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mercredi 6 novembre 2019

Karnak "se voit mais ne se décrit pas" (Élie Reclus)

photo signée Schroeder et Cie, vers 1900

"De Louxor, de petits ânes nous portent en quelque temps de galop à Carnac, où nous passons la journée. Nous faisons notre entrée dans l'ensemble de ruines le plus colossal qui existe au monde, par une avenue de sphinx, jadis à tête de bélier, avant qu'ils ne fussent décapités par Cambyse ; car de temps en temps il arrive qu'on décapite des divinités.
Carnac se voit mais ne se décrit pas. Je puis dire que dans un sanctuaire, jadis terrible et sombre et maintenant effondré, des moineaux voletant de ci de là, se pendant aux corniches, se glissant dans les fentes des parois, égayaient la scène du froufrou de leurs ailes et de leurs pépiements aigus - mais comment donner une idée des colonnes, hautes, épaisses de je ne sais combien de mètres, autour desquelles les pierrots s'ébattent et s'ébaudissent ? On se sent mince comme un insecte, tandis qu'on avance entre ces piliers qui encombrent l'espace. "Poésie énorme" à réjouir Victor Hugo. Végétation de pierre, obélisques de cent pieds de haut, roseaux gros comme des chênes séculaires, blocs gigantesques mal suspendus dans les airs, masses croulantes, éboulis, chaos. Au bout de l'avenue des six cents sphinx, se dressent deux pylônes, hauts comme une citadelle ; à côté, deux colosses se tiennent debout, gardant les temples et les palais, les rois et les dieux ; ils n'ont plus de tête, mais qu'importe !
Il fait bon rêver ici au soleil couchant, contemplant l'orgueil des Osochor, des Thotmès, des Psinaches et Psusennes, regardant ce qui nous reste des victoires et conquêtes des Pharaons, tandis que l'immense géant Ramsès égorge toujours des tribus de pygmées. Ces débris prennent au crépuscule des formes étranges, on dirait des cristallisations chimiques, des cubes et aiguilles de carbonate de chaux. Au milieu de ces pierres, contre un ciel safran s'élèvent des palmiers, qui se mirent dans des étangs encore remplis provenant des eaux de la dernière inondation. Que les ruines sont belles ! Mais nulle ruine ne vaut celle de la superbe capitale des Fils du soleil, et l'on sourit de pitié à la figure que feraient auprès de ces décombres amoncelés et le Louvre et les Tuileries et Notre-Dame. À côté, la basilique renversée de Saint-Pierre de Rome ne serait plus qu'une chose mesquine et misérable.
Sur le pylône du grand temple de Carnac, la première république a mis la main : en l'an VIII, l'armée française passa par là."


extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875, par Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français

mardi 5 novembre 2019

"Arbre par excellence de l'Orient, le palmier est l'orgueil de l'Égypte" (Élie Reclus)

photo de Félix Bonfils (1831 - 1885)
 "Un nouvel élément entre dans le paysage nilotique avec le palmier doum, qui fait maintenant concurrence au nagl, ou palmier commun. De ces deux espèces, la plus répandue est la plus jolie incontestablement, elle donne les fruits les plus savoureux et les plus abondants. Ce sont deux arbres très différents. Le palmier classique monte droit au ciel d'un seul jet. Chaque année il s'élève d'un verticille, dont les palmes s'élèvent, et retombent en une courbe gracieuse. Le palmier est toujours beau. Il est beau seul, dans sa majesté tranquille. Il est beau en groupe, quand, autour du chef de famille, plusieurs troncs se penchent dans de gracieuses attitudes, et reproduisent la disposition qu'une jeune plante affecte avec son bourgeon central et ses feuilles latérales.
Comme de loin ils sont charmants, quand ils regardent dans le ciel clair, dominant un horizon brumeux, ou de vastes plaines de sable, ou encore quand ils mirent dans les eaux du Nil leurs têtes de papyrus ! Et de près, comme on les admire, au-dessus d'une source, ou de touffes de gazons ! Qu'ils sont beaux au soleil, qu'ils sont beaux, quand la lune resplendit, à travers leur feuillage ! Le palmier est splendide dans son entier développement avec sa forme svelte et élancée, avec son tronc qui chaque année gagne en grosseur et vigueur. Il est plus admirable peut-être, quand, tout jeune encore et dépourvu de tronc, ses palmes jaillissent du sol, hautes, nombreuses, serrées, saines, robustes, fraîches et élégantes, fontaine jaillissante de verdure, qui retombe et se déploie en nappes, lames et gouttes d'émeraude. Un gracieux effet est celui que produit sur la tige, magnifique hampe florale, la juxtaposition des deux dernières pousses annuelles, dont la plus récente s'élève en forme de corolle aérienne, et l'ancienne retombe en calice. De sa naissance à la mort, pendant toute sa durée, le palmier est toujours noble et splendide. On en a fait l'image de la victoire. Je vois plutôt en lui le symbole végétal de la perfection native.
Rien dans le palmier, sacré au soleil, et au divin Horus qui rappelle la lutte. Sa nature simple et grandiose, toujours calme et heureuse, n'a jamais connu ni contradiction ni misère. La conformité est ici absolue entre l'œuvre et l'instinct, entre l'idéal et la réalité. Le palmier me rappelle le doux et puissant génie de Raphaël, qui d'emblée trouva sa voie et atteignit sans effort les sommités de l'art. Arbre par excellence de l'Orient, le palmier est l'orgueil de l'Égypte, et la joie des musulmans. Ils disent que partout où fleurit le palmier fleurit aussi l'islam, et qu'après avoir créé Adam, il resta à Dieu quelques poignées de limon, et qu'avec ce limon, il façonna le palmier frère de l'homme. Aussi le prophète - que son nom soit béni !- a prescrit aux croyants de respecter le palmier à l'égal d'une tante du côté paternel. Et quand un Zendj aperçoit un Arabe, nous raconte Masoudi, le Zendj se prosterne et s'écrie : "Salut à l'homme qui vient du pays des palmiers !"
Le palmier dit doum ou thébain, a voulu mieux faire que l'autre. Il a donné à ses palmes la forme de l'éventail, forme on ne peut plus élégante quand elle est isolée ; mais la réunion de ces éventails, lourde et massive, fait triste figure à côté des feuilles aériennes délicatement pennées du nagl, lequel, par compensation, ne donne qu'une ombre encore moindre, une ombre qui n'empêche de pousser le blé, ni aucune des petites cultures.
Le doum a voulu se rapprocher du type dicotylédonique, il ambitionne un branchage, mais il ne fait autre chose que bifurquer ou trifurquer son tronc ; essai gauche et malheureux qui aboutit à une déplorable maigreur. Rarement les doums embellissent le paysage le plus souvent, on dirait des arbres, comme en font les gamins dans leurs premières ébauches de dessin des balais solitaires, ficelés dans des positions contournées et gênantes.
Je regrette d'avoir à dire du doum des choses si peu agréables - je respecte sa tentative, mais je constate et déplore son insuccès."



extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875, par Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français

lundi 8 octobre 2018

"Un aspect de grandeur souveraine" (Élie Reclus, à propos du Sphinx)

photo de Zangaki
"J'ai vu le sphinx ; c'est vraiment une énorme bête de soixante mètres de long, de soixante pieds de haut. C'est une figure d'homme sur un corps léonin, aussi les Arabes l'appellent le Lion de la nuit. Les Mamelouks l'ayant pris pour cible de leurs fusils, dans leurs jeux d'adresse, il a perdu le nez et une partie de la joue ; mais, quoiqu'affreusement mutilé, il a gardé un aspect de grandeur souveraine. M'asseyant en face de lui je l'ai regardé ; je l'ai interrogé à mon tour : "Que sais-tu ? voyons? Depuis que le roi Chéfrem t'a placé en avant de sa pyramide, tu as vu passer bien des nuages, passer longtemps les flots du Nil, contemplé nombre de soleils levants. Autour de toi les dunes se forment, se déforment et se reforment ; grains de sable après grains de sable t'ont passé par dessus ; ils t'ont rongé le corps, rongé les pattes. Tu as vu mourir Memphis et naître le Caire, tu as vu quantité de dynasties, de peuples, de races, d'invasions, de religions, de philosophies. Depuis le temps que tu regardes, que tu réfléchis, tu dois en savoir beaucoup. Personnification du secret de la nature, symbole de la science et de la puissance, que dis-tu ?"
Et le grand œil du sphinx contemplait toujours. Par dessus le sable du désert, par dessus les semailles et les moissons, par dessus les flots. du Nil, par dessus les toits et les cimetières de la grande ville, par dessus la montagne arabique, il plongeait dans les profondeurs du ciel bleu. Et soudain la pensée me vint : "Pas de secret mieux gardé que celui qu'on ignore. Le mystère n'est mystère que parce qu'il ne se comprend pas lui-même. Le sphinx ne serait plus un être fait d'ombre s'il avait en lui un rayon de lumière. II n'en sait pas plus que nous. Tous, tant que nous sommes, nous cherchons, nous cherchons toujours ; les uns savent des mots, mais n'en comprennent pas le sens ; les autres ont l'idée, mais ils n'en trouvent pas l'expression."


extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875, par Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français