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dimanche 25 juin 2023

"Philæ me prend l'âme comme un charme" (comtesse de la Morinière de la Rochecantin)

Philæ en 1906 (Photo Luigi Fiorillo)

"Je n'ai pas encore parlé d'elle, d'elle, l'île enchantée aux palmiers qui ne produiront plus et dont les troncs disparaissent chaque jour un peu, submergés par l'eau du fleuve ; d'elle, la perle des perles de la haute Égypte, que nul n'a trop vantée ; d'elle, objet des regrets de Loti ! d'elle enfin, où les peuples ont bâti un temple à Isis, douce protectrice de l'île.
Ses gardiens aujourd'hui ressemblent encore à des prêtres et voudraient, aussi jalousement que ceux des temps jadis, la préserver de toute profanation.
Grâce à des barques étroites, on peut regarder de très près le kiosque légendaire, circuler aisément entre les colonnades des temples aux trois quarts submergés, s'arrêter au pied des pylônes de pierre dorés par le dieu Soleil mieux, et plus artistiquement, qu'aucun être humain n'aurait su le faire.
Enfin, on descend au seuil même du sanctuaire d'Isis dans les propylées. On admire les puissants piliers aux chapiteaux sculptés et ornés de palmes à côtes bleues ; ils soutiennent le dallage qui tient lieu de plafond, sur lequel des peintures atténuées ressemblent à d'immenses amulettes enchâssées là par une puissance supérieure.
Silence et beauté sont la parure de cette fleur rigide que baignent les flots et qui émerge, délicate et divine, du milieu d'eux.
Les visiteurs, ayant salué Philæ avant la construction du barrage, déclarent sacrilège l'acte de ceux qui, dans un but lucratif, sapent les fondations de cette huitième merveille du monde.
Mais quant à moi qui viens ici pour la première fois, Philæ me semble avoir un charme plus pénétrant au sein des eaux dormantes que si elle était la Philæ triomphante des Ptolémées sur un tertre vert et embaumé ! Grâce soit rendue à Allah ! Philæ, telle qu'il m'est donné de la voir souriante à l'approche du printemps, me prend l'âme comme un charme. Mes prunelles se dilatent de plaisir et voudraient s'agrandir pour mieux conserver le souvenir de tant de délicatesse et de grâce.
Après avoir longuement admiré, il faut partir ; en ce pays la nuit tombe vite. Adieu Philæ ! demeure parfumée de la mystérieuse, bienveillante et secourable déesse ! Adieu, œuvre de piété des hommes, que d'autres hommes issus d'une race différente ensevelissent sous une nappe liquide, ne rêvant plus pour cette terre d'Égypte que richesse et fertilité !"

extrait de Du Caire à Assouân : impressions d'Égypte, par la Comtesse Le Bault de La Morinière de La Rochecantin (18.. - 1919), née Marie Madeleine de Menou, originaire du Perche (Normandie), mariée le 30 Juin 1879 au comte Olivier Le Bault de la Morinière de la Rochecantin (1851-1915). Ouvrage préfacé par Georges Legrain

samedi 8 février 2020

"La patience des fellahs dont le travail persévérant a fertilisé la terre égyptienne depuis des milliers d'années", par la Comtesse de La Morinière de La Rochecantin

photo d'Émile Béchard (1844 - 18..?)

"Descendre le Nil est une chose idéale, chaque heure apporte une impression différente. Dès que l'aube se lève, de tous ses yeux on regarde et l'on s'émerveille du spectacle. Il semble que dans l'air flotte comme une ambiance qui vous prépare à l'enthousiasme ; on est attentif au moindre rayon, au plus léger vol d'oiseau. L'âme ne demande qu'à admirer, à comprendre, à s'identifier avec tout ce qui l'entoure. Passé et présent se fondent l'un dans l'autre.
Aujourd'hui comme jadis on glisse lentement devant les berges, tour à tour vertes ou de couleur neutre, entre lesquelles coule, calme et majestueux comme un jeune dieu, le fleuve sacré, ce fleuve des rois et des empereurs que chérissent également bédouins et fellahs.
Les choses, par un caprice de la nature, semblent immuables, et cette terre, grasse et légère à la fois, des bords du Nil, ne paraît pas avoir souffert des mille blessures que les hommes lui ont infligées depuis tant de siècles.
Les coupures des berges sablonneuses ne sont autres que des puits superposés, creusés à même la terre, où les fellahs s'échelonnent pour déverser l'eau du fleuve et l'amener jusqu'aux canaux qui servent à irriguer les champs. À cet effet sont utilisées en guise de seaux des peaux de bouc qui se balancent au bout d'un souple bâton de tamaris dont l'une des extrémités est alourdie de terre glaise. Ces chadoufs sont en tout semblables à ceux employés par les Égyptiens depuis les temps les plus reculés.
On ne saurait admirer assez la patience de ces fellahs dont le travail persévérant a fertilisé la terre égyptienne depuis des milliers d'années. Que penser de leur résignation inlassable : leur obtiendra-t-elle une place d'honneur au paradis des délices ?
Pour remplacer le travail des hommes, parfois une paire de bœufs ou un chameau actionnent des saquiehs, mode d'arrosage que son modernisme rend plus avantageux.
Tout le long du fleuve, on voit des villages gris, construits avec des briques séchées au soleil. Certaines demeures affectent des airs de petites forteresses et leurs murs nous paraissent décorés de sortes de boules informes, emmanchées sur des pals qui, de loin, ressemblent à des têtes coupées de croyants. Ce ne sont, en réalité, que des pigeonniers, décorés de poteries, où nichent les couples roucoulants. Les branches d'arbre servent de perchoir.
D'autres demeures plus humbles, aux toitures de roseaux ou de canne à sucre, s'appuient contre les dattiers à panaches ébouriffés.
Que de passants sur le chemin étroit des chaussées ! Que d'hommes en robe sombre ou bleu clair ! Et pour fond de tableau, des murailles friables d'une teinte douce et dorée dont la pureté de l'air nous permet de percevoir à distance les aspérités et jusqu'aux moindres détails. Qu'y a-t-il derrière ces frêles barrières ? Des sables et encore d'autres sables qui composent les déserts libyque et arabique."

extrait de Du Caire à Assouân : impressions d'Égypte, par la Comtesse Le Bault de La Morinière de La Rochecantin (18.. - 1919), née Marie Madeleine de Menou, originaire du Perche (Normandie), mariée le 30 Juin 1879 au comte Olivier Le Bault de la Morinière de la Rochecantin (1851-1915). Ouvrage préfacé par Georges Legrain.

mercredi 3 octobre 2018

"Je conseille de préférence pour admirer (le sphinx) le moment où la lune se lève" (comtesse de La Morinière de La Rochecantin)

photo attribuée au baron Paul des Granges, circa 1860
"Nous profitons d'une belle et douce journée pour aller aux pyramides de Gîzé saluer le sphinx à midi. C'est l'heure où, paraît-il, le regard de ses yeux, aux orbites immenses, prend une expression toute particulière.
Nous laissons à Mena-House notre victoria attelée à deux petits barbes, pour prendre une voiture à sable traînée par une mule et conduite par un homme en turban.
Après avoir repoussé les offres de plusieurs guides bavards, nous arrivons en vue des cubes de pierre fabuleux qui recou
vrent les restes de Khéops et de Khéphrèn.
Un peu plus loin se trouve la pyramide de Mykérinos qui doit, à côté de ses importantes voisines, souffrir de sa petitesse.
Pas un instant je n'ai le désir de faire l'ascension des pyramides ou de les visiter à l'intérieur ; je laisse ce plaisir qui demande beaucoup de temps et d'efforts à quelques-uns de mes compagnons plus intrépides. Leur récit au retour me convaincra de ma sagesse. Quelle fatigue de s'engager dans d'étroits et sombres corridors dallés de marbre blanc très glissant où, par surcroît, on est réduit sans cesse à marcher plié en deux sous des plafonds très bas ! Pour récompense de tant de peine, les couloirs accèdent à une place vide ! Là se trouvait jadis la momie royale. Il faut revenir sur ses pas par le même chemin, la dépense de forces est excessive,
mais la jeunesse est faite pour affronter les difficultés. La peine prise ajoute de la valeur aux choses. Je loue donc ceux qui, lestes et agiles, plus courageux aussi que moi, ont entrepris cette exploration d'un des plus grands tombeaux de l'antiquité.
Après avoir regardé, sans trop en comprendre les beautés, la pyramide de Khéops, une des merveilles du monde, je me hâte vers le roi du désert, le Grand Penseur, celui qui semble avoir toujours été tant il a vu de siècles, dont l'existence a précédé celle de Khéops.
Le lion couché, à tête humaine, au front obstiné qui semble vouloir garder le désert, représentait le dieu Harmakis (le soleil brillant). Les oreilles plates et vastes de ce
monstre sont-elles fatiguées d'avoir entendu tant de cris de triomphe et de douleur ? D'avoir perçu trop de bruit de fêtes ou de combats ? Est-il blasé d'entendre à présent les exclamations enthousiastes des voyageurs de passage ou les vains mots des désœuvrés ? S'attriste-t-il des soupirs des délicats, de ces pauvres être fragiles qui se désespèrent de ne pas retrouver la santé, la joie de vivre sous l'égide de son ombre protectrice ?
Ses larges yeux sont-ils las d'être ouverts jour et nuit sur le monde ? Se souvient-il des conquérants glorieux et des vaincus humiliés qu'ils traînaient à leur suite ?
Est-il, ce dieu superbe, furieux d'être 
exhibé comme un phénomène par des Bédouins avides aux yeux étincelants, épiant, pareils des oiseaux de proie, ceux à qui ils extirperont quelques shillings pour des renseignements qu'on ne leur aura pas demandés ? 

À l'heure de la sieste ou dans le calme des nuits sans lune, quelle énigme le sphinx songe-t-il à poser au monde entier ?
Préfère-t-il les caresses enflammées du soleil ou est-il ému par la tendresse douce qui se dégage d'un ciel constellé d'étoiles, qu'une puissance inconnue se plaît à faire briller au-dessus de sa tête ? Si j'ignore l'heure de prédilection du monstre à tête humaine, je conseille de préférence pour l'admirer le moment où la lune se lève. Par une claire nuit égyptienne, le globe d'or précieux répand sur toute la campagne 
une lueur tendre et assez vive pour permettre de distinguer loin et bien toute chose.
En vérité, de ma seconde visite au sphinx, j'attendais trop ; rien ne devait effacer l'impression éprouvée en venant vers lui par une nuit de clair de lune, la première et la seule que nous ayons passée au Caire en débarquant d'Alexandrie. Sa face de pierre énigmatique m'avait semblé alors animée et ses yeux avoir un regard insondable.
Après une si grande et si religieuse joie, comment avais-je pu supposer qu'une autre lui serait comparable, même à l'heure fameuse de la méridienne !
Je dois ajouter que si le sphinx est surtout une divinité nocturne, la beauté du désert qui l'environne s'avive sous le grand soleil de midi. Les pyramides, à ce moment précis, revêtent une grandeur, une noblesse très particulière et sont d'un éclat plus réel et plus saisissant."


extrait de Du Caire à Assouân : impressions d'Égypte, par la Comtesse Le Bault de La Morinière de La Rochecantin (18.. - 1919), née Marie Madeleine de Menou, originaire du Perche (Normandie), mariée le 30 Juin 1879 au comte Olivier Le Bault de la Morinière de la Rochecantin (1851-1915)