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lundi 30 novembre 2020

Les savants de l'Expédition d'Égypte, prédécesseurs de l'égyptologie, par Louis Bréhier

Le général Bonaparte s’entretient à bord de l’Orient avec les savants de l’expédition d’Égypte.
À Paris : Potrelle, [1798]. - 1 grav. à l’eau-forte ; H. 15,5 x l. 12 cm
D’après un tableau du peintre anglais Bingham admis à l’exposition dans les dernières années de l’Empire.
Collection Ecole polytechnique
 "Grâce à leur esprit philosophique, les savants (de l'Expédition d'Égypte) sentirent qu'une étude de l'Égypte moderne ne pouvait avoir d'utilité que si elle était suivie d'une exploration des monuments qui permettent de remonter jusqu'à l'antique civilisation des Pharaons. Les conditions naturelles étant permanentes, il était nécessaire de comparer l'Égypte affaiblie des Mamlouks à la prospérité celles de l'Institut d'Égypte, elles ont eu un double résultat : elles ont enrichi la science et ont eu une application pratique en apprenant aux possesseurs modernes de l'Égypte par quels procédés ses anciens maîtres en faisaient surgir des richesses considérables. L'égyptologie était fondée et, malgré des erreurs, excusables d’ailleurs, car elles ne pouvaient être évitées que par la lecture des hiéroglyphes, ces prédécesseurs de Champollion et de Mariette ont fait les principales découvertes qui servirent de points de départ à leurs successeurs. Appuyés sur les textes d'Hérodote et de Diodore, ils essayèrent de trouver dans les monuments les éclaircissements nécessaires à l'intelligence de ces historiens, et ils s'aperçurent bientôt qu’une Égypte nouvelle allait surgir de ces fouilles. Chacune des provinces de l'Égypte eut ses explorateurs. Jollois, Jomard, Devilliers, Saint-Genis cherchèrent à retrouver les restes des villes disparues. Les ruines d'Abydos, d'Antinoé, de Memphis, d'Heliopolis, de Thèbes, etc., furent explorées. Un jeune ingénieur, Villiers du Terrage, visita le temple de Denderah ; mais, trompé par le style de l’édifice et dans l’ignorance des caractères hiéroglyphiques, il crut pouvoir attribuer aux anciens Égyptiens le dessin d'un zodiaque qui ne remonte en réalité qu'à l'époque des Ptolémées. L’ardeur des jeunes gens était telle que leur chef, Girard, se plaignit au général Belliard et déclara que les hiéroglyphes n'étaient pas la besogne des ingénieurs. Ces plaintes importunes n'étaient guère de saison et ne furent pas écoutées. Villiers remonta le Nil jusqu’à l’île de Philæ et put explorer les ruines de Thèbes. Il fournit d’utiles renseignements aux deux commissions nommées en septembre 1799 par Bonaparte pour interpréter les bas-reliefs et il rapporta au Caire des plans, des élévations et des coupes de tous les temples, palais, tombeaux, qu'il avait visités, ainsi qu'une carte de la plaine de Thèbes.
Grâce à ces travaux, les savants parvinrent à tracer une première esquisse de l’état de l’ancienne Égypte et, en procédant comme ils l’avaient fait pour l'Égypte moderne, étudier successivement l’état politique, les sciences, l’agriculture, l’industrie, les mœurs des contemporains de Ramsès. Jomard comparait la population de l'Égypte ; Boudet essayait de démontrer que les Égyptiens avaient inventé le verre ; de Rozière recherchait les industries disparues aujourd'hui ; Costaz étudiait l'agriculture, l'industrie et les mœurs ; Rouyer les embaumements ; Villoteau les instruments de musique figurés sur les monuments ; Fourier, Jollois, Devilliers et Jomard les sciences et l'astronomie ; Girard et Jomard les anciennes mesures. Aucune branche de l’antique civilisation n’était négligée, tandis que les ingénieurs, Dubois-Aymé, Jomard et Lancret essayaient de retrouver les traces des anciennes bouches du Nil et du lac Mœris, qui servait alternativement de réservoir et de déversoir au Nil.
Mais de toutes les découvertes la plus féconde devait être celle de la pierre trouvée à Rosette au mois d'août 1799 par l'officier du génie Bouchard et sur laquelle se lisaient trois inscriptions en trois bandes parallèles, l’une en grec, l'autre en caractères démotiques, l’autre en hiéroglyphes. Ce petit rectangle de granit noir fut, sur l’ordre de Menou, envoyé au Caire et étudié par les membres de l'Institut ; on en fit plusieurs empreintes que l’on expédia en France, et nul ne douta plus désormais qu’elle ne renfermât la clef de l'écriture hiéroglyphique. Après le traité d'Alexandrie, cette pierre tomba au pouvoir des Anglais et fut transportée au British Museum. Champollion devait l'y retrouver un jour et achever l'œuvre de l’Institut d'Égypte.
Il semblait donc que l'antique Égypte dût livrer tous ses trésors ; l’activité des savants avait encore augmenté pendant l’année 1800, lorsque l'invasion anglaise vint tout arrêter. Les Français avaient jeté les fondements de la rénovation de l'Égypte ; les Anglais empêchèrent leurs résultats d'aboutir. Si la route des Indes n’a pas été ouverte dès le commencement de ce siècle, si l'égyptologie a dû attendre de longues années ses Champollion et ses Mariette, il faut l'attribuer à la politique de l'Angleterre et à l'indifférence du Directoire. L'Angleterre a senti tout le danger qu’une Égypte puissante et soumise à l'influence française ferait courir à l’Inde. Elle a donc inauguré dès 1799 et 1800 la politique de jalousie et de méfiance qui devait être sa ligne de conduite jusqu'à ce qu’elle pût absorber l'Égypte à son tour. Mais si elle a ainsi enlevé l'Égypte à la France, elle n'a pas pu détruire le résultat moral de l’œuvre de ses savants. La science a fait de l'Égypte une terre française, et un barbare de talent, s'inspirant de cet exemple, va reprendre avec des Français l'œuvre que Bonaparte dédaigna d'achever."

extrait de L'Égypte de 1798 à 1900, par Louis Bréhier (1868 - 1951), historien, docteur ès lettres, chargé d'un cours d'Histoire et de Géographie ancienne et du Moyen-Âge à l'Université de Clermont-Ferrand. Son ouvrage sur l'Égypte fut couronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques.

samedi 28 novembre 2020

"À défaut de ressources, il avait la foi" (Louis Bréhier, à propos de Mariette)

 
Auguste Mariette à Saqqara

"Dans tous les domaines d’ailleurs la science française triomphait en Égypte, et Champollion, mort prématurément avait trouvé un successeur digne de lui dans Mariette. Après 1830, la science récente de l'égyptologie avait subi une éclipse et n'était plus représentée que par quelques savants, comme de Rougé au Collège de France, Brugsch en Allemagne, Hincks en Angleterre.
Aucune découverte retentissante n’était venue apporter un nouvel aliment aux recherches. Ce fut alors qu'un jeune professeur de septième du collège de Boulogne-sur-Mer, que son principal avait fait révoquer parce que ses études sur la langue égyptienne lui paraissaient peu compatibles avec son métier, entreprit de continuer l'exploration de l'Égypte. Les moyens dont Mariette disposait étaient minces : marié et père de famille à l’âge de vingt-trois ans, privé de ressources et admis par charité au musée du Louvre, dont le directeur lui allouait un traitement sur "les frais de collage et de réparation", il parvint à se faire donner par l'Académie des Inscriptions la mission d'aller recueillir des manuscrits dans les couvents coptes. En réalité, il se souciait d’autres découvertes et, à défaut de ressources, il avait la foi. En attendant l'accomplissement des formalités nécessaires pour pénétrer dans les couvents, il explora la nécropole de Memphis et eut l’idée de rechercher le Sérapéum ou tombeau des Apis décrit par Strabon. En deux mois il fit déblayer l’avenue des grands sphinx qui conduisait au tombeau (novembre 1850, janvier 1851) et atteignit le seuil du Sérapéum. Mais ce fut alors que les difficultés commencèrent. Le crédit alloué par l’Académie pour la recherche des manuscrits coptes avait été complètement épuisé dans ces fouilles. De plus, on était sous le règne d’Abbas, qui se souciait très peu des fouilles, mais qui ne perdait aucune occasion de vexer les Européens. Sur la plainte de quelques cheiks, le vice-roi fit revivre une ordonnance de Méhémet-Ali qui défendait à quiconque de commencer des travaux publics sans l’autorisation du moudyr (gouverneur de la province), et les travaux furent suspendus momentanément.
Mais aucun obstacle n’arrêta Mariette, et malgré le moudyr, dont l’insolence reçut un châtiment exemplaire (*), malgré le vice-roi, qui envoya des officiers pour surveiller les fouilles et s'emparer des objets découverts, son entreprise fut menée à bonne fin.
À son passage en Égypte, de Saulcy avait eu connaissance de ses travaux et il lui avait fait accorder un nouveau crédit de 30.000 francs. En 1852, une dernière subvention de 50.000 francs, allouée par le ministère de la maison de l'Empereur, permit d'achever les fouilles.
En novembre 1851, on avait dégagé la rampe qui conduit au caveau funéraire d'Apis. Le 19 novembre, Mariette put pénétrer, les larmes aux yeux, dans les tombes encore intactes où étaient renfermés les restes du dieu. Les merveilles trouvées au cours de ces fouilles furent envoyées à Alexandrie, à destination de la France ; mais Abbas, désireux de faire dans ces richesses la part de l’Angleterre, ne consentait à donner à la France que les monuments découverts dans les premières fouilles, au nombre de cinq cent treize. Mariette, qui avait dû soutenir dans sa maison un siège en règle contre les Bédouins attirés par le bruit de la découverte de trésors, montra la même énergie vis-à-vis des employés au vice-roi. Il persuada à l'effendi chargé de surveiller l'emballage que les monuments égyptiens se composaient de plusieurs pièces, puis il bourra tous les vases et les canopes d'objets plus petits. Il obtint ainsi cinq cent treize colis, mais il envoya au Louvre plus de sept mille monuments ; puis, par une dernière bravade, il prit un grand nombre de stèles blanches trouvées au Sérapéum et préparées sans doute pour recevoir des inscriptions votives, y traça des hiéroglyphes avec du noir de fumée et les expédia au vice-roi comme le résultat des fouilles.
De retour à Paris, Mariette fut nommé conservateur-adjoint du Louvre, mais il ne tarda pas à retourner en Égypte, où Saïd l’appelait pour entreprendre des fouilles avant le voyage du prince Napoléon. Méhémet-Ali s'était contenté de faciliter le voyage de Champollion : Saïd voulut faire mieux pour Mariette. Il lui donna le titre de bey, l’autorisa à se servir de la corvée pour exécuter des fouilles, décréta la conservation des monuments publics de l'Égypte et fonda pour les antiquités égyptiennes le musée de Boulaq (1857-58). Bientôt trente-cinq chantiers furent ouverts, tant en Égypte qu’en Nubie, et 22.000 monuments furent déposés au nouveau musée. Sous l'impulsion de Mariette et des savants français, l’égyptologie pouvait désormais se développer sans interruption ; l'antique civilisation des Pharaons allait renaître tout entière."


 (*)
Mariette, ayant été insulté par le moudyr à son entrée son palais, lui porta un coup de poing et le fit tomber à la renverse.

extrait de L'Égypte de 1798 à 1900, par Louis Bréhier (1868 - 1951), historien, docteur ès lettres, chargé d'un cours d'Histoire et de Géographie ancienne et du Moyen-Âge à l'Université de Clermont-Ferrand. Son ouvrage sur l'Égypte fut couronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques.