A Sketch on the Nile 1869, by Sanford Robinson Gifford (1823-1880) |
La nuit fut admirablement belle. Je la vis s'écouler presque tout entière sans pouvoir quitter le pont de la barque. Tantôt, la tête renversée, je cherchais dans le ciel ces étoiles qui m'étaient familières, et que, dans mon enfance, je m'exerçais à reconnaître par-dessus le toit de la maison paternelle, en même temps qu'on me faisait apprendre ces vers d'un poète religieux :
"Le peuple qui du Nil cultivait les rivages,
Les observa longtemps sous un ciel sans nuages." (Racine)
Et c'est ce même peuple contemplateur qui donna aux diverses constellations les premiers noms qu'elles portent encore. Tantôt, ramené vers la terre par les bruits presque insensibles des flots que fendait notre proue, ou qu'elle refoulait vers la grève, je jouissais des haleines embaumées de la rive. La brise délicieuse qui avait succédé à la chaleur du jour cessa vers minuit ; on dut replier la voile, et avoir recours aux avirons. Bientôt deux de mes Arabes entonnèrent un chant à trois notes, passant alternativement du majeur au mineur : chant mélancolique et mesuré, qui ramenait en cadence le temps où il fallait peser sur les rames. Je l'ai noté ; il est plus harmonieux, et d'un caractère plus nautique, si j'ose dire ainsi, que la plupart des chansons de nos marins. La voix des rameurs vibrait sur les ondes silencieuses ; mais rien ne les répétait au loin ; car, sur ces bords plats et sablonneux, il n'y a pas d'écho.
Nous dépassâmes dans la nuit Koumschérif et le port de Damanhour ; nous étions vers l'aube près de Schabor. À l'heure où le soleil se leva, je contemplai avec ravissement le Nil et ses campagnes. Je l'avoue, quelque idée que m'eût donnée de l'Égypte tout ce que j'avais avidement lu des anciens historiens et des voyageurs modernes, ma pensée ne s'élevait pas à la hauteur de la réalité ; et je désespère de pouvoir retracer ces éternels miracles d'une nature unique. Une vallée de cent cinquante lieues, large de quatre à sept jusqu'au Delta ; puis une vaste plaine de trente lieues sur toutes ses faces, arrosée par mille canaux, et s'étendant jusqu'à la mer ; voilà l'Égypte fertile et vivante, partout ailleurs le désert et la mort. Là où le flot du fleuve bienfaisant s'arrête, commence la plus nue stérilité ; dans cette heureuse vallée, fécondée par le Nil, naissent presque sans soins, et croissent éparses les productions de tous les climats. Le blé, le dourah, le maïs, tous les légumes, le coton, le chanvre, la canne à sucre, l'indigo. La population de ces riches campagnes est trop faible sans doute, mais les bras manquent à la récolte, et point à la culture. Tous les fruits de l'Europe mûrissent sous ce beau ciel ; et en outre, la datte, le délicieux kichté, la banane. "Aucune terre, dit Théocrite, ne produit autant que la plaine de l'Égypte, quand le Nil, l'inondant, brise et fait fondre sous ses eaux les glèbes humides." Néanmoins dans cette abondance, une poignée de dourah, quelques dattes que l'Arabe détache à coups de pierres de la cime des palmiers, et l'eau bourbeuse du Nil suffisent à sa sobriété. Je me sentais heureux de naviguer sur ce beau fleuve, de parcourir cette merveilleuse contrée que j'avais tant de fois appelée dans mes projets rêveurs ; mais que rien de ce que j'avais vu jusqu'alors n'aurait pu me faire comprendre telle qu'elle est."
extrait de Souvenirs de l’Orient, tome 2 (1839), par Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac, comte de Marcellus (1795-1861), diplomate.
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