mardi 25 septembre 2018

L'intimité profonde du fellah avec sa terre, selon Théophile Gautier

photo Marc Chartier
"Une remarque qui se présente à l'esprit du voyageur le moins attentif dès ses premiers pas dans cette basse Égypte où, depuis un temps immémorial, le Nil accumule son limon par minces couches, c'est l'intimité profonde du fellah avec la terre. Le nom d'autochtone est véritablement celui qui lui convient : il sort de cette argile qu'il foule ; il en est pétri et s'en dégage à peine. Comme un enfant le sein de sa nourrice, il la manipule, il la presse, pour faire jaillir de cette brune mamelle le lait de la fécondité. Il s'enfonce jusqu'à mi-corps dans cette vase fertile, il la fouille, il la remue, l'arrose, la dessèche, selon qu'il est besoin, y trace des canaux, y lève des chaussées, y puise le pisé dont il bâtit sa demeure éphémère, et dont il cimentera son tombeau. 
Jamais fils respectueux n'eut plus de soin de sa vieille mère ; il ne s'en sépare pas comme ces enfants vagabonds qui délaissent le toit natal pour aller chercher les aventures ; toujours il reste là, attentif au moindre besoin de l'antique aïeule, la terre noire de Kémé. Si elle a soif, il lui donne à boire ; si trop d'humidité la gêne, il la dérive ; pour ne pas la blesser, il la travaille presque sans outils, avec ses mains ; sa charrue ne fait qu'effleurer la peau tellurique, recouverte chaque année d'un nouvel épiderme par l'inondation. À le voir aller et venir sur ce sol détrempé, on sent qu'il est dans son élément. Avec son vêtement bleu, qui ressemble à une robe de pontife, il préside à l'hymen de la Terre et de l'Eau. Il unit les deux principes qui, échauffés par le soleil, font éclore la vie. 
Nulle part cet accord de l'homme et du sol n'est plus visible ; nulle part la terre n'a plus d'importance. Elle étend sa couleur sur toute chose : les maisons revêtent cette teinte, les fellahs s'en rapprochent par leur teint bronzé, les arbres, saupoudrés d'une fine poussière, les eaux, chargées de limon, se conforment à cette harmonie fondamentale. 
Nous faisions ces réflexions en traversant au galop de la locomotive cette vaste plaine brune, et nous nous disions que, pour la peindre, l'artiste n'aurait besoin sur sa palette que de cette couleur qu'on appelle précisément momie, avec un peu de blanc et de bleu de cobalt pour le ciel. Les animaux eux-mêmes portent cette livrée : le chameau fauve, l'âne gris, le buffle bleu d'ardoise, les pigeons cendrés et les oiseaux roussâtres rentrent dans le ton général."

extrait de L'Orient - tome 2, Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français

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