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mercredi 5 février 2020

"Le grand temple d’Ibsamboul vaut à lui seul le voyage de Nubie" (Jean-François Champollion)


Temple d'Abou Simbel, David Roberts, 1838


"Enfin, le 26, à neuf heures du matin, je débarquai à Ibsamboul, où nous avons séjourné aussi le 27. Là, je pouvais jouir des plus beaux monuments de la Nubie, mais non sans quelque difficulté. Il y a deux temples entièrement creusés dans le roc, et couverts de sculptures. La plus petite de ces excavations est un temple d’Hathôr, dédié par la reine Nofré-Ari, femme de Rhamsès-le-Grand, décoré extérieurement d’une façade contre laquelle s’élèvent six colosses de trente-cinq pieds chacun environ, taillés aussi dans le roc, représentant le Pharaon et sa femme, ayant à leurs pieds, l’un ses fils, et l’autre ses filles, avec leurs noms et titres. Ces colosses sont d’une excellente sculpture ; leur stature est svelte et leur galbe très-élégant ; j’en aurai des dessins très fidèles. Ce temple est couvert de beaux reliefs, et j’en ai fait dessiner les plus intéressants.
Le grand temple d’Ibsamboul vaut à lui seul le voyage de Nubie : c’est une merveille qui serait une fort belle chose, même à Thèbes. Le travail que cette excavation a coûté effraye l’imagination. La façade est décorée de quatre colosses assis, n’ayant pas moins de soixante-un pieds de hauteur : tous quatre, d’un superbe travail, représentent Rhamsès-le-Grand ; leurs faces sont portraits, et ressemblent parfaitement aux figures de ce roi qui sont à Memphis, à Thèbes et partout ailleurs. C’est un ouvrage digne de toute admiration. Telle est l’entrée ; l’intérieur en est tout-à-fait digne ; mais c’est une rude épreuve que de le visiter. À notre arrivée, les sables, et les Nubiens qui ont soin de les pousser, avaient fermé l’entrée. Nous la fîmes déblayer ; nous assurâmes le mieux que nous le pûmes le petit passage qu’on avait pratiqué, et nous prîmes toutes les précautions possibles contre la coulée de ce sable infernal qui, en Égypte comme en Nubie, menace de tout engloutir. Je me déshabillai presque complètement, ne gardant que ma chemise arabe et un caleçon de toile, et me présentai à plat-ventre à la petite ouverture d’une porte qui, déblayée, aurait au moins 25 pieds de hauteur. Je crus me présenter à la bouche d’un four, et, me glissant entièrement dans le temple, je me trouvai dans une atmosphère chauffée à 51 degrés : nous parcourûmes cette étonnante excavation, Rosellini, Ricci, moi et un de nos Arabes, tenant chacun une bougie à la main. La première salle est soutenue par huit piliers contre lesquels sont adossés autant de colosses de trente pieds chacun, représentant encore Rhamsès-le-Grand : sur les parois de cette vaste salle règne une file de grands bas-reliefs historiques, relatifs aux conquêtes du Pharaon en Afrique ; un bas-relief surtout, représentant son char de triomphe, accompagné de groupes de prisonniers nubiens, nègres, etc., de grandeur naturelle, offre une composition de toute beauté et du plus grand effet. Les autres salles, et on en compte seize, abondent en beaux bas-reliefs religieux, offrant des particularités fort curieuses. Le tout est terminé par un sanctuaire, au fond duquel sont assises quatre belles statues, bien plus fortes que nature et d’un très bon travail. Ce groupe, représentant Amon-Ra, Phré, Phtha, et Rhamsès-le-Grand assis au milieu d’eux, mériterait d’être dessiné de nouveau.
Après deux heures et demie d’admiration, et ayant vu tous les bas-reliefs, le besoin de respirer un peu d’air pur se fit sentir, et il fallut regagner l’entrée de la fournaise en prenant des précautions pour en sortir. J’endossai deux gilets de flanelle, un bernous de laine, et mon grand manteau, dont on m’enveloppa aussitôt que je fus revenu à la lumière ; et là, assis auprès d’un des colosses extérieurs dont l’immense mollet arrêtait le souffle du vent du nord, je me reposai une demi-heure pour laisser passer la grande transpiration. Je regagnai ensuite ma barque, où je passai près de deux heures sur mon lit. Cette visite expérimentale m’a prouvé qu’on peut rester deux heures et demie à trois heures dans l’intérieur du temple sans éprouver aucune gêne de respiration, mais seulement de l’affaiblissement dans les jambes et aux articulations ; j’en conclus donc qu’à notre retour nous pourrons dessiner les bas-reliefs historiques, en travaillant par escouades de quatre (pour ne pas dépenser trop d’air), et pendant deux heures le matin et deux heures le soir. Ce sera une rude campagne ; mais le résultat en est si intéressant, les bas-reliefs sont si beaux, que je ferai tout pour les avoir, ainsi que les légendes complètes. Je compare la chaleur d’Ibsamboul à celle d’un bain turc, et cette visite peut amplement nous en tenir lieu."

extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

mardi 4 février 2020

"Là m’apparut toute la magnificence pharaonique" (Jean-François Champollion, à propos de Karnak)

temple de Karnak, par Jean Pascal Sebah (1838-1910)

"Le quatrième jour (hier 23), je quittai la rive gauche du Nil pour visiter la partie orientale de Thèbes. Je vis d’abord Louqsor, palais immense, précédé de deux obélisques de près de 80 pieds, d’un seul bloc de granit rose, d’un travail exquis, accompagnés de quatre colosses de même matière, et de 30 pieds de hauteur environ, car ils sont enfouis jusqu’à la poitrine. C’est encore là du Rhamsès-le-Grand. Les autres parties du palais sont des rois Mandoueï, Horus et Aménophis-Memnon ; plus, des réparations et additions de Sabacon l’Éthiopien et de quelques Ptolémées, avec un sanctuaire tout en granit, d’Alexandre, fils du conquérant. J’allai enfin au palais ou plutôt à la ville de monuments, à Karnac. Là m’apparut toute la magnificence pharaonique, tout ce que les hommes ont imaginé et exécuté de plus grand. Tout ce que j’avais vu à Thèbes, tout ce que j’avais admiré avec enthousiasme sur la rive gauche, me parut misérable en comparaison des conceptions gigantesques dont j’étais entouré. 
Je me garderai bien de vouloir rien décrire ; car, ou mes expressions ne vaudraient que la millième partie de ce qu’on doit dire en parlant de tels objets, ou bien si j’en traçais une faible esquisse, même fort décolorée, on me prendrait pour un enthousiaste, peut-être même pour un fou. Il suffira d’ajouter qu’aucun peuple ancien ni moderne n’a conçu l’art de l’architecture sur une échelle aussi sublime, aussi large, aussi grandiose, que le firent les vieux Égyptiens ; ils concevaient en hommes de 100 pieds de haut, et l’imagination qui, en Europe, s’élance bien au-dessus de nos portiques, s’arrête et tombe impuissante au pied des 140 colonnes de la salle hypostyle de Karnac.
Dans ce palais merveilleux, j’ai contemplé les portraits de la plupart des vieux Pharaons connus par leurs grandes actions, et ce sont des portraits véritables ; représentés cent fois dans les bas-reliefs des murs intérieurs et extérieurs, chacun conserve une physionomie propre et qui n’a aucun rapport avec celle de ses prédécesseurs ou successeurs (...).
J’ai trouvé autour des palais de Karnac une foule d’édifices de toutes les époques, et lorsque, au retour de la seconde cataracte vers laquelle je fais voile demain, je viendrai m’établir pour 5 ou 6 mois à Thèbes, je m’attends à une récolte immense de faits historiques, puisque, en courant Thèbes comme je l’ai fait pendant 4 jours, sans voir même un seul des milliers d’hypogées qui criblent la montagne Libyque, j’ai déjà recueilli des documents fort importants."


extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

vendredi 19 juillet 2019

Beni Hassan, par Jean-François Champollion




“Je comptais être à Thèbes le 1er novembre (1828) ; voici déjà le 5, et je me trouve encore à Béni-Hassan. C’est un peu la faute de ceux qui ont déjà décrit les hypogées de cette localité, et en ont donné une si mince idée. Je comptais expédier ces grottes en une journée ; mais elles en ont pris quinze, sans que j’en éprouve le moindre regret (...).
À l’aube du jour, quelques-uns de nos jeunes gens étant allés, en éclaireurs, visiter les grottes voisines, rapportèrent qu’il y avait peu à faire, vu que les peintures étaient à peu près effacées. Je montai néanmoins, au lever du soleil, visiter ces hypogées, et je fus agréablement surpris de trouver une étonnante série de peintures parfaitement visibles jusque dans leurs moindres détails, lorsqu’elles étaient mouillées avec une éponge, et qu’on avait enlevé la croûte de poussière fine qui les recouvrait et qui avait donné le change à nos compagnons. Dès ce moment on se mit à l’ouvrage, et par la vertu de nos échelles et de l’admirable éponge, la plus belle conquête que l’industrie humaine ait pu faire, nous vîmes se dérouler à nos yeux la plus ancienne série de peintures qu’on puisse imaginer, toutes relatives à la vie civile, aux arts et métiers, et ce qui était neuf, à la caste militaire. J’ai fait, dans les deux premiers hypogées, une moisson immense, et cependant une moisson plus riche nous attendait dans les deux tombes les plus reculées vers le nord ; ces deux hypogées, dont l’architecture et quelques détails intérieurs ont été mal reproduits, offrent cela de particulier (ainsi que plusieurs petits tombeaux voisins), que la porte de l’hypogée est précédée d’un portique taillé à jour dans le roc, et formé de colonnes qui ressemblent, à s’y méprendre à la première vue, au dorique grec de Sicile et d’Italie.
Elles sont cannelées, à base arrondie, et presque toutes d’une belle proportion. L’intérieur des deux derniers hypogées était ou est encore soutenu par des colonnes semblables : nous y avons tous vu le véritable type du vieux dorique grec, et je l’affirme sans craindre d’établir mon opinion sur des monuments du temps romain, car ces deux hypogées, les plus beaux de tous, portent leur date et appartiennent au règne d’Osortasen, deuxième roi de la XXIIIe dynastie (Tanite), et par conséquent remontent au IXe siècle avant J.-C. J’ajouterai que le plus beau des deux portiques, encore intact, celui de l’hypogée d’un chef administrateur des terres orientales de l’Heptanomide, nommé Néhôthph, est composé de ces colonnes doriques sans base, comme celles de Paestum et de tous les beaux temples grecs-doriques.
Les peintures du tombeau de Néhôthph sont de véritables gouaches, d’une finesse et d’une beauté de dessin fort remarquables : c’est ce que j’ai vu de plus beau jusqu’ici en Égypte ; les animaux, quadrupèdes, oiseaux et poissons, y sont peints avec tant de finesse et de vérité, que les copies coloriées que j’en ai fait prendre ressemblent aux gravures coloriées de nos beaux ouvrages d’histoire naturelle : nous aurons besoin de l’affirmation des quatorze témoins qui les ont vues, pour qu’on croie en Europe à la fidélité de nos dessins, qui sont d’une exactitude parfaite.
C’est dans ce même hypogée que j’ai trouvé un tableau du plus haut intérêt : il représente quinze prisonniers, hommes, femmes ou enfants, pris par un des fils de Néhôthph, et présentés à ce chef par un scribe royal, qui offre en même temps une feuille de papyrus, sur laquelle est relatée la date de la prise, et le nombre des captifs, qui était de trente-sept.
Ces captifs, grands et d’une physionomie toute particulière, à nez aquilin pour la plupart, étaient blancs comparativement aux Égyptiens, puisqu’on a peint leurs chairs en jaune-roux pour imiter ce que nous nommons la couleur de chair. Les hommes et les femmes sont habillés d’étoffes très riches, peintes (surtout celles des femmes) comme le sont les tuniques de dames grecques sur les vases grecs du vieux style : la tunique, la coiffure et la chaussure des femmes captives peintes à Béni-Hassan ressemblent à celles des Grecques des vieux vases, et j’ai retrouvé sur la robe d’une d’elles l’ornement enroulé si connu sous le nom de grecque, peint en rouge, bleu et noir, et tracé verticalement. (...) J’ai fait copier ce long tableau en couleur avec une exactitude toute particulière : pas un coup de pinceau qui ne soit dans l’original.
Les quinze jours passés à Béni-Hassan ont été monotones, mais fructueux : au lever du soleil, nous montions aux hypogées dessiner, colorier et écrire, en donnant une heure au plus à un modeste repas, qu’on nous apportait des barques, pris à terre sur le sable, dans la grande salle de l’hypogée, d’où nous apercevions, à travers les colonnes en dorique primitif, les magnifiques plaines de l’Heptanomide ; le soleil couchant, admirable dans ce pays-ci, donnait seul le signal du repos ; on regagnait la barque pour souper, se coucher et recommencer le lendemain.
Cette vie de tombeaux a eu pour résultat un portefeuille de dessins parfaitement faits et d’une exactitude complète, qui s’élèvent déjà à plus de trois cents. J’ose dire qu’avec ces seules richesses, mon voyage d’Égypte serait déjà bien rempli, à l’architecture près, dont je ne m’occupe que dans les lieux qui n’ont pas été visités ou connus.”
(extrait de “Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829”)

vendredi 12 juillet 2019

"Le Rhamesséion est peut-être ce qu'il y a de plus noble et de plus pur à Thèbes en fait de grand monument" (Jean-François Champollion)

photo de Bonfils (1831-1885)

Thèbes, le 18 juin 1829
"Depuis mon retour au milieu des ruines de cette aînée des villes royales, toutes mes journées ont été consacrées à l'étude de ce qui reste d'un de ses plus beaux édifices, pour lequel je conçus, à sa première vue, une prédilection marquée. La connaissance complète que j'en ai acquise maintenant la justifie au delà de ce que je devais espérer. Je veux parler ici d'un monument dont le véritable nom n'est pas encore fixé, et qui donne lieu à de fort vives controverses : celui qu'on a appelé d'abord le Memnonium, et ensuite le Tombeau d'Osymandias. Cette dernière dénomination appartient à la Commission d'Égypte ; quelques voyageurs persistent à se servir de l'autre, qui certainement est fort mal appliquée et très inexacte. Pour moi, je n'emploierai désormais, pour désigner cet édifice, que son nom égyptien même, sculpté dans cent endroits et répété dans les légendes des frises des architraves et des bas-reliefs qui décorent ce palais. Il portait le nom de Rhamesséion, parce que c'était à la munificence du Pharaon Rhamsès le Grand que Thèbes en était redevable. 
L'imagination s'ébranle et l'on éprouve une émotion bien naturelle en visitant ces galeries mutilées et ces belles colonnades, lorsqu'on pense qu'elles sont l'ouvrage et furent souvent l'habitation du plus célèbre et du meilleur des princes que la vieille Égypte compte dans ses longues annales, et toutes les fois que je le parcours, je rends à la mémoire de Sésostris l'espèce de culte religieux dont l'environnait l'antiquité tout entière.
Il n'existe du Rhamesséion aucune partie complète ; mais ce qui a échappé à la barbarie des Perses et aux ravages du temps suffit pour restaurer l'ensemble de l'édifice et pour s'en faire une idée très exacte. Laissant à part sa partie architecturale, qui n'est point de mon ressort, mais à laquelle je dois rendre un juste hommage en disant que le Rhamesséion est peut-être ce qu'il y a de plus noble et de plus pur à Thèbes en fait de grand monument, je me bornerai à indiquer rapidement le sujet des principaux bas-reliefs qui le décorent, et le sens des inscriptions qui les accompagnent.
Les sculptures qui couvraient les faces extérieures des deux massifs du premier pylône, construit en grès, ont entièrement disparu, car ces massifs se sont éboulés en grande partie. Des blocs énormes de calcaire blanc restent encore en place ; ce sont les jambages de la porte ; ils sont décorés, ainsi que l'épaisseur des deux massifs entre lesquels s'élevait cette porte, des légendes royales de Rhamsès le Grand, et de tableaux représentant le Pharaon faisant des offrandes aux grandes divinités de Thèbes, Amon-Ra, Amon générateur, la déesse Mouth, le jeune dieu Chons, Phtha et Mandou. Dans quelques tableaux, le roi reçoit à son tour les faveurs des dieux, et je donne ici l'analyse du principal d'entre eux, parce que c'est là que j'ai lu pour la première fois le nom véritable de l'édifice entier.
Le dieu Atmou (une des formes de Phré) présente au dieu Mandou le Pharaon Rhamsès le Grand, casqué et en habits royaux ; cette dernière divinité le prend par la main en lui disant : "Viens, avance vers les demeures divines pour contempler ton père, le seigneur des dieux, qui t'accordera une longue suite de jours pour gouverner le monde et régner sur le trône d'Hôrus." Plus loin, en effet, on a figuré le grand dieu Amon-Ra assis, adressant ces paroles au Pharaon :"Voici ce que dit Amon-Ra, roi des dieux, et qui réside dans le Rhamesséion de Thèbes : Mon fils bien-aimé et de mon germe, seigneur du monde, Rhamsès ! mon cœur se réjouit en contemplant tes bonnes œuvres ; tu m'as voué cet édifice ; je te fais le don d'une vie pure à passer sur le trône de Sev (Saturne) (c'est-dire dans la royauté temporelle)."
Il ne peut donc, à l'avenir, rester la moindre incertitude sur le nom à donner à ce monument."  



extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

mercredi 26 septembre 2018

La mosquée Ibn Touloun est "sans contredit le plus beau monument arabe qui reste en Égypte" (Jean-François Champollion)

mosquée Ibn Touloun
illustration extraite de Georges Ebers, L'Égypte, 1883
"On a dit beaucoup de mal du Caire : pour moi, je m'y trouve fort bien ; et ces rues de 8 à 10 pieds de largeur, si décriées, me paraissent parfaitement bien calculées pour éviter la trop grande chaleur. Sans être pavées, elles sont d'une propreté fort remarquable. 
Le Caire est une ville tout à fait monumentale ; la plus grande partie des maisons est en pierre, et à chaque instant on remarque des portes sculptées dans le goût arabe ; une multitude de mosquées, plus élégantes les unes que les autres, couvertes d'arabesques du meilleur goût, et ornées de minarets admirables de richesse et de grâce, donnent à cette capitale un aspect imposant et très varié. Je l'ai parcourue dans tous les sens, et je découvre chaque jour de nouveaux édifices que je n'avais pas encore soupçonnés. Grâce à la dynastie des Thouloumides, aux califes Fathimites, aux sultans Ayoubites et aux mamelouks Baharites, le Caire est encore une ville des Mille et une Nuits, quoique la barbarie ait détruit ou laissé détruire en très grande partie les délicieux produits des arts et de la civilisation arabes. 
J'ai fait mes premières dévotions dans la mosquée de Thouloum, édifice du IXe siècle, modèle d'élégance et de grandeur, que je ne puis assez admirer, quoique à moitié ruiné. Pendant que j'en considérais la porte, un vieux cheïk me fit proposer d'entrer dans la mosquée : j'acceptai avec empressement, et, franchissant lestement la première porte, on m'arrêta tout court à la seconde il fallait entrer dans le lieu saint sans chaussure ; j'avais des bottes, mais j'étais sans bas ; la difficulté était pressante. Je quitte mes bottes, j'emprunte un mouchoir à mon janissaire pour envelopper mon pied droit, un autre mouchoir à mon domestique nubien Mohammed, pour mon pied gauche, et me voilà sur le parquet en marbre de l'enceinte sacrée ; c'est sans contredit le plus beau monument arabe qui reste en Égypte. La délicatesse des sculptures est incroyable, et cette suite de portiques en arcades est d'un effet charmant. Je ne parlerai ici ni des autres mosquées, ni des tombeaux des califes et des sultans mamelouks, qui forment autour du Caire une seconde ville plus magnifique encore que la première cela me mènerait trop loin, et c'en est assez de la vieille Égypte, sans m'occuper de la nouvelle."


extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832).

dimanche 23 septembre 2018

"Rien n'est plus intéressant que de connaître à fond l'histoire ancienne de l'Empire égyptien" (Jean-François Champollion)

Carte de l'Égypte ancienne et moderne dressée sur celle du père Claude Sicard (1677-1726) par le Sr Robert de Vaugondy (1688-1766)
"Le nom de l'Égypte rappelle de grands souvenirs, et se rattache aux plus mémorables époques de l'histoire. Cette contrée célèbre fut le berceau des sciences et des arts de l'Europe. Plusieurs peuples de l'Orient et presque toutes les nations européennes étaient encore plongés dans les ténèbres de la barbarie, lorsque l'Égypte, parvenue à son plus haut point de splendeur et de gloire, voyait dans son sein des monarques puissants veiller à l'exécution de ses lois qu'avait dictées la sagesse la plus profonde, et des collèges nombreux de prêtres assurer de tous leurs efforts les progrès des lumières et le bonheur des peuples ; et lorsque , sous Psamménite, l'Empire égyptien qui, plusieurs siècles auparavant, avait été ébranlé par les incursions successives des Arabes et des Éthiopiens, fut entièrement renversé par les armes victorieuses des Perses, l'Europe ressentait à peine les effets bienfaisants de la civilisation naissante.
L’Égypte était habitée par un peuple sage, qui ne fut étranger à aucune espèce de gloire. Subjuguée par un conquérant qui lui fit perdre tous ses avantages, en détruisant ses institutions politiques et religieuses ; soumise ensuite par Alexandre, après la mort duquel elle reçut une nouvelle existence ; courbée sous le joug des Romains, conquise par les Arabes, et tombée enfin au pouvoir de la nation ignorante qui la possède encore, elle fut tour-à-tour le théâtre des lumières et du bonheur, de la barbarie et de l'infortune.
Rien n'est plus intéressant que de connaître à fond l'histoire ancienne de l'Empire égyptien. Les temps où il brilla d'un si vif éclat sont déjà bien loin de nous, et cette haute antiquité semble attacher à tout ce qui se rapporte à l’Égypte une espèce de merveilleux, qui affaiblit eu quelque sorte l'admiration et l'intérêt qu'elle excite à un si haut degré. Cependant les monuments gigantesques dont son sol est couvert, ceux que des circonstances diverses ont fait transporter en Europe, attesteront encore aux siècles à venir que les auteurs grecs et latins qui se sont plus à vanter l'antiquité, la sagesse et les connaissances scientifiques des Égyptiens, ne nous ont point fait sur ce peuple des rapports exagérés ou dictés par l'enthousiasme, mais que ce qu'ils en ont écrit est même au-dessous de la réalité.
En nous livrant à des recherches sur les points les plus importants de l'histoire de l'ancienne Égypte, nous avons été soutenus et encouragés par la grandeur du sujet, et, d'après le plan que nous nous sommes tracé, nous avons dû nous occuper d'abord de sa description géographique. Nous avons eu pour but principal de faire connaître ce pays par lui-même : nous avons essayé de rédiger une géographie égyptienne de l'Égypte ; il n'en existait pas jusqu'à présent.
En effet, l'Égypte a toujours été couverte d'un voile mystérieux, et ce n'est qu'à travers ce voile épais que les anciens ont pu en prendre les notions qu'ils nous en ont transmises. Ignorant la langue du pays, et repoussés par les difficultés que les Égyptiens opposaient aux étrangers qui voulaient pénétrer dans leurs provinces, leurs récits sur cette contrée ne peuvent être que peu satisfaisants."


extrait de L'Égypte sous les Pharaons, ou recherches sur la géographie, la religion, la langue, les écritures et l'histoire de l'Égypte avant l'invasion de Cambyse, Volume 1, 1814, par Jean-François Champollion (1790-1832), dit Champollion le Jeune, égyptologue français ayant été le premier à déchiffrer les hiéroglyphes. Il est considéré comme le père de l'égyptologie.

mardi 18 septembre 2018

La part "capitale" de Champollion dans le déchiffrement de l'ancien égyptien, par Jean Leclant

"Je tiens l'affaire" (Champollion)
"... sans doute est-il temps de nous tourner vers Champollion et de mettre en valeur sa part, capitale, dans le déchiffrement de l'ancien égyptien. Enfant prodige dont les jeux se font en hébreu ou en grec, en arabe ou en syriaque, adolescent enthousiaste qui sait que le copte lui donnera le chemin vers l'égyptien ancien, on nous l’a présenté à seize ans déjà membre de l'Académie de Grenoble. Grâce à son frère, infatigable collectionneur de grimoires, en quête d'insolite, il dispose d’une étonnante documentation.
"Les matériaux précieux, écrit ce dernier en juin 1811, que mon frère a entre ses mains et qui sont le fruit de nos recherches, de mes voyages et de sacrifices pécuniaires très considérables, ces matériaux entre lesquels sont 14 manuscrits égyptiens inédits, alphabétiques ou hiéroglyphiques, et dont quelques alphabétiques sont la traduction de quelques autres hiéroglyphiques, lui donnent beaucoup d'avantages sur qui que ce soit et lui laissent espérer de faire au moins un ouvrage curieux, s’il ne fixe point définitivement l'opinion du monde savant relativement à l'Égypte des Pharaons." 
En 1812, Jean-François Champollion peut écrire du copte : "J'ai tellement analysé cette langue que je me fais fort d'apprendre la grammaire à quelqu'un en un seul jour. J'en ai suivi les chaînes les plus perceptibles. Cette analyse complète de la langue égyptienne donne le fond du système hiéroglyphique et je le prouverai. Mais chut..." Il fallut attendre dix ans cette démonstration (...)
Encore qu’il demeure assez difficile de suivre en détail le cheminement de la pensée de Champollion, il semble bien qu’il ait hésité longtemps sur le principe même de l'écriture égyptienne. À travers ses publications, ses lettres, ses papiers, on note d’étonnantes oscillations, marques sans doute de la surtension intellectuelle dans laquelle il vit. (...) Champollion est convaincu de l'unité du système graphique égyptien ; les trois écritures dérivent l'une de l’autre et dans cet ordre : hiéroglyphique, hiératique et enfin démotique.
En 1821, des troubles éclatent à Grenoble et J.-Fr. Champollion y participe ; sa chaire à l’Université est supprimée. Il vient s'installer à Paris auprès de son frère, 28, rue Mazarine. ll y connaît le calme.
Il peut aussi profiter de matériaux en abondance. L’attention de Champollion s’est fixée entre-temps sur l'analyse du nom de Ptolémée, tant en démotique qu’en hiéroglyphique. Il choisit de vérifier ses hypothèses sur le nom de Cléopâtre. La forme démotique de ce dernier nom lui est bientôt offerte par un manuscrit de la bibliothèque royale rapporté d'Égypte par le voyageur Casati ; ce contrat de l'an 36 de Ptolémée Philométor était un nouveau bilingue en démotique et en grec. Les progrès de Champollion en démotique avaient été rapides, suscitant l'admiration de Silvestre de Sacy.
Sur le texte démotique de la pierre de Rosette, Champollion présente, devant l’Académie, le 26 juillet 1822, un mémoire resté inédit ; il lit un nouveau mémoire sur le démotique au cours des séances des 23 et 30 août, puis du 20 septembre 1822.
Manquait la forme hiéroglyphique du nom de Cléopâtre que la pierre de Rosette, incomplète, ne fournissait pas ; elle fut donnée à Champollion, en janvier 1822, par l'obélisque de Philae. Le monument, de dimensions modestes, objet des convoitises des consuls qui se partageaient alors l'exploitation des antiquités, parvint en 1821 à Kingston Hall, en Angleterre, dans la propriété de Bankes.
Celui-ci publia alors une plaquette illustrée de trois planches, d'ailleurs de petites proportions. Dans son essai d'interprétation, Champollion eut quelque chance ; c'est en fait un pseudo-bilingue : les inscriptions grecques du piédestal, dont la plus longue avait été relevée dès 1816 par Cailliaud, sont des copies de lettres échangées entre les prêtres et Ptolémée VIII Évergète II, ce monstre de cruauté et de vices que les Alexandrins surnommèrent Physcon, 'le bouffi', tandis que sur l’obélisque il s’agit seulement de protocoles royaux traditionnels et d’épithètes divines. Mais le nom de Cléopâtre était là ; l’essai de comparaison entre les signes notant le nom de Ptolémée et ceux de Cléopâtre s’avéra concluant. Si Bankes avait pu supposer que le nom de Cléopâtre figurait sur son monument, il n’a, pas plus que Thomas Young, jamais rien publié à ce sujet ; tous deux auraient été incapables d'en faire la démonstration. Aussi ne saurait-on d'aucune façon s’associer à l’indignation ultérieure de Thomas Young qui alla jusqu'à écrire à San Quintino : "Ergo opera illius mea sunt", "ses résultats sont mes miens."

Encouragé, Champollion s'applique aux cartouches des autres souverains tardifs d’origine étrangère. Il pouvait en trouver les exemples nombreux, tout comme d’ailleurs ceux des glorieux Pharaons indigènes, sur les planches de la Description de l'Égypte, combien précieuses si même elles ne sont pas toujours exactes - et Champollion ne se priva pas de le faire remarquer à maintes reprises, à la grande ire de Jomard. C'est cependant sur des cartouches reçus de Nicolas Huyot, l’un des grands découvreurs des monuments d'Égypte et de Nubie, que le 14 septembre 1822, soudain,  Champollion lut les noms de Thoutmosis et de Ramsès.
"Je tiens l'affaire", s’écria-t-il et, selon la légende, il tomba dans une sorte de léthargie."


extraits de : Leclant Jean, "Champollion, la pierre de Rosette et le déchiffrement des hiéroglyphes", in : Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 116ᵉ année, N. 3, 1972. pp. 557-565 

Persee