Ivan Aivazovsky (1817-1900), "A night in Cairo" |
Au couchant, la lumière commence à pâlir. Une suave clarté voilée enveloppe la cité en de blêmes mousselines de mystère. Les femmes passent lentes et dans leurs chevilles les anneaux d'argent brillent à peine. Des hauts minarets s'égrènent en trilles mélancoliques les dernières oraisons des hérauts d'Allah. L'air tiède a pour nos tempes des caresses légères et l'espace autour de nous s'emplit de vagues rumeurs, d'énigmatiques palpitations, d'harmonies presque imperceptibles. Sans nous rendre bien exactement compte de ce que nous faisons, nous allons nous enfonçant peu à peu dans le coeur de la ville. Et tout à coup, comme par un sort magique, ce qui n'était, quelques heures avant, en plein jour, que des rues sales, se convertit en corridors d'alcazars, en couloirs de palais enchanté. Qui nous a transporté jusqu'ici, ou pour mieux dire, qui a opéré ce changement de décor ?... À la lueur du crépuscule, les moucharabiés des fenêtres basses apparaissent comme d'obscures dentelles, les colonnades des porches s'allongent sveltes sous les énormes saillants des miradors, les tentures des boutiques se teignent de nuances jamais vues. Le soleil d'Orient est un détestable éclaireur de détails. En sa violence incendiaire il enveloppe tout dans une flamme blanche, il fond tout dans un creuset monochrome. (...) Dans la demi-lueur diaphane, ce qu'il y a de faux dans les architectures orientales disparaît. (...)
Dans les voiles roses du soir, le campement se change en métropole de rêve. Chacune de ses maisonnettes, construites en quelques jours avec des planches et des briques crues, devient un palais de caprice. Dans la monotonie des lignes droites, une immense variété de détails anime l'ensemble.
Quelques constructions paraissent des défis lancés à toutes les lois de l'architecture. Sur des murs légers s'avancent vers la rue des masses énormes de maçonnerie qui semblent sur le point de s'effondrer et qui sont là, cependant, depuis des siècles. Dans certaines terrasses, les plus étranges tours crénelées élèvent leurs quatre murs. À côté de très grandes fenêtres, on voit de toutes petites portes par lesquelles un homme peut à peine entrer. Et tout cela, qui, à la lumière de midi, choque par son aspect sordide, le soir est délicieux. Dans le crépuscule, l'âme de la ville arabe s'ouvre comme une sensitive. (...) Et sous les portes des petites boutiques ou aux terrasses des cafés, sur les bancs des coins, aux bords des fontaines, les Cairotes, accroupis, bavardent, fument, méditent.
Toute la vie de la cité sort dans la rue avec ses oripeaux voyants. Drapés dans leurs amples manteaux, les vieux cheiks religieux aux turbans verts s'immobilisent en d'humbles attitudes. Ceux-ci ne fument ni ne parlent, ni ne voient ce qui palpite autour d'eux. Les yeux mi-clos, ils rêvent leurs rêves éternels, jouissant de leur quiétude, de leur inaction, de leur amour d'Allah tout miséricordieux. Près d'eux les mendiants s'accroupissent contre les murs et psalmodient sans tristesse la mélopée quémandeuse dans laquelle le nom du Prophète s'unit à tous les maux imaginaires. Au centre des groupes qui remplissent les terrasses des cafés, le conteur de contes récite son éternelle histoire de vizirs énamourés de filles de jardiniers, de misérables qui découvrent des trésors dans les cavernes, de voyageurs qui se perdent dans le désert et arrivent aux terres fabuleuses des mages de Chaldée. Aux abords des boutiques, les trafiquants combinent des opérations fantastiques, calculant ce qui doit arriver par les prochaines caravanes de Bagdad ou de Bassorah. Les grandes spirales de fumée qui montent des narghilés, nimbent les têtes brunes.
Quelques constructions paraissent des défis lancés à toutes les lois de l'architecture. Sur des murs légers s'avancent vers la rue des masses énormes de maçonnerie qui semblent sur le point de s'effondrer et qui sont là, cependant, depuis des siècles. Dans certaines terrasses, les plus étranges tours crénelées élèvent leurs quatre murs. À côté de très grandes fenêtres, on voit de toutes petites portes par lesquelles un homme peut à peine entrer. Et tout cela, qui, à la lumière de midi, choque par son aspect sordide, le soir est délicieux. Dans le crépuscule, l'âme de la ville arabe s'ouvre comme une sensitive. (...) Et sous les portes des petites boutiques ou aux terrasses des cafés, sur les bancs des coins, aux bords des fontaines, les Cairotes, accroupis, bavardent, fument, méditent.
Toute la vie de la cité sort dans la rue avec ses oripeaux voyants. Drapés dans leurs amples manteaux, les vieux cheiks religieux aux turbans verts s'immobilisent en d'humbles attitudes. Ceux-ci ne fument ni ne parlent, ni ne voient ce qui palpite autour d'eux. Les yeux mi-clos, ils rêvent leurs rêves éternels, jouissant de leur quiétude, de leur inaction, de leur amour d'Allah tout miséricordieux. Près d'eux les mendiants s'accroupissent contre les murs et psalmodient sans tristesse la mélopée quémandeuse dans laquelle le nom du Prophète s'unit à tous les maux imaginaires. Au centre des groupes qui remplissent les terrasses des cafés, le conteur de contes récite son éternelle histoire de vizirs énamourés de filles de jardiniers, de misérables qui découvrent des trésors dans les cavernes, de voyageurs qui se perdent dans le désert et arrivent aux terres fabuleuses des mages de Chaldée. Aux abords des boutiques, les trafiquants combinent des opérations fantastiques, calculant ce qui doit arriver par les prochaines caravanes de Bagdad ou de Bassorah. Les grandes spirales de fumée qui montent des narghilés, nimbent les têtes brunes.
D'étranges musiques de darboukas lointaines et d'invisibles guzlas flattent l'ouïe. Au travers des jalousies commencent à briller les lumières des harems. Les brises du Nil font palpiter lentement, très lentement, les étendards prophétiques des chapelles miraculeuses. Le murmure des eaux qui tombent dans les saintes scbils des ablutions, chantonne à voix basse sa chanson en l'honneur d'Allah dont la miséricorde calme la soif du corps et procure la paix de l'âme.
Une sensation délicieuse de béatitude, de joie familière, de tranquillité d'esprit, remplit l'air. Les cris des vendeurs ambulants et les bousculades des conducteurs de bêtes se sont apaisés. Les femmes mêmes qui reviennent à leurs demeures enveloppées dans leurs obscurs linceuls hermétiques, paraissent moins craintives de laisser surprendre par l'homme qui les rencontre l'énigme de leurs pupilles. Et en voyant de toute part la même animation paresseuse, la même ardeur grave, le même calme riant, on se rend compte enfin que le vieux Caire, de Abd-el-Melek et de Nour-ed-Din, n'est pas encore prêt de périr entraîné par l'avalanche étrangère, et que l'orgueilleux Ezbekiyé, avec ses maisons de pierre, ses magasins énormes, n'est en réalité qu'une façade européenne mise sans art devant le sanctuaire impassible de la race."
extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié
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