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samedi 2 septembre 2023

Sous la tutelle d'un guide, en terre thébaine, par Enrique Gómez Carrillo (XXe s.)

Ruins of Luxor Temple at Luxor, circa 1858. Photographer- Francis Frith


"Depuis que nous avons posé les pieds sur la terre thébaine, mon guide a changé d'attitude. Je ne peux lever les yeux pour contempler quelque chose, sans que sa docte éloquence n'éclate. Sa réserve, un peu dédaigneuse devant les monuments arabes du Caire, qui datent à peine de dix ou douze siècles, a disparu. Ici, il faut que nous nous arrêtions devant chaque pierre ; il faut que nous scrutions les coins les plus cachés. Je m'efforce en vain de lui faire comprendre que ma pauvre âme frivole et ignorante n'a pas de grands besoins archéologiques. Inflexible, il m'oblige à entendre sa sempiternelle conférence, et, en tout lieu, dresse sa chaire et parle, parle, parle... Parfois, au charme de sa parole, réellement savante, les temples s'animent, les ombres des prêtres d'Ammon se lèvent, les rois hiératiques descendent de leurs hauts piédestaux. Mais, pour un instant de simple et inconsciente évocation, que de dates, que de détails qui ne pourraient intéresser qu'un égyptologue !

Mon ami Simon Lieborich, en me plaçant sous la tutelle de ce guide, m'avait dit : "C'est un homme qui sait plus que Maspero." J'observe maintenant que non seulement il sait, mais qu'il désire aussi m'obliger à savoir. En son enthousiasme, il irait jusqu'à m'enseigner à lire les hiéroglyphes des temples. "Rien de plus facile", s'écrie-t-il. Et, du bout de son vieux parasol vert, il me montre les cartouches qui portent, parmi des hiboux gracieux et d'étranges serpents, les noms des rois. "Plus le cartouche est simple, m'explique-t-il, plus ancien est le Pharaon qui l'employait. Voyez celui du premier souverain, celui de Ménès : il n'a qu'un peigne, une spirale et une faux. Au contraire, celui de Séti contient déjà sept signes ; quant à celui de Cléopâtre, les images en sont au nombre de vingt-cinq."
Pendant qu'il bavarde, je me délecte silencieusement à contempler les jeux divins de la lumière dans les ruines gigantesques."

extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

vendredi 18 août 2023

"La calligraphie en terre d'Islam, plus qu'un art, est un rite" (Enrique Gómez Carrillo)

Illustration extraite de BnF - les essentiels

"Un des motifs les plus variés et les plus fréquents de l'art arabe est l'écriture. Sur les vastes murs des mosquées comme dans les filigranes des bijoux ; dans les grillages des moucharabiés, ainsi que dans l'émail des carreaux de faïence, à la surface des mosaïques autant que sur les poignées des yatagans, en tous lieux où le pinceau ou le burin peuvent laisser leurs traces, les admirables lettres coufiques entrelacent les gracieux réseaux de leurs lignes. La calligraphie en terre d'Islam, plus qu'un art, est un rite. "Dans les caractères écrits, disent les Musulmans, se matérialise le verbe d'Allah." Quand une pensée est belle, quand une sentence est sainte, quand un vers est harmonieux, il faut les conserver par des traits dignes d'être contemplés avec plaisir. Copier rapidement et sans soin un verset du Coran serait commettre un sacrilège. Mais c'est un sacrilège dans lequel aucun Oriental ne tombe. (...)
L'art des 'scribes' qui, dans les anciennes civilisations, fut sacré, conserve toujours dans l'Islam son prestige mystique. Tracer avec des scrupules de ciseleur les suprêmes surates prophétiques, unir au moyen de subtiles arabesques les signes saints du nom de Dieu, mettre sur les douceurs d'un fond d'or les lignes bleues et vertes des oraisons rituelles, voilà une volupté qui ne peut se comparer qu'à celle des longues extases du colloque divin. Maintenant même, malgré l'imprimerie, il y a en Orient des milliers d'existences qui se consument dans la copie lente et minutieuse du Coran. Inclinés sur leurs parchemins, les calligraphes paraissent s'absorber dans un travail qui ne se terminera jamais. Presque tous ont de longues barbes blanches et des mains amaigries et exsangues. La plume de roseau entre leurs doigts avance avec une lenteur incroyable. Le tumulte de la vie n'arrive pas jusqu'aux lieux qu'ils occupent. Devant leurs portes le temps arrête ses ailes. Le geste qu'ils exécutent est la continuation d'un mouvement qui commença il y a plus de mille ans et qui, peu à peu, a enveloppé l'art arabe dans un filet brillant et subtil qui embrasse toutes les manifestations esthétiques de la race."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

lundi 11 mai 2020

"L'idée seule que je me trouve sur le Nil et me dirige vers Thèbes, m'emplit l'âme d'émotions" (Enrique Gómez Carillo)

Par David Roberts (1796-1864)

"Avec une émotion profonde, je viens de m'installer dans le bateau qui nous conduit vers la contrée où nous attendent les ombres des grands prêtres d'Ammon. L'heure est admirable. Au couchant, le ciel inaugure ses illuminations vespérales, parmi des transparences qui laissent voir, dans un au-delà fantastique, d'étranges lueurs de flammes. Sur l'une et l'autre rives du fleuve se dressent de vieux palmiers, dont les ombres noires se reflètent dans l'onde ardente. C'est l'éternel, l'invariable paysage d'Égypte, le paysage monotone et charmant que, pendant notre voyage, nous verrons tous les soirs et qui, tous les soirs, nous tiendra immobiles, à la poupe, de longs moments, - rêvant le même rêve de splendeurs et de mystères. L'idée seule que je me trouve sur le Nil et me dirige vers Thèbes, m'emplit l'âme d'émotions. 
Le Nil, le vieux Nil, le père Nil, le Nil sacré !... Les lèvres ne se lassent pas de répéter ces syllabes harmonieuses, de même que les yeux ne se fatiguent pas de contempler le courant pourpre. Le Nil ! Il y a un tel amoncellement d'images, d'évocations et de souvenirs en ce seul nom ! Parmi les innombrables fleuves sanctifiés par les hommes, c'est lui, sans conteste, qui mérite le mieux la canonisation. Le peuple et le pays tout entiers sont à lui. Sans lui, il n'y aurait ni Égypte ni Égyptiens. Les autres contrées qui s'enorgueillissent des eaux qui les baignent pourraient supprimer leurs dieux fluviaux ; le sol continuerait d'exister, peut-être moins beau, peut-être moins riche, mais toujours vivant. Ici, la simple paralysie des eaux pendant quelques années, suffirait pour que la glèbe, mourant de soif, comme à ses origines reculées, s'enfonçât à nouveau dans le désert, du sein duquel elle est sortie. Il n'est pas un palmier, pas une fleur de lin, pas un épi de maïs, pas un roseau de papyrus, pas une feuille de lotus, qui doive au ciel une goutte de rosée. Tout ce qui palpite dans la nature, vient de l'onde du fleuve.
Le vieil Hérodote disait déjà, il y a plus de deux mille ans, que l'Égypte est un don du Nil. Don merveilleux, en vérité ! Don qui a profité à tout l'univers! Car si l'ancêtre Amon Ra ne l'eût pas fait au désert africain, l'humanité aurait peut-être tardé de siècles à connaître les grandes choses qui embellissent l'existence : la poésie, la grâce, l'art, l'idéal, la volupté, la justice.
(...) À chaque instant, durant le voyage vers les terres millénaires, tout nous rappelle cette invraisemblable antiquité. Là-bas, loin derrière nous, restent les pyramides dont les angles gris seront une obsession pendant des heures et des heures. Et quand les pyramides se perdront dans la nuit, commencera le défilé des formidables fantômes. Tous les témoins héroïques de la plus lointaine époque humaine sont alignés sur l'une et l'autre rives, comme pour former une fantastique garde d'honneur aux siècles qui passent.
Tandis que j'évoque les images vénérables qui surgissent des rives du Nil, les bateliers étendus à la proue contemplent le Nil, lui-même. Toute la vie de ces hommes est concentrée en la palpitation des divines eaux. Pour eux, il n'y a pas d'histoire, il n'y a pas de palais antiques, il n'y a pas de civilisations mortes. C'est l'onde vivante qui incarne tout. Leur vie matérielle comme leur vie morale, vient du fleuve. Dans leurs chants, l'image du dieu à la barbe fluviale apparaît sans cesse. "Père, père, père liquide, notre Père" - chantent-ils, pour s'animer en leurs rudes manoeuvres. Et ensuite, quand ils vont se reposer, c'est toujours le mystère du fleuve père qui les préoccupe et les exalte. Tous les contes et toutes les traditions de ces hommes de peine parlent des arcanes du grand courant nourricier. Celui qui est allé le plus loin est celui qui a le plus de prestige. Celui qui connaît le plus de secrets des eaux est le plus savant."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

mercredi 22 janvier 2020

"Il y avait dans leurs contours quelque chose qui dénotait la vie" (Enrique Gómez Carrillo, à propos des Colosses de Memnon)

Photoglob Co. Date : 1890

"Oh ! l'extraordinaire, l'invraisemblable magie des nuances dans ces soirs thébains, au pied de ces montagnes qui semblent des décors de théâtre !... Dans la plaine, les sanctuaires en ruines s'animent avec des illuminations de féerie. Le soleil pénètre entre les colonnes et constelle les plafonds d'étoiles d'or. Parfois, un seul pilastre offre toute une gamme de nuances, grâce aux tons rosés de son chapiteau et aux douceurs violacées de son socle. Les figures polychromes des murs s'animent sous les agitations irisées des rayons légers du soleil, que l'on dirait tamisés par des voiles d'améthyste et de rubis. Dans les angles intérieurs, où la pénombre triomphe de la clarté dans leur lutte de demi-teintes, les pierres se couvrent de mystérieuses taches phosphorescentes. Mais, dès que nous nous approchons des vastes espaces libres, les colonnes et les plafonds se baignent dans de délicieuses lueurs. À chaque moment, une de ces figures de carmin, qui perpétuent dans les vestibules la grâce svelte des princesses lointaines, s'étire comme une flamme. Dans l'atmosphère diaphane, il n'y a pas un détail qui ne s'anime, pas une ligne qui n'apparaisse en pleine valeur, pas un relief qui ne palpite.
Et plus encore que les merveilles intimes des temples, leurs grandes masses extérieures nous impressionnent. Le soir, particulièrement, les silhouettes monumentales, baignées dans le crépuscule, se détachent avec une majesté fabuleuse. Tout est disposé avec un art suprême à l'endroit qui lui convient le mieux. 

Hier, comme nous revenions de Medinet Habou, deux gigantesques apparitions sortirent à notre rencontre. Enveloppées de l'ombre de la nuit tombante, elles semblaient les gardiens nocturnes du désert. On ne voyait ni leurs visages, ni leurs bras, ni leurs torses. C'étaient deux masses énormes, fantomatiques et informes. Mais il y avait dans leurs contours quelque chose qui dénotait la vie. "Les colosses de Memnon", murmura mon guide. Je m'arrêtai pour frissonner longuement devant eux du frisson du surhumain. Et, tandis que je me taisais, mon compagnon me narrait l'histoire de l'humble scribe d'Atribis qui, élevé au rang de ministre par Aménothès III, fit sculpter les deux terribles monolithes. "Ce fut, murmure-t-il, un grand plébéien, fils d'un cordonnier et qui, à force d'intrigues, se fit diviniser."
Que sont les hommes et leurs préjugés de caste et leur orgueil de race, à côté de cette humanité de granit ? Le champ interminable des tombes s'étend à nos pieds. Cent civilisations gisent sous cette terre. De ce qui fut vie, mouvement, agitation, amour, seule, l'image subsiste, dans les bas-reliefs des hypogées. Par contre, les géants de calcaire sont toujours là, aussi jeunes qu'au premier jour où ils apparurent au monde épouvanté. La véritable idée de l'Égypte antique se trouve dans ces masses surhumaines. Devant les colonnades de Karnak, devant les Ramsès de Louxor, devant les colosses de la plaine de Thèbes, la formidable grandeur de la plus ancienne civilisation surgit. Là, les sensations légères qui, au musée du Caire, au milieu des tout petits meubles, des visages mutins et des humbles bijoux, nous font évoquer les siècles des Pharaons les plus illustres comme des époques aussi dépourvues de grandeur que la nôtre, s'évanouissent dans une atmosphère de divines énormités. À l'ombre de ces murs fantastiques, ce n'est pas la vie réelle d'il y a trois mille ans qui apparaît à notre vue, mais l'existence hiératique de ces dynasties de dieux et de rois qui, dans le secret des sanctuaires, arrivaient à confondre mystérieusement leurs grandeurs."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

mercredi 2 janvier 2019

Les soirs du Caire, par Enrique Gómez Carrillo

Ivan Aivazovsky (1817-1900), "A night in Cairo"
"Ah ! les soirs du Caire, après les excursions obligatoires et les éternelles visites aux musées ! Nous allons distraits, fatigués, la tête pleine d'images mortes, cherchant seulement la brise qui rafraîchit, la solitude qui calme, le silence qui repose...
Au couchant, la lumière commence à pâlir. Une suave clarté voilée enveloppe la cité en de blêmes mousselines de mystère. Les femmes passent lentes et dans leurs chevilles les anneaux d'argent brillent à peine. Des hauts minarets s'égrènent en 
trilles mélancoliques les dernières oraisons des hérauts d'Allah. L'air tiède a pour nos tempes des caresses légères et l'espace autour de nous s'emplit de vagues rumeurs, d'énigmatiques palpitations, d'harmonies presque imperceptibles. Sans nous rendre bien exactement compte de ce que nous faisons, nous allons nous enfonçant peu à peu dans le coeur de la ville. Et tout à coup, comme par un sort magique, ce qui n'était, quelques heures avant, en plein jour, que des rues sales, se convertit en corridors d'alcazars, en couloirs de palais enchanté. Qui nous a transporté jusqu'ici,  ou pour mieux dire, qui a opéré ce changement de décor ?... À la lueur du crépuscule, les moucharabiés des fenêtres basses apparaissent comme d'obscures dentelles, les colonnades des porches s'allongent sveltes sous les énormes saillants des miradors, les tentures des boutiques se teignent de nuances jamais vues. Le soleil d'Orient est un  détestable éclaireur de détails. En sa violence incendiaire il enveloppe tout dans une flamme blanche, il fond tout dans un creuset monochrome. (...) Dans la demi-lueur diaphane, ce qu'il y a de faux dans les architectures orientales disparaît. (...)
Dans les voiles roses du soir, le campement se change en métropole de rêve. Chacune de ses maisonnettes, construites en quelques jours avec des planches et des briques crues, devient un palais de caprice. Dans la monotonie des lignes droites, une immense variété de détails anime l'ensemble.
Quelques constructions paraissent des défis lancés à toutes les lois de l'architecture. Sur des murs légers s'avancent vers la rue des masses énormes de maçonnerie qui semblent sur le point de s'effondrer et qui sont là, cependant, depuis des siècles. Dans certaines terrasses, les plus étranges tours crénelées élèvent leurs quatre murs. À côté de très grandes fenêtres, on voit de toutes petites portes par lesquelles un homme peut à peine entrer. Et tout cela, qui, à la lumière de midi, choque par son aspect sordide, le soir est délicieux. Dans le crépuscule, l'âme de la ville arabe s'ouvre comme une sensitive. (...) Et sous les portes des petites boutiques ou aux terrasses des cafés, sur les bancs des coins, aux bords des fontaines, les 
Cairotes, accroupis, bavardent, fument, méditent.
Toute la vie de la cité sort dans la rue avec ses oripeaux voyants. Drapés dans leurs amples manteaux, les vieux cheiks religieux aux turbans verts s'immobilisent en d'humbles attitudes. Ceux-ci ne fument ni ne parlent, ni ne voient ce qui palpite autour d'eux. Les yeux mi-clos, ils rêvent leurs rêves éternels, jouissant de leur quiétude, de leur inaction, de leur amour d'Allah tout miséricordieux. Près d'eux les mendiants s'accroupissent contre les murs et psalmodient sans tristesse la mélopée quémandeuse dans laquelle le nom du Prophète s'unit à tous les maux imaginaires. Au centre des groupes qui remplissent les terrasses des cafés, le conteur de contes récite son éternelle histoire de vizirs énamourés de filles de jardiniers, de misérables qui découvrent des trésors dans les cavernes, de voyageurs qui se perdent dans le désert et arrivent aux terres fabuleuses des mages de Chaldée. Aux abords des boutiques, les trafiquants combinent des opérations fantastiques, calculant ce qui doit arriver par les prochaines caravanes de Bagdad ou de Bassorah. Les grandes spirales de fumée qui montent des narghilés, nimbent les têtes brunes. 
D'étranges musiques de darboukas lointaines et d'invisibles guzlas flattent l'ouïe. Au travers des jalousies commencent à briller les lumières des harems. Les brises du Nil font palpiter lentement, très lentement, les étendards prophétiques des chapelles miraculeuses. Le murmure des eaux qui tombent dans les saintes scbils des ablutions, chantonne à voix basse sa chanson en l'honneur d'Allah dont la miséricorde calme la soif du corps et procure la paix de l'âme.
Une sensation délicieuse de béatitude, de joie familière, de tranquillité d'esprit, remplit l'air. Les cris des vendeurs ambulants et les bousculades des conducteurs de bêtes se sont apaisés. Les femmes mêmes qui reviennent à leurs demeures enveloppées dans leurs obscurs linceuls hermétiques, paraissent moins craintives de laisser surprendre par l'homme qui les rencontre l'énigme de leurs pupilles. Et en voyant de toute part la même animation paresseuse, la même ardeur grave, le même calme riant, on se rend compte enfin que le vieux Caire, de Abd-el-Melek et de Nour-ed-Din, n'est pas encore prêt de périr entraîné par l'avalanche étrangère, et que l'orgueilleux Ezbekiyé, avec ses maisons de pierre, ses magasins énormes, n'est en réalité qu'une façade européenne mise sans art devant le sanctuaire impassible de la race."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

mercredi 19 septembre 2018

"Les grands artistes de l'Égypte antique n'eurent jamais une préférence exclusive pour les attitudes solennelles, quand il s'agissait de représenter ceux qui n'étaient pas des êtres divins (Enrique Gómez Carrillo)"

Les lutteurs de Beni Hassan
"Ce ne sont pas les œuvres colossales, les énormes statues pharaoniques couronnées de très hautes tiares qui m'attirent, depuis plusieurs jours, vers le musée d'antiquités égyptiennes. Plus que les géants hiératiques, m'impressionnent les figures sans orgueil qui ne cherchent pas à nous épouvanter, par leurs gestes de dieux, mais nous parlent sur un mode familier de l'existence d'il y a quatre ou cinq mille ans, comme pour nous démontrer que, au fond, la vie n'a pas changé depuis que le monde est monde. Dans ces salles, relativement exiguës, les colosses de granit, faits pour se détacher au milieu des colonnades fabuleuses, paraissent plus surnaturels encore que dans leurs temples de Thèbes. Mieux que des hommes, ils sont de véritables divinités devant la grandeur de qui le peuple entier doit se prosterner en tremblant.
Par contre, les statues plus petites, celles qui, loin de s'immobiliser, s'efforcent de nous faire sentir les passions qui les animent, celles qui nous sourient, celles qui nous regardent avec sympathie, celles qui nous reçoivent sans hauteur, nous paraissent, en vérité, des personnes d'aujourd'hui et de toujours. En quelques-unes d'entre elles, nous trouvons jusqu'à des physionomies connues. “Où avons-nous vu un visage semblable ?” nous disons-nous. Et sur les noms étranges gravés dans les socles de pierre, nous posons, avec une satisfaction puérile, d'autres noms très modernes. (...)
Mieux que dans le musée d'Athènes, où, hors des vitrines réservées aux figurines de terre, tout a un air de majesté olympienne, dans cette galerie du Caire, nous sentons la palpitation de la vie millénaire en ses intimités les plus plaisantes. Les grands artistes de l'Égypte antique n'eurent jamais une préférence exclusive pour les attitudes solennelles, quand il s'agissait de représenter ceux qui n'étaient pas des êtres divins. Leurs Vénus nues elles-mêmes, symbole d'idéale perfection, sont modelées avec une volupté toute familière. Leurs corps sont longs, fins et flexibles. Leurs courbes furent sûrement caressées avec plus d'amour que de respect par les mains habiles de leurs créateurs. Dans leurs postures, on ne note rien qui ne soit humain, très humain, on pourrait même dire très réaliste. Placées dans une exposition moderne, au milieu d’œuvres de grands artistes expressifs, nul ne saurait si elles ne sortent pas de l'atelier d'un Rodin, d'un Benlliure ou d'un Zonza Briano. En effet, ce qui, dans les hypogées, nous paraît, à cause des bois sculptés ou peints, le produit d'un style essentiellement conventionnel, est, en réalité, le plus naturaliste des arts. Il faut voir dans les scènes de lutte de Heni-Hassan, dans les paysans avec leurs gazelles de Khnumhatpu, dans les vols de pigeons et de canards du palais d'Aménôthès III, dans le combat de Sésostris d'Ibsamboul, dans les statues de bronze achetées par le Louvre à la vente Posno, dans les chats qui s'étirent et jouent, de la “favissa” de Bubaste, dans les innombrables statuettes de terre, enfin, trouvées dans les tombes de toutes les époques et qui représentent des scènes familières, il faut voir réellement l'intensité de vie qui anime les œuvres populaires de ce peuple.
Divisé en deux écoles, l'une hiératique, sacerdotale et pharaonique, l'autre plébéienne et réaliste, l'art égyptien offre, dans son ensemble, le plus surprenant des contrastes. Est-il possible, nous demandons-nous, que les hommes qui sculptaient ces rigides et grandioses figures de granit qui gardent les portes des temples, soient les mêmes qui s'adonnèrent à modeler les onduleuses filles nues, les groupes d'ouvriers actifs, les physionomies caricaturales, pleines d'expression et de vie, qui nous séduisent dans les vitrines du Caire ? En nombre d’œuvres trouvées dans les sépulcres, le réalisme minutieux des sculpteurs thébains apparaît plus scrupuleux que celui de nos artistes modernes."

extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par
Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié