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samedi 9 mars 2019

"L'art égyptien : quelle finesse, quelle grâce, quelle exquise délicatesse dans l'expression des figures !" (Charles Didier)


statue de Thoutmosis III - photo Marie Grillot

"Pour en revenir à l'Égypte, ses dogmes religieux étaient bien moins matériels que ceux de la Grèce, et ses dieux bien plus divins. La bonté était leur premier, leur principal attribut ; ils étaient vraiment, et dans toute la force du mot, les bienfaiteurs des hommes ; ce que les dieux de l'Olympe étaient fort peu. L'Olympe, au fond, n'était qu'un lieu malhonnête ; le ciel égyptien était bien plus moral. 
Cette différence éclate jusque dans la statuaire des deux peuples : celle des Grecs est évidemment plus parfaite, plus belle selon les règles de l'art ; mais la matière y joue un plus grand rôle que l'esprit, je veux dire que la physionomie est sacrifiée aux lignes, et que le corps subalternise le visage. C'est le contraire dans l'art égyptien : les corps y sont raides, anguleux, gauchement drapés, couronnés de coiffures bizarres, immobilisés dans des attitudes consacrées toujours les mêmes ; ainsi l'ordonnait l'inflexible loi sacerdotale. Mais quelle finesse, quelle grâce, quelle exquise délicatesse dans l'expression des figures ! Quelle mansuétude, quelle tendresse aimable sur ces lèvres de pierre ! Quel sourire idéal ! quel regard bienveillant ! quelle douce sérénité ! Comme tout y respire la sollicitude et l'amour ! non cet amour terrestre de Jupiter séduisant les filles des hommes, ou de Cythérée éprise de tant d'heureux mortels ; mais cet amour divin qu'on ne retrouve plus que dans les statues mystiques du moyen âge, lesquelles touchent par bien des côtés à celles des divinités égyptiennes.
L'architecture des Pharaons ne se distingue pas moins de celle des Grecs. Celle-ci est plus élégante, plus svelte, plus claire, plus nette, et révèle un peuple éminemment artiste, mais léger, voire même inconsistant. L'architecture égyptienne a un tout autre caractère : elle est confuse, elle est lourde, elle étonne par sa masse plus qu'elle ne séduit par ses proportions ; grandiose dans l'ensemble, elle néglige le détail et sacrifie l'élégance à la solidité. On y sent un peuple carré par la base, immuable dans son aplomb, constant dans ses croyances, stable en toutes choses, et qui, dédaigneux de l'innovation, bâtissait pour l'éternité selon des règles invariables. On a besoin de quelque temps pour se faire à ces colosses d'architecture ; mais, une fois qu'on les a compris, ils s'imposent à l'imagination, s'emparent d'elle irrésistiblement, et l'épouvantent par leur grandeur. Tout, auprès d'eux, paraît petit et mesquin."



extrait de 500 lieues sur le Nil , 1858, par Charles Didier (1805 - 1864 ), écrivain, poète et voyageur suisse

jeudi 4 octobre 2018

Le "grincement plaintif" de la sakieh (Charles Didier)

 
photo : Marc Chartier
"Devant le couvent d’Abbanilla coule une belle fontaine qui probablement est une fondation pieuse, comme elles le sont presque toutes. L’Arabe a le culte de l'eau, et l'on reconnaît à ce signe un peuple sorti du désert. 
La plupart de fontaines du Caire ont quelque chose de monumental, enrichies presque toutes de sculptures et couronnées de galeries supérieures d’un effet charmant. Elles servent non seulement aux usages domestiques, mais encore aux ablutions religieuses pratiquées en pleine rue par les fidèles sans la moindre vergogne. 
À propos de fontaines, allons nous rafraîchir à celle du grand Saladin. Je l'appelle ainsi, non que ce soit son nom véritable, mais parce que je l'ignore et parce qu'elle est située près du palais de l'illustre sultan fatimite. C'est, ne vous déplaise, une fontaine enchantée : son eau à la même vertu que le fameux saut de Leucade, c'est-à dire qu'elle éteint instantanément les feux du plus violent amour ; aussi est-elle assiégée par les amants sans espoir de l'un et de l'autre sexe. Elle est formée d’une pile en pierre noire, évidemment antique, sur laquelle sont gravés des hiéroglyphes et deux figures, dont l'une représente Anubis, le Cerbère égyptien. Cette pierre encadrée dans une niche de marbre est un objet de respect, sinon d'effroi, pour les indigènes, sans doute à cause des caractères mystérieux dont elle est couverte, et qui, par leur mystère même, éveillent toutes leurs superstitions. Ils prétendent que cette source merveilleuse était connue des sages de la Grèce, et qu'ils l'abandonnèrent pour ne se point brouiller avec leurs dieux.
Les dieux, en effet, de quelque forme qu'on les revête, et surtout l'alma Venus de l'Olympe, ne sauraient voir de bon œil une fontaine qui, à la longue, finirait par dépeupler la terre.

Des fontaines aux sakiehs, il n’y a que la main. Ce sont, comme on sait, des roues à chapelet mues ordinairement par un buffle et destinées à tirer l’eau du Nil ou des puits pour arroser les jardins. Elles sont, pour la plupart, ombragées de beaux sycomores, ce qui en fait des lieux frais fort recherchés des Arabes ; il n’est pas jusqu'au grincement plaintif et monotone de la roue sur son axe qui ne plaise à leur imagination et n’entretienne leurs rêveries. "Tout gémit en Égypte, dit un poète allemand, tout, jusqu'aux sakiehs." Souvent on voit là réunies des personnes de conditions bien différentes, un derviche à côté d'une almée, un esclave près d’un effendi, c'est-à-dire un monsieur, et plus qu'un monsieur, car le titre d’effendi ne s'applique qu'à un homme lettré ou à un employé de l'État.
Je vis moi-même un soir une réunion semblable dans un jardin à peu près public situé entre Boulak et le Vieux Caire, et ma présence y formait un contraste de plus. Plusieurs assistants, fort bien couverts, dormaient profondément. Le derviche disait ses prières, la face tournée vers la Mekke. L'almée, qui était même quelque chose de plus et qu'une mante noire enveloppait tout entière, quoiqu'elle fût dévoilée, fumait son narghiléh sans adresser la parole à personne et sans que personne la lui adressât. Il y avait en outre un étudiant d'el-Azhar, habillé d'une espèce de soutane noire, et qui lisait avec une attention profonde dans un Koran ouvert sur ses genoux. Chacun là vivait pour soi, sans prendre garde à son voisin, qui de son côté ne prenait pas garde au sien. Pendant ce temps, un esclave noir allait et venait, occupé à l’arrosement du jardin, et, tout en travaillant, chantait d’une voix triste et basse la complainte suivante : Ô sakieh qui murmures et gémis si douloureusement en tournant sur toi-même, mon cœur est semblable à toi ; mon cœur pleure et sanglote : pleurs et sanglots inutiles."



extrait de Les nuits du Caire, par Charles Didier (1805-1864)

Charles Didier séduit par les "maisons de Mamelouks" du Caire

Intérieur de la maison du Cheik Djabarti (illustration extraite de Pascal Coste, Toutes les Égypte, 1998)





"Le Caire est une ville monumentale. Sans parler, pour le moment, des mosquées, des minarets dont elle est si riche, l'œil s’y arrête à chaque pas sur quelque détail d'art du meilleur temps. Ici c'est une porte sculptée et couverte des arabesques les plus capricieuses ; là c'est une frise à trèfles courant au bord des terrasses : ailleurs un balcon en saillie ou moucharabieh, clos hermétiquement par des grilles a bois travaillé à jour avec un goût exquis. Je note en passant que l'Espagne a conservé sous le nom de miradores les moucharabiehs des Mores, qui les y avaient apportés. À tout moment l'on a des échappées sur des cours intérieures ornées d'élégants portiques, sans parler des jets d'eau qui les rafraîchissent, ni des jardins ombragés de palmiers qui ferment souvent la perspective.
Je ne dis rien des constructions modernes, qui sont toutes ou presque toutes sans caractère et n'ont plus rien d'arabe. (...)
Beaucoup de maisons du temps des Mamelouks sont encore debout, et c'est là qu'il faut aller chercher la véritable architecture indigène. J'étais curieux d'en visiter quelques-unes, mais il fallait qu’elles fussent inhabitées, vu qu on ne pénètre pas comme on veut dans un intérieur musulman. 
Le hasard me servit à souhait, aidé, il est vrai, quelque peu par mes démarches. La première de ces maisons de la vieille roche qu'il me fut permis de visiter n'était pas très vaste, mais offrait le type parfait du genre. La cour, pavée en mosaïques, est entourée d'une galerie où la grâce le dispute à la légèreté. Les grandes salles de l'intérieur sont pavées comme la cour, et les vitraux des fenêtres, coloriés comme ceux de nos vieilles cathédrales, portent des versets du Koran en manière d’arabesques. Les plafonds sont peints, quelques-uns même dorés, et tous sculptés, fouillés avec un art inimitable. L'appartement des femmes est un bijou, digne en tout point de sa destination ; impossible de rien imaginer de plus délicat, de plus capricieux que les grilles en bois qui lui servent de clôture ; il en est de même des moindres détails. Mais en vain chercherait-on ici, comme dans le reste de l'édifice, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, un ordre quelconque. Chaque partie est parfaite en soi-même : aucun plan n'a présidé à l'ensemble. Toutes ces merveilles sont jetées au hasard, quoique chacune ait son emploi, sa raison d'être. Il y a là quantité de cachettes sombres, de retraites dissimulées, qui parlent à l'imagination. Que de drames passionnés ou terribles ont dû se passer dans ces réduits mystérieux ! J'en croyais voir s'échapper à mon approche les ombres voilés des femmes qui les habitèrent.
Monté sur la terrasse, ce ne furent pas des femmes que ma présence mit en fuite, mais des faucons et des éperviers qui depuis longtemps en ont pris possession, et qui s'envolaient bruyamment en poussant des cris sinistres. Je suppose qu'ils auraient volontiers déchiré de leurs serres l'importun visiteur qui les dérangeait. La vue dont on jouit de cette terrasse est quelque chose de féerique : elle en domine à perte de vue des milliers d’autres dont beaucoup étaient peuplées à cette heure d'hommes et de femmes qui m’apparaissaient de loin comme des fantômes planant sur la ville. D'innombrables minarets perçaient le ciel dans toutes les directions, et des palmiers non moins innombrables se balançaient dans l’espace. Un silence profond régnait dans cet immense amas d'hommes, et l'on aurait pu se croire au désert bien plutôt que dans une capitale de trois cent mille âmes. Ce quartier, d’ailleurs, est si solitaire et si tranquille, que je l'avais baptisé le Faubourg Saint Germain du Caire.
Cette maison modèle est abandonnée depuis plusieurs générations, et déjà à moitié ruinée. Elle m'avait tellement séduit que, nonobstant sa désolation, ou peut-être à cause de sa désolation même, je conçus l'absurde désir de l'habiter. Je fis donc proposer au propriétaire de me la louer ; il refusa net. C'était un chérif établi au Caire, où il en possédait beaucoup d'autres à peu près dans le même état. Mon désir, aiguisé par l'obstacle, n’en devint que plus impérieux, et, revenant à la charge, je poussai l'extravagance jusqu'à lui offrir d'acheter sa maison, espérant, il est vrai, que, vu son délabrement, je l'aurais à bon marché. Mais je comptais sans mon hôte. Le chérif me fit répondre qu'il ne vendrait cette maison à aucun prix, parce qu’elle portait bonheur, et voilà comme je dus renoncer à posséder au Caire une maison de Mamelouks. C'était écrit. Allah est grand, et Mahomet est son prophète."


extrait de Les nuits du Caire, par Charles Didier (1805-1864), écrivain, poète et voyageur franco-suisse