mercredi 9 septembre 2020

"La salle hypostyle nous offre une prodigieuse vision de ce que pouvait tenter l'esprit humain au XIIIe siècle avant notre ère" (Édouard Herriot)

photo de Pascal Sébah (1823 - 1886)

"La grande salle hypostyle, si souvent célébrée, se développe sur 52 mètres de longueur et 100 mètres de largeur avec une hauteur de 24 mètres sous plafond dans la nef centrale et de 15 mètres dans les nefs latérales.
C’est, déclare justement Capart, une des œuvres les plus étonnantes de l’architecture humaine, une formidable création de la XIXe dynastie. Nous sommes transportés aux environs de l’an 1300, au-delà de l’époque à laquelle correspond le temple de Ramsès III ; les souverains que nous rencontrons maintenant, ce sont : Ramsès Ier, Séthi Ier, Ramsès II. Le premier de ces trois princes commence la grande salle hypostyle achevée par ses successeurs. L’ampleur des proportions, l'unité du plan général démontrent à elles seules que le régime sous lequel s’édifie un tel ensemble connaît la solidité, la prospérité et s’appuie sur le dévouement du clergé thébain.
(...)
La salle hypostyle symbolise la gloire de Thèbes, qui n'est pas la seule résidence royale, mais qui, pendant les soixante-sept ans du règne de Ramsès de 1298 à 1232, traduit le faste et l'autorité du prince, la splendeur de la civilisation égyptienne, son ascendant sur tout l'Orient.
(...)
Faisant appel, dans la paix retrouvée, à un art qui n'hésite pas devant les formules les plus vastes, Ramsès II, après Séthi Ier, bâtit ; ainsi, quelque jour, Versailles affirmera l’orgueil satisfait de Louis XIV. Mais, ici, il faut célébrer, avec le roi lui-même, le dieu universel, le tout-puissant Amon. Cent vingt colonnes, au moins, dessineront en quinconce une immense forêt de papyrus géants. Ce ne sera pas d’ailleurs la seule construction du Pharaon ; il agrandira Louqsor et dressera le Ramesseum ; il installera en maints autres lieux la gloire de son divin protecteur ; il lui dédiera pylônes et obélisques. "Une telle profusion de temples aussi vastes que splendides, écrit Moreti, en Nubie comme en Égypte, paraît dépasser les forces et les ressources d'un peuple qui comptait tout au plus dix millions d'habitants. Cela suppose une prospérité inouïe, des magasins regorgeant d'or, d'argent, de matières précieuses, des carrières sans cesse exploitées ; une main-d'œuvre innombrable ; des équipes toujours prêtes de maçons, de sculpteurs, de peintres, d’ouvriers en métaux ; des écoles d’architectes et de décorateurs ; une surveillance vigilante, une direction autoritaire. Le revers de cette production en masse, si bien réglée qu’elle en devient automatique, et l'inconvénient d’une subalterne main-d'œuvre étrangère, c’est la monotonie des œuvres répétées en série, c’est le sacrifice de la perfection ancienne et du fini au gigantesque, à la recherche de l'effet."
Malgré ces réserves, la salle hypostyle nous offre une prodigieuse vision de ce que pouvait tenter l'esprit humain au XIIIe siècle avant notre ère, vingt-six siècles avant nos cathédrales. Nous aurons d’autres surprises, avec les temples et les tombeaux, à la vallée des Rois, et nous les devrons aussi à la XVIIIe dynastie ; on ne peut dissocier un si étonnant ensemble. À Karnak, ce qui s'exprime en des proportions vraiment formidables, c’est la souveraineté universelle d'Amon, "premier exemple connu d’un dieu unique en trois personnes" (Moret), être primordial, partout présent mais invisible à tous, manifeste sous les formes de Râ ou de Ptah, "vizir du pauvre", qui condamne le coupable à l'enfer et place le juste à sa droite, "berger de l'humanité", ami de celui qui le prie en silence et se confie à sa justice. Voilà de bien étonnants précédents et, sous les voûtes de cette salle hypostyle, de bien curieux appels à la vie intérieure. En fait, dans cette forêt de pierre, on se sent invité à la méditation. On interroge les signes innombrables tracés sur les colonnes : l'abeille de la Basse-Égypte et le jonc de la Haute-Égypte ; le papyrus et le lis ; tous ces symboles dont la grâce atténue le caractère démesuré des proportions ; le pin, emblème du don ; le signe de vie ; l'oiseau qui représente le peuple adorant.
Sur l'immense mur du Sud que, ce matin, le soleil incendie, les trois barques divines sont portées par des prêtres à têtes de faucon et de chacal (ce sont sans doute des masques). De légers traits d'ombre cernent le corps élégant du roi qui encense, accusent la perspective qui ordonne les trois rangs d’officiants au crâne rasé, dessinent les formes si gracieuses de la reine Mout dans la scène où Ramsès II reçoit d’Osiris les présents jubilaires, encadrent les scènes d’offrande en intailles et le panneau où le roi fait lier sous ses pieds le papyrus et le lis. Lui, il se laisse envelopper par l'arbre sacré, le persea, tandis que le dieu Thot écrit sur les fruits son nom illustré par tant d'œuvres. Le dessin, la couleur humanisent ce monument, qui, réduit à ses lignes d’architecture, nous écraserait."

extrait de Sanctuaires, par Édouard Herriot (1872 - 1957), homme d'État français, 
maire de la ville de Lyon de 1905 à 1940, puis de 1945 à sa mort, en 1957 ; élu à l'Académie française en 1946.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.