mardi 18 septembre 2018

La part "capitale" de Champollion dans le déchiffrement de l'ancien égyptien, par Jean Leclant

"Je tiens l'affaire" (Champollion)
"... sans doute est-il temps de nous tourner vers Champollion et de mettre en valeur sa part, capitale, dans le déchiffrement de l'ancien égyptien. Enfant prodige dont les jeux se font en hébreu ou en grec, en arabe ou en syriaque, adolescent enthousiaste qui sait que le copte lui donnera le chemin vers l'égyptien ancien, on nous l’a présenté à seize ans déjà membre de l'Académie de Grenoble. Grâce à son frère, infatigable collectionneur de grimoires, en quête d'insolite, il dispose d’une étonnante documentation.
"Les matériaux précieux, écrit ce dernier en juin 1811, que mon frère a entre ses mains et qui sont le fruit de nos recherches, de mes voyages et de sacrifices pécuniaires très considérables, ces matériaux entre lesquels sont 14 manuscrits égyptiens inédits, alphabétiques ou hiéroglyphiques, et dont quelques alphabétiques sont la traduction de quelques autres hiéroglyphiques, lui donnent beaucoup d'avantages sur qui que ce soit et lui laissent espérer de faire au moins un ouvrage curieux, s’il ne fixe point définitivement l'opinion du monde savant relativement à l'Égypte des Pharaons." 
En 1812, Jean-François Champollion peut écrire du copte : "J'ai tellement analysé cette langue que je me fais fort d'apprendre la grammaire à quelqu'un en un seul jour. J'en ai suivi les chaînes les plus perceptibles. Cette analyse complète de la langue égyptienne donne le fond du système hiéroglyphique et je le prouverai. Mais chut..." Il fallut attendre dix ans cette démonstration (...)
Encore qu’il demeure assez difficile de suivre en détail le cheminement de la pensée de Champollion, il semble bien qu’il ait hésité longtemps sur le principe même de l'écriture égyptienne. À travers ses publications, ses lettres, ses papiers, on note d’étonnantes oscillations, marques sans doute de la surtension intellectuelle dans laquelle il vit. (...) Champollion est convaincu de l'unité du système graphique égyptien ; les trois écritures dérivent l'une de l’autre et dans cet ordre : hiéroglyphique, hiératique et enfin démotique.
En 1821, des troubles éclatent à Grenoble et J.-Fr. Champollion y participe ; sa chaire à l’Université est supprimée. Il vient s'installer à Paris auprès de son frère, 28, rue Mazarine. ll y connaît le calme.
Il peut aussi profiter de matériaux en abondance. L’attention de Champollion s’est fixée entre-temps sur l'analyse du nom de Ptolémée, tant en démotique qu’en hiéroglyphique. Il choisit de vérifier ses hypothèses sur le nom de Cléopâtre. La forme démotique de ce dernier nom lui est bientôt offerte par un manuscrit de la bibliothèque royale rapporté d'Égypte par le voyageur Casati ; ce contrat de l'an 36 de Ptolémée Philométor était un nouveau bilingue en démotique et en grec. Les progrès de Champollion en démotique avaient été rapides, suscitant l'admiration de Silvestre de Sacy.
Sur le texte démotique de la pierre de Rosette, Champollion présente, devant l’Académie, le 26 juillet 1822, un mémoire resté inédit ; il lit un nouveau mémoire sur le démotique au cours des séances des 23 et 30 août, puis du 20 septembre 1822.
Manquait la forme hiéroglyphique du nom de Cléopâtre que la pierre de Rosette, incomplète, ne fournissait pas ; elle fut donnée à Champollion, en janvier 1822, par l'obélisque de Philae. Le monument, de dimensions modestes, objet des convoitises des consuls qui se partageaient alors l'exploitation des antiquités, parvint en 1821 à Kingston Hall, en Angleterre, dans la propriété de Bankes.
Celui-ci publia alors une plaquette illustrée de trois planches, d'ailleurs de petites proportions. Dans son essai d'interprétation, Champollion eut quelque chance ; c'est en fait un pseudo-bilingue : les inscriptions grecques du piédestal, dont la plus longue avait été relevée dès 1816 par Cailliaud, sont des copies de lettres échangées entre les prêtres et Ptolémée VIII Évergète II, ce monstre de cruauté et de vices que les Alexandrins surnommèrent Physcon, 'le bouffi', tandis que sur l’obélisque il s’agit seulement de protocoles royaux traditionnels et d’épithètes divines. Mais le nom de Cléopâtre était là ; l’essai de comparaison entre les signes notant le nom de Ptolémée et ceux de Cléopâtre s’avéra concluant. Si Bankes avait pu supposer que le nom de Cléopâtre figurait sur son monument, il n’a, pas plus que Thomas Young, jamais rien publié à ce sujet ; tous deux auraient été incapables d'en faire la démonstration. Aussi ne saurait-on d'aucune façon s’associer à l’indignation ultérieure de Thomas Young qui alla jusqu'à écrire à San Quintino : "Ergo opera illius mea sunt", "ses résultats sont mes miens."

Encouragé, Champollion s'applique aux cartouches des autres souverains tardifs d’origine étrangère. Il pouvait en trouver les exemples nombreux, tout comme d’ailleurs ceux des glorieux Pharaons indigènes, sur les planches de la Description de l'Égypte, combien précieuses si même elles ne sont pas toujours exactes - et Champollion ne se priva pas de le faire remarquer à maintes reprises, à la grande ire de Jomard. C'est cependant sur des cartouches reçus de Nicolas Huyot, l’un des grands découvreurs des monuments d'Égypte et de Nubie, que le 14 septembre 1822, soudain,  Champollion lut les noms de Thoutmosis et de Ramsès.
"Je tiens l'affaire", s’écria-t-il et, selon la légende, il tomba dans une sorte de léthargie."


extraits de : Leclant Jean, "Champollion, la pierre de Rosette et le déchiffrement des hiéroglyphes", in : Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 116ᵉ année, N. 3, 1972. pp. 557-565 

Persee


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