièrent peut-être des paroles de tendresse et d'espoir !
Ah ! Seigneur, se peut-il que tout cela, qui fut l'essence de la vie d'un peuple, soit venu jusqu'à nous, pour nous rappeler à travers les siècles passés toute la vanité des espoirs terrestres !
Amen ! me crierez-vous. Soit, n'en parlons plus. Laissons les morts à M. Maspéro et à ses savants collaborateurs, et filons vers l'air, la lumière, le mouvement, la vie."

extrait de La nouvelle Égypte, ce qu'on dit, ce qu'on voit du Caire à Fashoda, par Amédée Baillot de Guerville (1868-1913). Né en France, il émigra aux États-Unis en 1887, où il effectua toute sa carrière de journaliste et agent commercial.

mardi 15 septembre 2020

"Le tombeau de Ti est bien une des choses les plus étonnantes que j'aie jamais vues" (Edmond Cotteau)

mastaba de Ti (Wikimedia commons)

"À peu de distance du Sérapéum se trouve un monument beaucoup plus ancien, car il remonte à la cinquième dynastie, c’est-à-dire qu'il n’a pas moins de 5 800 ans d'existence. Je veux parler du tombeau de Ti, qui est bien une des choses les plus étonnantes que j'aie jamais vues.
Comme on a pu s’en assurer par la lecture des inscriptions hiéroglyphiques gravées sur les parois des chambres funéraires, ce Ti était un personnage important, quelque chose comme le Ministre des travaux publics, le conseiller intime du monarque ; issu d’une humble origine, il s'était élevé au premier rang, grâce à la faveur royale. 
Resté enfoui sous le sable pendant bien des siècles, le tombeau de Ti, aujourd’hui entièrement déblayé, à laissé apparaître plusieurs salles du plus haut intérêt. Toute l'histoire de sa vie est la, se déroulant sur les murailles formées d'énormes blocs d’une belle pierre blanche, au grain très fin.
On le voit visitant ses fermes, procédant au dénombrement de ses troupeaux, s’adonnant aux plaisirs de la chasse ou de la pêche, recevant les offrandes de ses serviteurs, etc. Ces diverses scènes, soigneusement peintes et gravées en relief, sont du style le plus pur. La peinture n’est pas effacée, les contours sont nets et les couleurs encore très vives ; il semble vraiment que l'artiste vienne de terminer son travail. Et dire que toutes ces merveilles que nous admirons à la lueur d’un bout de bougie, ou bien à la lumière du magnésium, étaient destinées à rester éternellement ensevelies dans les ténèbres!"

extrait de "Six semaines sur le Nil", revue Le Tour du Monde1894, par Edmond Cotteau (1833-1896), globe-trotter, journaliste et photographe français, membre de la Société de géographie. C'est en 1892 qu'il visite l'Égypte.

samedi 12 septembre 2020

"En Égypte, les œuvres les plus antiques sont les plus belles de toutes" (Edmond About)


Beni-Hassan : Tomb 3 Asiatic scene. 
Carl Richard Lepsius, Denkmäler aus Aegypten und Aethiopien, Leipzig, 1913

"On pourrait objecter que l'Égypte a préparé l'art grec, et que Thèbes fut autrefois l'institutrice d'Athènes, comme le Pérugin a été le maître de Raphaël. Il y aurait assurément de l'injustice à demander pourquoi l'auteur du Mariage de la Vierge n'a pas fait la madone de Foligno. C'est la loi du progrès dans une de ses applications les plus connues ; mais la loi du progrès, autant qu'on en peut juger d'après les documents qui nous restent, ne s'est jamais vérifiée en Égypte. Les œuvres les plus antiques y sont les plus belles de toutes ; il semble qu'une colonie ait importé sur les bords du Nil une civilisation toute faite et parfaite, et que l'histoire du pays, à dater du deuxième jour, ne soit qu'une longue décadence. 
Dans les tombeaux de Beni-Hassan, qui datent de la VIIe dynastie, et qui sont plus vieux qu'Abraham, on peut voir encore aujourd'hui des tableaux pleins de mouvement, de vie, de gaîté même. Tous les monuments du premier âge expriment en traits vifs et charmants la douceur d'une vie champêtre, abondante, libre, heureuse, et l'art qui l'a traduite est facile comme elle. On dirait que les vivants se sont plu à réunir dans la demeure des morts l'image de tous les plaisirs qu'ils avaient goûtés sur la terre. Aucune allusion à la grandeur des rois, au despotisme des prêtres, à ces épreuves de l'autre vie dont le détail formaliste et minutieux remplit les monuments de l'Égypte dégénérée. L'architecture des premiers âges offre des spécimens du pur style dorique, tel ou peu s'en faut qu'il existe au Parthénon d'Athènes, et partant bien supérieur à cette énormité savante et prétentieuse qui fut le style de Sésostris.
Il est vrai que cette grave question se juge sur un dossier fort incomplet. Beaucoup d'édifices ont disparu, force nous est de raisonner sur le peu qui subsiste. On s'imagine en France que tous les temples et les tombeaux d'Égypte étaient taillés dans le granit ; il s'en faut de presque tout ; le granit est une pierre rare, on ne le trouve qu'à la hauteur d'Assouan, presque sous le tropique du Cancer. Les anciens venaient le chercher jusque-là pour en faire des obélisques et des statues ; mais lorsqu'il s'agissait de construire tout un temple, ils employaient le grès ou le calcaire, qui se trouvait sous leur main. Les temples de calcaire ont passé dans les fours à chaux, pièce à pièce ; le grès seul est resté debout parce qu'il ne pouvait servir à rien. Il risque fort de disparaître à son tour, ou du moins les derniers vestiges de cette précieuse antiquité sont plus exposés aujourd'hui que sous les mameluks. 
Le Nil commence à miner Louqsor : quelques jours avant notre arrivée, une partie du temple s'était écroulée à grand bruit sans cause apparente ; mais le pire ennemi des choses antiques, c'est le touriste, ce désœuvré souvent inepte qui fait sauter un éclat de mur pour rapporter un souvenir, et qui martèle les hiéroglyphes ou les peintures, histoire d'y laisser son nom. Quand le voyage était coûteux et difficile, lorsque les ruines de Thèbes ne voyaient qu'une demi-douzaine d'étrangers tous les ans, les dégâts étaient véniels ; aujourd'hui Anglais et Américains s'abattent sur le Nil par centaines, comme des oiseaux de passage ; la manie des collections va croissant ; on trafique des antiquités à bureau ouvert ; les agents des consulats se livrent publiquement à ce commerce, et le gouvernement n'est pas de force à chasser les vendeurs du temple, qui finiront par vendre le temple même. 
Il est urgent d'arrêter cet abus et de préserver les ruines, au moins jusqu'à ce que M. Mariette ait copié toutes les inscriptions qui restent inédites. Ces murailles de la Haute-Égypte sont un livre que la science épelle avec ardeur. Elle espère y retrouver un grand chapitre de l'histoire du genre humain et la réfutation de certaines légendes trop longtemps accréditées. On n'osera peut-être plus dire que l'humanité est vieille de six mille ans en présence de documents authentiques qui en ont sept ou huit mille."

extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française

vendredi 11 septembre 2020

Mariette-Bey "honore la France, l'Égypte, l'humanité" (Edmond About)


"Mariette-Bey nous reçut à bras ouverts ; c'est un des hommes les plus complets qui soient au monde : savant comme un bénédictin, courageux comme un zouave, patient comme un graveur en taille douce, naïf et bon comme un enfant, quoiqu'il s'emporte à tout propos, malheureux comme on ne l'est guère, et gai comme on ne l'est plus, brûlé à petit feu par le climat du tropique, et tué plus cruellement encore dans les personnes qui lui sont chères, salarié petitement, presque pauvre dans un rang qui oblige, mal vu des fonctionnaires et du peuple, qui ne comprennent pas ce qu'il fait et considèrent la science comme une superfluité d'Europe, cramponné malgré tout à cette terre mystérieuse qu'il sonde depuis bientôt vingt ans pour lui arracher tous ses secrets, honnête et délicat jusqu'à s'en rendre ridicule, conservateur têtu de l'admirable musée qu'il a fait et qu'on ne visite guère, éditeur de publications ruineuses que la postérité payera peut-être au poids de l'or, mais qui sollicitent en vain les encouragements des ministères, il honore la France, l'Égypte, l'humanité, et, quand il sera mort de désespoir, on lui élèvera peut-être une statue.
Il était conservateur des antiques au musée du Louvre et connu du monde savant par quelques travaux estimés, lorsque le duc de Luynes eut l'idée de l'envoyer ici pour des fouilles. Il se donna la tâche de découvrir les tombeaux des Apis, plus introuvables assurément dans le désert que la planète Neptune dans le ciel. Durant quatorze mois, il vécut en plein sable, près de Memphis, sous un baraquement provisoire qui mériterait d'attirer tous les savants en pèlerinage. Les dépenses et les lenteurs de l'entreprise découragèrent le duc de Luynes, la France eut foi dans M. Mariette ; on lui fournit quelques ressources, et un beau jour, guidé par des signes que lui seul était capable d'interpréter, il déblaya l'entrée de cette admirable caverne où l'on couchait les bœufs sacrés dans des tombeaux monolithes, polis comme des miroirs et aussi vastes que les salles à manger de Paris.
Cette découverte fut suivie de cent autres, et le gouvernement égyptien, comprenant à la fin qu'il devait exploiter lui-même les trésors scientifiques du sous-sol, emprunta M. Mariette à la France. C'est aux dépens des vice-rois, c'est à leur éternel honneur qu'il a trouvé la table d'Abydos et cette liste des rois qui confirme contre toute attente la chronologie calomniée de Manéthon."
 


extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française

jeudi 10 septembre 2020

"On éprouve une certaine appréhension à pénétrer dans ce domaine de la mort" (Édouard Herriot, à propos de la vallée des Rois)

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Nous abordons la vallée des Rois et la vallée des Reines. Du pied des colosses, dans le champ de maïs, s’aperçoit toute la montagne désolée, d’aspect lunaire plus que terrestre, que visitèrent Diodore et Strabon, que les voleurs ont si souvent fouillée et qui, ayant révélé certains de ses trésors mais encore mystérieuse, enferme les hypogées des cultes funéraires, les puits secrets pour les momies non seulement des princes et des princesses, mais de leurs principaux serviteurs.
Toute une cour funèbre accompagne dans l’autre monde les morts royaux ou, plutôt, y revit avec eux suivant le rite. On éprouve une émotion et, avec beaucoup de curiosité, une certaine appréhension à pénétrer dans ce domaine de la mort qui possède son code et d’où sont exclus les hommes injustes. C’est même, à vrai dire, une profanation. Le temple funéraire qui, sous l’Ancien Empire, s’associait à la pyramide, s’en est séparé. La pyramide, c'est la montagne libyque, jaune et rose. Les temples se dressent dans la plaine pour le culte des rois divinisés ; nous les trouverons à Deir-el-Bahari, au Ramesseum, à Medinet-Habou. Nous les visiterons sans scrupule. Mais l’hypogée, le puits, le caveau, n’y a-t-il pas quelque scandale à les violer ? Ne dit-on pas que Tout-Ankh-Amon s’est vengé ?
Nous prenons la voie que suivaient jadis les cortèges funéraires ; elle passe devant le Ramesseum. Pas une plante, pas une herbe. Seules de grandes ombres parcourent ce paysage inerte, cette terre que des millions de silex taillés colorent d’une teinte brune.
Lieu funèbre à souhait ; les vents du désert ont créé une dépression fermée que déchirent des lits de torrents desséchés ; on n’y accède que par d'étroits sentiers, en dehors du chemin pour les funérailles ; il a fallu que la main des hommes ouvrît un passage pour atteindre ce bassin que l’on dirait séparé du reste du monde. Et, cependant, malgré toutes les précautions prises, les orages, les violences de la nature, la cupidité hardie des pillards ont forcé les secrètes demeures que Champollion, l’un des premiers, sut explorer avec un zèle intelligent et que Maspero mit à l'abri des déprédations. 
Étranges tombeaux consacrés à des représentations magiques, emplis de tout ce qui est nécessaire au luxe de la vie matérielle, mais aussi de tout ce qui convient pour la célébration des offices ou la récitation des livres rituels. Silencieux domaine souterrain d’où le défunt, ranimé pour la vie éternelle, s’élance vers les royaumes de la nuit. Victor Loret, pour la première fois, y retrouve un Pharaon dans son tombeau. Une à une, la science ouvre les Biban-el-Molouk, les Portes des Rois.
Coupons la vallée dite des Singes, où MM. Lortet et Gaillard, deux Lyonnais, ont fait leurs recherches. Des ravins se creusent dans le calcaire crétacé ; des croupes, étrangement crénelées, les dominent avec des tours fantastiques et des couloirs enchevêtrés. Les parois servent d’abri aux milans et aux corbeaux. Des torrents, jadis, ont usé la roche, aujourd’hui complètement desséchée ; des centaines de petits ateliers où travaillèrent des tailleurs de silex sont l’unique indice qui évoque la vie. Les fellahs, chercheurs de pierre à chaux, ont eux-mêmes déserté les corniches scabreuses patinées par le soleil et par des couches de manganèse violet. Seule beauté de cet enfer, les cailloux polis par le sable et le vent, glacés par l'usure des âges, scintillent et se diamantent au choc violent de la lumière.
Notre première indiscrétion sera pour ce tombeau de Tout-Ankh-Amon, que découvrit Carter, dans des conditions si romanesques. Il ne reste plus sur place que la momie du roi sous la garde des babouins sacrés et sous la protection des quatre divinités qui le couvrent de leurs ailes étendues. Le jeune Tout-Ankh-Amon arrive au ciel, où la déesse Nout l’accueille en lui offrant l’eau, signe de bienvenue.
(...) La visite des tombeaux confirme bien la définition de Loret, pour qui l'Égyptien, aussitôt né, se prépare à mourir ; dans toute cette tradition, en dépit de quelques textes sceptiques, la vie n’est qu’une préparation, un passage. Après la mort, il faut à l'âme un support, une statue ou, du moins, un nom. Complexe formé de plusieurs croyances parfois contradictoires, la religion égyptienne va se présenter à nous, dans la vallée des Rois, avec l’infinie richesse d’imagination dans le surnaturel d'un peuple où abondent les dessinateurs."

extrait de Sanctuaires, par Édouard Herriot (1872 - 1957), homme d'État français, maire de la ville de Lyon de 1905 à 1940, puis de 1945 à sa mort, en 1957 ; élu à l'Académie française en 1946.

mercredi 9 septembre 2020

"La salle hypostyle nous offre une prodigieuse vision de ce que pouvait tenter l'esprit humain au XIIIe siècle avant notre ère" (Édouard Herriot)

photo de Pascal Sébah (1823 - 1886)

"La grande salle hypostyle, si souvent célébrée, se développe sur 52 mètres de longueur et 100 mètres de largeur avec une hauteur de 24 mètres sous plafond dans la nef centrale et de 15 mètres dans les nefs latérales.
C’est, déclare justement Capart, une des œuvres les plus étonnantes de l’architecture humaine, une formidable création de la XIXe dynastie. Nous sommes transportés aux environs de l’an 1300, au-delà de l’époque à laquelle correspond le temple de Ramsès III ; les souverains que nous rencontrons maintenant, ce sont : Ramsès Ier, Séthi Ier, Ramsès II. Le premier de ces trois princes commence la grande salle hypostyle achevée par ses successeurs. L’ampleur des proportions, l'unité du plan général démontrent à elles seules que le régime sous lequel s’édifie un tel ensemble connaît la solidité, la prospérité et s’appuie sur le dévouement du clergé thébain.
(...)
La salle hypostyle symbolise la gloire de Thèbes, qui n'est pas la seule résidence royale, mais qui, pendant les soixante-sept ans du règne de Ramsès de 1298 à 1232, traduit le faste et l'autorité du prince, la splendeur de la civilisation égyptienne, son ascendant sur tout l'Orient.
(...)
Faisant appel, dans la paix retrouvée, à un art qui n'hésite pas devant les formules les plus vastes, Ramsès II, après Séthi Ier, bâtit ; ainsi, quelque jour, Versailles affirmera l’orgueil satisfait de Louis XIV. Mais, ici, il faut célébrer, avec le roi lui-même, le dieu universel, le tout-puissant Amon. Cent vingt colonnes, au moins, dessineront en quinconce une immense forêt de papyrus géants. Ce ne sera pas d’ailleurs la seule construction du Pharaon ; il agrandira Louqsor et dressera le Ramesseum ; il installera en maints autres lieux la gloire de son divin protecteur ; il lui dédiera pylônes et obélisques. "Une telle profusion de temples aussi vastes que splendides, écrit Moreti, en Nubie comme en Égypte, paraît dépasser les forces et les ressources d'un peuple qui comptait tout au plus dix millions d'habitants. Cela suppose une prospérité inouïe, des magasins regorgeant d'or, d'argent, de matières précieuses, des carrières sans cesse exploitées ; une main-d'œuvre innombrable ; des équipes toujours prêtes de maçons, de sculpteurs, de peintres, d’ouvriers en métaux ; des écoles d’architectes et de décorateurs ; une surveillance vigilante, une direction autoritaire. Le revers de cette production en masse, si bien réglée qu’elle en devient automatique, et l'inconvénient d’une subalterne main-d'œuvre étrangère, c’est la monotonie des œuvres répétées en série, c’est le sacrifice de la perfection ancienne et du fini au gigantesque, à la recherche de l'effet."
Malgré ces réserves, la salle hypostyle nous offre une prodigieuse vision de ce que pouvait tenter l'esprit humain au XIIIe siècle avant notre ère, vingt-six siècles avant nos cathédrales. Nous aurons d’autres surprises, avec les temples et les tombeaux, à la vallée des Rois, et nous les devrons aussi à la XVIIIe dynastie ; on ne peut dissocier un si étonnant ensemble. À Karnak, ce qui s'exprime en des proportions vraiment formidables, c’est la souveraineté universelle d'Amon, "premier exemple connu d’un dieu unique en trois personnes" (Moret), être primordial, partout présent mais invisible à tous, manifeste sous les formes de Râ ou de Ptah, "vizir du pauvre", qui condamne le coupable à l'enfer et place le juste à sa droite, "berger de l'humanité", ami de celui qui le prie en silence et se confie à sa justice. Voilà de bien étonnants précédents et, sous les voûtes de cette salle hypostyle, de bien curieux appels à la vie intérieure. En fait, dans cette forêt de pierre, on se sent invité à la méditation. On interroge les signes innombrables tracés sur les colonnes : l'abeille de la Basse-Égypte et le jonc de la Haute-Égypte ; le papyrus et le lis ; tous ces symboles dont la grâce atténue le caractère démesuré des proportions ; le pin, emblème du don ; le signe de vie ; l'oiseau qui représente le peuple adorant.
Sur l'immense mur du Sud que, ce matin, le soleil incendie, les trois barques divines sont portées par des prêtres à têtes de faucon et de chacal (ce sont sans doute des masques). De légers traits d'ombre cernent le corps élégant du roi qui encense, accusent la perspective qui ordonne les trois rangs d’officiants au crâne rasé, dessinent les formes si gracieuses de la reine Mout dans la scène où Ramsès II reçoit d’Osiris les présents jubilaires, encadrent les scènes d’offrande en intailles et le panneau où le roi fait lier sous ses pieds le papyrus et le lis. Lui, il se laisse envelopper par l'arbre sacré, le persea, tandis que le dieu Thot écrit sur les fruits son nom illustré par tant d'œuvres. Le dessin, la couleur humanisent ce monument, qui, réduit à ses lignes d’architecture, nous écraserait."

extrait de Sanctuaires, par Édouard Herriot (1872 - 1957), homme d'État français, 
maire de la ville de Lyon de 1905 à 1940, puis de 1945 à sa mort, en 1957 ; élu à l'Académie française en 1946.

lundi 7 septembre 2020

"L'Égypte est formée exclusivement d'un sol d’alluvion mêlé aux sables apportés par les vents du désert" (Pierre Trémaux)

village aux bords du Nil, circa 1880 - auteur non mentionné

"Assouan termine l'Égypte à son extrémité la plus méridionale. En général, on se figure mal la forme de cette contrée ; on lui suppose, comme cela a lieu ordinairement, une certaine longueur et une largeur plus proportionnée. Il n’en est rien, l'Égypte se compose d’une part : d’un ruban de cent quatre-vingts lieues de long, sur deux ou trois de large, formé par un sol d’une grande fertilité, et rigoureusement encaissé entre des déserts d'une aridité absolue ; d'autre part : du Delta qui a la forme d'un quart de disque de trente-huit à quarante lieues de rayons, dont l’angle central est au Caire et les deux extrémités de l’arc à Alexandrie et à Péluse. C’est cette lisière de terrain qui serpente en suivant les contours du Nil, depuis Assouan jusqu’au Caire, ou en d'autres termes depuis le 24° degré jusqu'au 30° degré de latitude nord, qui, avec le Delta et quelques oasis, compose toute la surface cultivable de l'Égypte. Les limites tracées sur les cartes ne sont en réalité que des lignes fictives passant au milieu de déserts où rien ne peut vivre ni végéter.
Une particularité de ce pays, c'est que la vallée du Nil, au lieu d’être concave et de présenter comme toutes les autres vallées ses parties les plus basses sur les bords du fleuve, a au contraire une forme convexe dans sa section transversale. Le sol de cette vallée est plus élevé sur les rives mêmes du fleuve qu’en s'éloignant vers les chaînes de montagnes qui forment ses limites. Cette particularité est due aux dépôts de limon que chaque année, pendant l'inondation, le fleuve apporte de la Nigritie. Ces limons qui forment le sol d'alluvion de l'Égypte, se déposent plus abondamment sur les bords du fleuve. D'après cela on comprend parfaitement que ce dépôt est également la cause de la division du cours du Nil en plusieurs branches, dans le voisinage de la mer, de même qu’il est la cause de la formation et de l’agrandissement du Delta. 
En effet, admettez le Nil coulant par un seul lit à travers le Delta, du moment où la surface du sol tend à s'élever plus rapidement sur ses bords que sur les autres parties ; il est évident qu’à un moment donné pendant une inondation, l’eau doit se jeter sur les parties les plus basses, et y maintenir une partie de son cours. C'est en effet ce qui est arrivé à partir du Caire, où le cours du Nil n'est plus étroitement limité par deux chaînes de montagnes. Le fleuve s’est divisé en plusieurs branches divergentes dans le Delta, pour arriver à la mer. 
Ainsi l'Égypte est donc formée exclusivement d'un sol d’alluvion mêlé aux sables apportés par les vents du désert. Bien qu'il soit de la plus grande fertilité, on comprend que ce pays n'offre aucune variété d'aspect. On n'y voit ni forêts, ni prairies, ni sites variés ; depuis les bords de la mer jusqu'au tropique, c'est toujours la même culture, le même village de boue sèche avec ses ruelles tortueuses et sales, toujours le même bouquet de palmiers qui finirait par devenir monotone et ennuyeux si l'élégance de sa forme ne lui donnait une éternelle beauté, si une lumière resplendissante ne venait dorer tout ce qu’elle touche ; si enfin un crépuscule d’un effet sans pareil et dont on ne saurait se lasser, ne venait chaque soir terminer la journée par un jeu de lumière d'une magnificence impossible à décrire."

extrait de Égypte et Éthiopie, de Pierre Trémaux (1818-1895), architecte, dessinateur et photographe français. Il s’est intéressé à l’urbanisme, au percement du canal de Suez. Il voyagea en Algérie, Tunisie, Haute-Égypte, Soudan oriental et en Éthiopie en 1847-1848. D'Alexandrie, il remonta le Nil jusqu'en Nubie. En 1853-1854, il entreprit un second voyage à but photographique en Libye, Égypte, Asie Mineure, Tunisie, Syrie et Grèce.

dimanche 6 septembre 2020

"Il faut à l'obélisque le Nil bleu et non la Seine, pas plus que la Tamise" (Pierre Trémaux)

obélisque de Louqsor, par David Roberts (1796-1864)

"Nous avancions silencieusement entre ces deux rives où dorment d'imposantes ruines. Après avoir marché quelque temps en amont d’un contour bien prononcé du fleuve, le bateau ralentit son mouvement et s’approcha de la rive orientale. L'édifice qui le premier présenta ses restes à nos regards était celui dont l’obélisque qui décore aujourd’hui la place de la Concorde à Paris a popularisé le nom en France, c'était Luxor, dont on voyait principalement les pylônes, le portique de la première cour et quelques massifs de constructions. Nous mîmes pied à terre pour visiter ces ruines. 
En approchant du pylône de ce monument, nous examinâmes d'abord l’obélisque qui faisait pendant à celui de la place de la Concorde, et que Londres jalouse s'était fait donner par Méhémet-Aly ; mais il attend encore le bâtiment qui doit le transporter dans la brumeuse Angleterre. L’impassible Arabe, en apprenant les projets d'enlèvement de ces obélisques, s'est borné à dire ma-fiche (cela ne sera pas). Si ce ma-fiche a été démenti par la France, il paraît devoir être vrai pour l'Angleterre. Quelle que soit la cause de l'indifférence britannique à cet égard, ce magnifique monolithe paraît devoir dormir longtemps encore dans cette position.
Si quelque chose vivait dans cette masse inerte, combien cet obélisque devrait se réjouir de l'oubli du gouvernement anglais, combien il déplorerait le sort de son compagnon exilé, qui, après quelques années seulement, voit déjà ses flancs se fendre et céder sous l'influence des intempéries du nord ! Il faut à l'obélisque le Nil bleu et non la Seine, pas plus que la Tamise ; il lui faut le ciel ardent et les chaudes caresses des vents du désert, et, à ses pieds, un sol chargé de ruines qui attestent la longue série de siècles qui ont passé sur ses angles sans les user. Là, le voyageur promène son regard avec une respectueuse attention sur les ibis et les signes mystérieux incrustés dans ses quatre faces. Ces caractères très énigmatiques pour ses yeux parlent à son imagination, et font passer devant son esprit les images de l’antique splendeur des Pharaons. Cherchez ces impressions profondes devant l’obélisque remis à neuf de la place de la Concorde, emprisonné dans sa grille dorée. Le bon bourgeois qui en passant y jette un coup d'œil se contente de trouver assez bizarre l’idée qu'ont eue ces Égyptiens d’autrefois de graver l'image de canards sur ce monolithe.
Ces deux obélisques jadis dressés de chaque côté de la porte du palais de Luxor, et à peu de distance en avant des pylônes, étaient comme les tables d'inscriptions hiéroglyphiques placées au frontispice du monument.
Chez les Égyptiens, qui n'avaient pas comme nous les ressources de l'imprimerie pour transmettre l'histoire et les principes de la religion aux générations futures, les obélisques spécialement et les faces des monuments subsidiairement remplissaient autant que possible ce but. Aussi les édifices publics ont-ils eu dans l’ancienne civilisation égyptienne une bien autre importance que de nos jours. Chacune des faces de ces obélisques est couverte d'inscriptions. Toutes les faces des pylônes qui donnent entrée au palais sont chargées de grands sujets et d'hiéroglyphes. Les parois de l’intérieur du monument, et souvent même de l’extérieur, sont de véritables musées où sont gravés dans la pierre des tableaux et des inscriptions de toutes sortes."

extrait de Égypte et Éthiopie, de Pierre Trémaux (1818-1895), architecte, dessinateur et photographe français. Il s’est intéressé à l’urbanisme, au percement du canal de Suez. Il voyagea en Algérie, Tunisie, Haute-Égypte, Soudan oriental et en Éthiopie en 1847-1848. D'Alexandrie, il remonta le Nil jusqu'en Nubie. En 1853-1854, il entreprit un second voyage à but photographique en Libye, Égypte, Asie Mineure, Tunisie, Syrie et Grèce.

samedi 5 septembre 2020

L'écrivain public "semble un professeur à l’école de la vie" (Jeanne Arcache)

par David Roberts (1796–1864)

"Au coin de certaines rues ou près d’un bureau de poste de banlieue, l’on voit, dressés en plein vent, de petits pupitres d’écolier garnis d’un encrier de deux piastres, d’une ramette de papier quadrillé que retient un beau fer à cheval, porte-bonheur. Derrière ce bureau imposant, bien à l’abri du soleil, sous une tente faite d’une toile de sac, trône, sur son banc, l’écrivain public.
Regardez-le et enviez-le. C’est un sage. Il est toujours grave. Accoudé, la tête appuyée dans sa main gauche, toujours il semble méditer, à moins qu'il ne sommeille en attendant le client. Sa profession est presque un sacerdoce. Il tient du confesseur et du notaire. Il est à la fois confident et conseiller. Vers lui accourent les épouses délaissées, les domestiques renvoyés et les maris infidèles. Les amants malheureux versent dans son sein leurs plaintes et leurs soupirs. À lui de calmer la fureur, d’adoucir les désespoirs et de transformer un flot de paroles en une petite lettre bien tournée.
Il écoute d’abord, car il sait que parler est un si grand plaisir pour le client que l’on ne saurait l’en priver. Parler pour ces êtres en mal d'amour, ou ces domestiques sans place, c’est déjà atteindre la consolation. Mais lorsqu'il aura entendu avec force détails, force gestes, doigts réunis en bouquet et secoués frénétiquement pour donner plus d’accent à la chose, alors il pourra dire son mot.
Car ne croyez pas que ce soit un simple scribe, qu’il écrive tout bonnement sous la dictée. Non, il donne son avis. Cela fait partie de ses fonctions. Si l’affaire en vaut la peine, le cafetier du coin apportera sur un plateau nickelé la tasse de café indispensable aux longues conversations. Et il y en a ainsi pour une heure. Puis, avec une belle écriture appliquée, il composera la lettre sur une feuille blanche avec une plume taillée dans un roseau.
Non loin de lui, d’autres pupitres, d’autres confrères, d'autres clients. Chacun raconte sa petite histoire et parfois, dans la rue, c'est comme une série de confessionnaux garnis de pénitents à la veille d'une grande fête.
Aucune concurrence ; chacun a ses habitués. Ces écrivains ne se jalousent pas plus que des directeurs de conscience. Et puis je vous ai dit que ce sont des sages.
Assis sur un banc, devant un pupitre en dos d'âne, chacun semble un professeur à l’école de la vie."

extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

Le canal Mahmoudieh "semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger" (Jeanne Arcache)

tableau de Léon Belly (1827-1877), peintre orientaliste français

"C’est un étroit canal creusé entre deux berges de boue noire et fertile. Du Caire à Alexandrie, il reflète le ciel, comme lui, calme, comme lui, limpide. Nuages argentés, nuées roses, vapeur violette, le soir, au crépuscule, miroir fidèle, il réfléchit ces formes charmantes, ces coloris de rêve qui, bientôt, passent, dis-
parus, effacés...
De grands sycomores, un peu bibliques, jettent sur l’eau un manteau d’ombre légère. Le long de la berge limoneuse, d’un côté, des maisons arabes, cubes roses ou blancs, alternent avec des carrés de plantations maraîchères, choux violacés, vert tendre des tomates. De l'autre côté, la route, et, en bordure, de vieux palais prêts à crouler. 
- "Du temps d'Ismaïl..." disent les Alexandrins. Et l’on ressuscite pour l’étranger cette période de faste oriental. Aujourd’hui, ces palais tombent en ruine. Mais nous avons des maisons à huit étages, en béton armé. Les herbes folles ont envahi les beaux parcs abandonnés. Mais la ville est là, tout proche, moderne et cosmopolite.
Ce canal semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger : d’un côté, les pauvres masures de boue et toute la plaine fertile de l’éternelle Égypte du fellah, et de l’autre, cet effort de civilisation européenne. Trait d’union idéal, l’eau du Nil coule calme et douce.
Les oies blanches, théories immaculées, descendent tremper leurs pattes jaunes et s’élancent en escadrille sur l’eau. Les bufflesses noires et velues ou roses et imberbes y viennent boire et prendre leur bain. La tête seule émergeant de l’eau grasse, elles restent ainsi de longues heures perdues en une béate extase.
Et les peintres accourent, admirent et tentent de fixer cette lumière légère, ce pittoresque oriental. Les amoureux aussi accourent. L’eau attire... Comme la route qui longe le canal est macadamisée, à toute allure, dans une 40 C. V. ils promènent leur désir de vivre.
Tandis que, lentement, s’avancent, glissent sans bruit les lourdes barques à fond plat, hautes de vergue, de forme millénaire, pleines à déborder de coton que traînent, la poitrine creusée sous l'effort, les hâleurs en haillons.
C’est toute la fortune de l'Égypte qui passe..."


extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.