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lundi 15 novembre 2021

Une séance aux bains publics, par Frédéric Goupil-Fesquet



"Pour nous délasser de notre tournée dans les bazars, nous prions Ibrahim de nous conduire aux bains, en manière de passe-temps et pour nous mettre en appétit. Toutes les villes, et jusqu'aux moindres villages, possèdent des bains publics qui sont toujours chauffés, et les musulmans de toutes les classes s'y baignent plusieurs fois la semaine, par esprit de religion aussi bien que par raison de santé. Souvent il y en a de séparés pour les femmes et pour les hommes ; quelquefois ils sont communs aux deux sexes, qui s'y baignent alternativement, les femmes pendant le jour et les hommes pendant la nuit. Ceux où nous entrons sont des étuves spécialement consacrées aux hommes. Le prix d'entrée varie, dans les capitales, depuis la valeur de douze jusqu'à quarante sous ; cependant les gens du peuple, qui sont très misérables, y sont admis sans rétribution. On se croirait dans quelques thermes des anciens ; nous pénétrons dans de grandes salles bâties en pierres et revêtues de marbre ou de stuc, couronnées de coupoles percées de trous en étoiles fermés par des verres dépolis qui laissent arriver le jour très doux, et opposent un sûr obstacle à la curiosité. Les portes en sont garnies de feutre, et, par ce moyen, elles conservent la température qui est différente pour chacune, afin que le passage de l'air libre à l'excessive chaleur qu'on éprouve dans la salle de bain soit plus insensible.
Des tuyaux disposés dans l'épaisseur des murs, et partant d'une chaudière, font office de calorifères, et, s'élevant au haut de la voûte, font évaporer l'eau que l'on tient toujours en ébullition. D'autres conduits, qui partent d'un réservoir, sont également contenus dans la maçonnerie et fournissent de l'eau froide, qu'on peut faire couler à volonté par un robinet placé dans l'intérieur. Ces bains sont toujours maintenus à un degré de chaleur très élevé (30 ou 40° Réaumur).
Dans la première chambre, se trouvent des divans sur lesquels de grands coquins très noirs s'emparent de vous et vous débarrassent de vos habits en un clin d'œil, puis vous enveloppent le corps d'une pièce de toile de coton ou de soie, sorte de tablier qui descend depuis le sein jusqu'aux pieds ; ils vous hissent ensuite sur des sandales de bois, de six pouces de haut, pour vous empêcher de vous brûler les pieds sur les dalles ; cela fait, ils vous conduisent par les coudes dans la seconde chambre, où vous commencez à suffoquer ; mais la respiration revient bientôt, et vous pouvez vous livrer à l'étude très intéressante pour l'artiste de l'académie arabe dans toute sa pureté, moins la sécheresse des contours, qui devient impossible dans ces vapeurs laiteuses répandues autour de l'Européen étonné. Nos trois corps, plus ou moins gras, plus ou moins maigres, ne nous ont jamais paru si blancs qu'à côté de ces Africains musculeux. Le long des murs règne une estrade de marbre pour se reposer et se coucher ; de distance en distance, il y a des cuves de marbre d'où l'eau froide et chaude s'échappe à volonté des robinets et tombe dans des rigoles qui la portent à l'extérieur. Dès que nous sommes assis, trois baigneurs viennent nous prendre le bras, et, armés d'une sorte de gant ou sac en crin, commencent à nous en râper la peau avec une ardeur peu commune ; ils nous frottent de toute leur force et presque à faire sortir notre sang ; nous avons beau nous plaindre, ils continuent de plus belle, et notre drogman étant resté à la porte, les coups de poings sont la seule éloquence en notre pouvoir. Cependant ils se ralentissent, et procèdent successivement au décapage de chacun de nos membres ; ils nous couchent sur le dos, puis sur le ventre, nous font joindre les coudes, ployer les doigts, craquer tous les os, même ceux de la colonne vertébrale ; il faut s'abandonner entièrement et sans aucune résistance à toutes ces opérations, qui ne sont point douloureuses et vous dilatent le corps en le remettant pour ainsi dire à neuf et le préparant à un bien-être qu'on ne peut comprendre qu'en respirant l'air du dehors. On se trempe ensuite dans un bassin d'eau tiède, puis dans un d'eau chaude, on vous enduit de savon des pieds à la tête avec une espèce de plante filandreuse, appelée lifeh, qui ressemble à un peloton de chanvre ou de filasse ; le savon parfumé devient mousseux et blanc comme de la neige, et l'homme, ainsi couvert d'écume étincelante, paraît une statue de sel ou de marbre ; seulement, il faut avoir soin de fermer les yeux quand le baigneur vous badigeonne la figure. Après une seconde immersion, qui vous débarrasse de cette dernière toison, les Arabes vous essuient, vous entourent de draperies qu'ils ajustent savamment, vous enroulent un turban de toile blanche très chaude pour faire sécher les cheveux, et vous introduisent dans une chambre dont la température est moins chaude, où des lits très propres ont été disposés pour le repos le plus agréable. On s'y installe avec bonheur, car, après un bain qui a ouvert tous les pores et dilaté toutes les fibres, on éprouve une certaine fatigue qui fait désirer l'immobilité de la position horizontale ; le massage à sec est la dernière opération. Des boissons restaurantes et parfumées, du café excellent, et la pipe indispensable, vous sont tour à tour apportés. On ne s'étonne plus alors que les femmes passent dans ce lieu les moments les plus délicieux de leur existence ; car, pour qui ne vit point de poésie et d'imagination, qu'y a-t-il de plus charmant que de venir après la promenade se préparer de nouveau à respirer l'air et à trouver la chaleur extérieure très douce dans un climat si chaud ? Elles y font en partie leur toilette, y font apporter leur repas qu'elles prennent ensemble gaiment, car elles n'ont guère occasion de se trouver en compagnie, et profitent de ces instants pour s'entretenir de la grande affaire de la toilette, question bien autrement capitale pour elles que pour nos gracieuses lionnes."

extrait de Voyage d'Horace Vernet en Orient : orné de seize dessins, 1843, par Frédéric Goupil-Fesquet (1817-1878), peintre-aquarelliste-graveur, neveu du peintre Horace Vernet (qu’il accompagne en Égypte pour un bref séjour à Alexandrie et au Caire).

vendredi 12 novembre 2021

"Cette manie d'écrire son nom sur les murailles est d'un ridicule odieux" (Frédéric Goupil-Fesquet)

illustration extraite du site "Egyptian monuments"

"Il nous tarde d'arriver au Caire, et s'il était possible d'user des voies télégraphiques, nous pourrions nous transmettre corps et biens dans quarante minutes à cette destination. Nous pourrions poudrer nos lettres avec le sable du désert. Mais puisqu'il ne nous est pas donné de nous arracher si vite des bras argentés dont le Nil étreint amoureusement le Delta, force nous restera de revoir et corriger, s'il y a lieu, nos impressions un peu émoussées d'avance par des livres qui ont tout décrit.
Les monuments qui attestent l'orgueil, ceux qui consolent l'humanité et perpétuent la bienfaisance se présentent toujours avec bonheur en voyage, et sont l'objet pour tous d'innombrables remarques ; ce goût à la description architecturale, qui s'attache aux dimensions métriques, est très généralement répandu et très fatigant pour ceux qui lisent.
Quel si grand intérêt y a-t-il donc du nombre de pieds qui entrent dans la longueur et la largeur de chaque pierre ? est-ce là tout le langage qu'un temple, une mosquée ou un obélisque adresse à nos yeux ? Y a-t-il du mérite à avoir vu quelque chose de très gros et de très grand qu'il fallu conquérir bien loin de chez soi à la sueur de son front et après maintes fatigues ? Non, certes, mais c'est l'habitude, et on la pardonne.
Le goût de la dégradation du monument est encore le plus universel de tous, engendré par la vanité. Cette manie d'écrire son nom sur les murailles est d'un ridicule odieux. Un proverbe allemand, qui devrait être connu du vulgaire des touristes, est celui-ci : Les murailles et les tables sont le papier des ânes. Les Anglais qui voyagent beaucoup sont trop souvent affectés de cette désolante maladie ; on trouve, en effet, sur les diverses faces de la colonne de Pompée, des signatures qui confondent leur absurde obscurité avec celles de quelques Français aussi absurdes ; il y a même des gens qui ont été assez atteints du mal pour se faire hisser au sommet de la colonne et vouloir transmettre à la postérité en caractères gigantesques leurs vastes noms tracés avec le cirage immortel de leur patrie.
Oui, le cirage anglais du haut de ces monuments vous contemple ayec les siècles, et afin que personne n'en ignore, celui qui a eu l'heureuse idée de se populariser ainsi s'appelle Williams ou Peters... Pourtant, il a beaucoup voyagé, beaucoup mangé dans les hôtels et les couvents d'Orient ; il y a signé ses indigestions de voyage et a semé sa carte de visite tout le long de la vallée du Nil, jusqu'à Thèbes ; nous la trouverons sur la porte de la grande pyramide, sur la joue et le nez mutilé des sphinx les plus illustres ; il a fait invasion dans les domaines les plus reculés de l'archéologie."

extrait de Voyage d'Horace Vernet en Orient : orné de seize dessins, 1843, par Frédéric Goupil-Fesquet (1817-1878), peintre-aquarelliste-graveur, neveu du peintre Horace Vernet (qu’il accompagne en Égypte pour un bref séjour à Alexandrie et au Caire).