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lundi 10 avril 2023

Adieux au Caire, par Joseph Joûbert, XIXe s.

Max Schmidt - Kairo (1844)

"Adieu le Caire, "bouton de diamant qui ferme l'éventail du Delta", perle d'Orient, héritière de Memphis, Masr-el-Kahirah, la Victorieuse, toi qui évoques les fantastiques fictions des Mille et une Nuits et décris ton immense cirque au pied du stérile Mokattam !
Adieu le Caire avec la funèbre ceinture de tes vastes nécropoles, de Kaït-Bey, de l'Imam-Chafey que dominent ces merveilles d'architecture légère, les Tombeaux des Califes, avec tes opulentes villas qu'ombragent les palmiers de leurs gracieux éventails et où de belles captives du harem, sous l'œil méfiant de l'eunuque noir, tissent des jours nonchalants d'uniforme ennui, avec ton labyrinthe de ruelles sombres et sinueuses où bourdonne la ruche humaine, tes quartiers délabrés, jonchés de décombres, comme criblés par la mitraille et qu'on dirait se relevant à peine des horreurs du siège et de l'assaut.
Adieu le Caire, aujourd'hui dépouillé de tes magnifiques avenues d'acacias et de sycomores, tombés sous la hache impitoyable, mais fier encore de ton ravissant jardin de l'Ezbékièh où des bosquets touffus donnent une ombre délicieuse au touriste brûlé par les ardeurs de ton ciel immaculé.
Saluons au départ, Babylone égyptienne, tes luxueux palais aux voûtes de mosaïques, d'où pendent les stalactites en alvéoles, et aux ogives dentelées qu'enlace la fuyante arabesque, tes bruyants bazars tout chatoyants du Mousky et du Khan-Kalil, où brillent l'or et la nacre sur la soie et le velours et qui étalent tes mille produits de l'Orient, depuis l'ivoire et les plumes d'autruche du Soudan jusqu'au café et aux arômes du Yémen.
Adieu, pieuse cité de l'Islam, où des milliers d'étudiants commentent les versets du Coran dans ta vieille et célèbre université d'El-Azhar, où les muezzins en prière, tournés vers la Mecque, se prosternent sur les tapis de tes mosquées bulbeuses d'Amrou, de Touloun, du sultan Hassan, poèmes de pierre, et dans tes quatre cents autres temples, dont les élégants minarets, légers comme les campaniles italiens de la Renaissance, dressent dans l'azur leurs pointes hardies.
Construite par les guerriers du Prophète, tu as prospéré sous l'intelligente et artistique royauté des califes. (...)
Tu comptes déjà neuf siècles, cité des Fatimides, des Ayoubides, des Mamelouks, mais tu es née d'hier, si l'on songe aux Pyramides qui ont versé sur ton berceau leur ombre séculaire, au Sphinx dont le doux regard veille de loin sur l'enfant qui a grandi sous son égide, si l'on te compare à Memphis, à Thébes où florissait une merveilleuse civilisation plusieurs milliers d'années avant que Gewehr, général du sultan El-Moêzz, eût tracé avec son cimeterre vainqueur les limites de ton enceinte.
Adieu le Caire, pendant deux jours encore de notre dahabièh nous apercevrons les blanches murailles et les coupoles bleuâtres de ta citadelle qui domine toute la plaine et le désert, ce "château de la Montagne", témoin de tant de drames sanglants ; nous apercevrons ta superbe mosquée de Méhémet- Ali, flanquée de ses deux minarets élancés comme des flèches et qui rappelle le souvenir de son illustre fondateur, l'aventurier de génie dont la main, à la fois souple et rugueuse, a façonné l'Égypte moderne."


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

samedi 8 avril 2023

"Un merveilleux spectacle dépassant toute imagination" (Joseph Joûbert, XIXe s., à propos de la salle hypostyle, Karnak)

photo MC

"La merveille de Karnak, c'est la Salle hypostyle. (...)
Ne se croirait-on pas transporté par quelque fée dans une forêt enchantée, quand on traverse cette salle incomparable où les fûts de certains piliers ont un diamètre égal à celui de la colonne Vendôme ? Couronnées de leurs invraisemblables chapiteaux de soixante-cinq pieds de circonférence dont la plate-forme porterait facilement cent hommes debout et qui répandent alentour l'ombrage comme les rameaux touffus de chênes séculaires, enguirlandées du haut en bas d'admirables hiéroglyphes et sculptures tantôt en creux tantôt en relief, ces colonnes, ou plutôt ces tours, se dressent là fières et superbes dominant les ruines qui les environnent. Impérissable architecture contre laquelle est venue se briser la rage destructrice des conquérants et que n'a pu entamer la patiente lime des siècles ! 
J'erre parmi ces chefs-d'œuvre cyclopéens qu'on dirait érigés non par des hommes mais par des Titans, confondu, émerveillé, osant à peine en croire mes yeux, et comme opprimé par ces colosses de pierre à côté desquels on se trouve si frêle et si menu. On se demande si l'on n'est pas le jouet d'un songe, si vraiment des êtres humains ont pu élever de pareilles constructions ou si la nature par quelque prodige n'a pas plutôt fait jaillir de son sein cette futaie de granit.
Je m'arrête au centre de la Salle hypostyle et je jouis d'un merveilleux spectacle dépassant toute imagination. Je ne vois que des colonnes et encore des colonnes qui, se profilant dans l'éloignement, semblent se toucher et former de chaque côté comme une énorme muraille de cent pieds de haut ; devant moi la baie des pylônes laisse apercevoir la ligne blanchâtre des monts libyques coupant l'azur céleste et, si je me détourne, mes yeux ne distinguent à l'extrémité de la salle que des collines de granit, que les voûtes dallées des temples au-dessus desquelles brille, sous les feux du soleil entre deux obélisques, l'architrave radieuse d'un arc de triomphe magistral. C'est un décor féerique!
Que l'on se figure ce que devait être Karnak, lorsque ces édifices aujourd'hui en ruines, écroulés pour la plupart, étaient encore debout dans toute leur intégrité, dans toute leur splendeur ! Que l'esprit se représente ces enfilades de dromos avec leurs troupeaux parallèles de sphinx et de béliers à la croupe puissante, à la tête noble et grave, ces portes monumentales surmontées de corniches aux couleurs éclatantes, ces pylônes aux angles démesurés, plus formidables que des bastions modernes, et précédés de mâts peints, pavoisés, élancés comme des flèches de cathédrales, ces arcs de triomphes superbes, ces obélisques hardis, aux pyramidions étincelants d'or, aiguilles de granit qui semblent porter dans les nues la gloire des Pharaons, cette forêt stupéfiante de colonnes gigantesques, un peuple de statues d'or ou d'ivoire, de cariatides en grès ou en basalte répandues à profusion, enfin une cité prestigieuse de temples et de naos magnifiques, tout bariolés d'hiéroglyphes, de cartouches et de sculptures admirables, œuvre successive des plus illustres dynasties, formant l'ensemble de monuments le plus splendide et le plus grandiose qui ait jamais existé !"


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

vendredi 7 avril 2023

"Il est difficile de rendre la variété des sentiments qui vous saisissent à la vue du Sphinx" (Joseph Joûbert, XIXe s.)

photo de John Beasley Greene, 1853

"Qu'était donc le sphinx des anciens Égyptiens, ce chimérique accouplement de la force et de la grâce ? Ne doit-on y voir que le prodigieux caprice d'un pharaon ? Faut-il y associer l'idée de mystère, d'énigme comme le sphinx, ou plutôt la sphinx grecque, en était le symbole ? Nous avons dit que le colosse de Gizeh est le portrait du dieu Harmachis ; mais que représentait le sphinx égyptien en général ?
Dans l'écriture hiéroglyphique, ce signe veut dire seigneur, roi ; le sphinx du Nil n'est donc que l'emblème de la royauté divine, c'est-à-dire de l'Égypte même personnifiée dans la souveraine et théocratique majesté de ses pharaons.
Il est difficile de rendre la variété des sentiments qui vous saisissent à la vue du Sphinx ; c'est un mélange un peu confus d'étonnement, d'admiration, de respect et de pitié. On demeure confondu devant ce géant du désert, colossal comme un temple, moitié statue, moitié montagne ; on admire cette image vénérable qui respire le calme, une puissante sérénité, même une suprême douceur, et dont l'exécution si parfaite révèle encore la finesse du ciseau de l'artiste. 
"Cette grande figure mutilée, a dit Ampère, qui se dresse enfouie à demi dans le sable, est d'un effet prodigieux ; c'est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre parait attentif ; on dirait qu'il écoute et qu'il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l'Orient semblent épier l'avenir ; le regard a une profondeur et une fixité qui fascinent le spectateur !"
C'est du respect que l'on éprouve aussi pour ce prodige des siècles, témoin de tant de guerres, de conquêtes, de dominations, dont l'antiquité plonge dans les abîmes insondables de l'histoire, qui a vu construire les Pyramides, naître, prospérer et périr Memphis, défiler trente-trois dynasties sous ses yeux impassibles, qui a vu les Hyksos dévastateurs respecter sa majesté, les Arabes fonder le Caire sur les rives voisines du Nil, les Mamelouks s'y disputer un trône souillé de sang, Bonaparte mettre en fuite leur redoutable cavalerie, l'Égypte sous l'illustre Méhémet-Alt renaître à la gloire et presque à l'indépendance, pour retomber bientôt sous le joug étranger imposé, cette fois, par un peuple du Nord.
Enfin, on se sent pris de pitié jusqu'au fond du cœur, en regardant cette noble figure au nez lacéré, au crâne brisé, indignement mutilée, couturée de cicatrices, victime résignée d'attentats sacrilèges et de criminelles profanations!
Quel spectacle saisissant ce devait être pour le voyageur, lorsque le Sphinx se présentait à sa vue intact, la tête surmontée de la mitre royale, le visage rayonnant de beauté et de noblesse, le menton orné d'une longue barbe comme la triple statue de Rhamsès II à Abou-Simbel, quand pour y accéder il fallait gravir un escalier monumental de quarante-trois marches conduisant à un dromos renfermé entre les pattes du colosse et que sous son cœur se dressait un autel !"


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

mercredi 8 janvier 2020

Le Nil, "père nourricier" de l'Égypte (Joseph Joûbert)

"On the Nile", par John Varley II (1850 - 1933)

"Comme le Nil est grandiose et pittoresque ! C'est une vraie fascination qu'il exerce et à laquelle ne résiste aucun voyageur. On ne se lasse pas de regarder, je dirais presque avec amour, cette "bordure de fil d'or", qui festonne les déserts et dont les franges multiples forment les ramifications du fleuve dans le triangle du Delta. Est-ce que tout d'ailleurs ne conspire pas à faire admirer et aimer le Nil : l'extraordinaire longueur de son cours (6470 kilomètres) qui en fait, après le Mississippi, le roi des fleuves de la terre ; la variété de ses rives verdoyantes ou fleuries, toujours limitées par des solitudes incultes, mais tantôt comme emprisonnées entre de hautes falaises, murailles de grès ou de granit qui les défendent contre l'haleine dévorante du khamsin, tantôt s'élargissant en une vallée plus spacieuse ; la succession de ses mugissantes cataractes, longtemps la terreur des étrangers ; le mystère qui plane encore sur ses sources inconnues, malgré les récentes découvertes d'intrépides explorateurs ; surtout enfin cette merveilleuse périodicité des inondations, richesse du pays que fertilisent les abondants engrais de la crue annuelle !
Les Arabes appellent le Nil el-Bahr, le fleuve par excellence, "le fleuve-roi", la mer. C'est le Jupiter égyptien des Grecs ; pour les anciens habitants de ses rives, sous les Pharaons, c'est Hôpi-Mou, "celui qui a la faculté de cacher ses eaux", par allusion, au retrait de la crue qui se renouvelle chaque année. (...)

Mais avant tout le Nil est le père nourricier de l'Égypte, qu'il a créée, qu'il conserve et féconde encore avec tant de largesse en la gratifiant d'une triple récolte par année. "La nation égyptienne, a écrit le grand géographe allemand Carl Ritter, est le résultat de la nature de la vallée (formée par le fleuve) ; elle es sortie du sol où elle resta enchaînée, comme les statues de ses dieux du porphyre de ses carrières." Rappelons-nous le mot si souvent cité d'Hérodote : "L'Égypte est un don du Nil !" Certes jamais définition ne fut plus exacte dans sa puissante synthèse ; ce pays, en effet, n'est qu'une bande de terre végétale, un long couloir africain, encaissé entre les deux chaînes libyque et arabique, admirable vallée de trois cents lieues qui doit son existence au fleuve.
Au lendemain de la conquête arabe, Amrou, dans un message à son maître le sultan Omar, décrivait ainsi la contrée : "Un aride désert et une campagne magnifique entre deux remparts de montagnes, voilà l'Égypte !" Que le Nil se dessèche, qu'il cesse de couler vers la Méditerranée, et l'Égypte elle-même cesse d'exister, retournant au désert qui la guette comme une proie, prêt à l'engloutir sous ses sables dévorants, contre lesquels le fleuve, À l'instar d'un dieu bienfaisant, la protège depuis des milliers d'années.
On s'explique dès lors facilement le culte, l'adoration dont les anciens Égyptiens entouraient le Nil."


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes.

mardi 17 décembre 2019

"Philae, c'est la perle du Nil et le bijou de l'Égypte" (Joseph Joûbert)

par Edward Lear  (1812–1888)

"Notre dahabiéh passe ainsi successivement ces terribles rapides, que Diodore de Sicile réputait infranchissables, et tout à coup, à un détour du Nil, Philae, l'Ile sainte, se montre à nous, gracieuse apparition que le voyageur, sortant de ces arides parages, salue avec joie, comme l'Arabe, errant dans le désert, qui voit soudain se lever à l'horizon et grandir l'oasis tant souhaitée. 
Le cadre, d'ailleurs, fait encore ressortir l'incomparable beauté du tableau. D'un côté s'élève l'île de Bighèh, avec ses sombres rochers aux formes fantastiques et entassés en désordre les uns sur les autres dans un prodigieux chaos, comme si les Titans avaient pourfendu la montagne pour se livrer à coups de fragments quelque gigantesque combat. Sur l'autre rive verdoyante et cultivée des palmiers laissent retomber leur élégante chevelure, et des sycomores, aux larges branches étalées, ombragent un monastère de Franciscains aujourd'hui abandonné. Au loin une dahabiéh se détache des roches noires et luisantes comme des blocs de houille, et la longue voile fend de sa ligne blanche le bleu éclatant du ciel ou la surface dorée des sables. Le Nil, qui à quelques cents mètres de là écume et bondit mugissant, coule ici sans bruit et frôle doucement la rive.
On ne saurait imaginer un site plus adorable et plus enchanteur. Ici l'art et la nature se sont mariés, et de leur mystérieuse union est sortie cette merveille de grandeur superbe et de grâce exquise. Au milieu de cette nappe d'eau, aussi calme et azurée qu'un lac, se dresse l'île dont la divine beauté, comme celle de Vénus, semble avoir jailli du sein des flots. 

Philae, avec sa ceinture de terrasses demi-écroulées, les bouquets d'acacias et les dais de palmiers qui festonnent ses berges, sa couronne architecturale de ruines en partie voilées par le feuillage mouvant, Philae, avec ses pylônes grandioses, ses majestueux portiques et surtout la ravissante colonnade du Kiosque, diadème de cet écrin sans rival, Philae, c'est la perle du Nil et le bijou de l'Égypte que le regard contemple avec délices et que l’œil enivré ne peut se lasser d'admirer ! Que dire enfin de la lumière orientale qui baigne et inonde toute cette nature si poétique ? Rien de criard, rien de discordant qui éblouisse ou heurte la vue. Les ruines resplendissent de blancheur, le noir des roches étincelle, les sables ont des reflets d'or éclatant, l'onde miroite par mille lames d'argent, la verdure renvoie des feux d'émeraude, le dôme céleste arrondit sa coupole ruisselante d'azur, et pourtant toutes ces nuances vives et ardentes sont fondues dans une suave harmonie que versent les rayons d'un soleil prodigue.
Quoi de plus charmant qu'une promenade dans l'île de Philae à travers le fouillis des ruines et des buissons, des débris et des plantes entrelacés ?"



extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

"(La) terre des Pharaons a le privilège d'exercer sur l'esprit une étrange fascination" (Joseph Joûbert)

Bonaparte devant le Sphinx, par Jean-Léon Gérôme  (1824–1904)

"Que de souvenirs, de mystères, de gloire chez celle qu'on a maintes fois appelée l'aïeule des nations policées, l'aînée de la civilisation, l'institutrice des peuples ! 
L'Égypte ! n'est-ce pas là un des premiers mots que l'enfant balbutie en apprenant l'histoire ? Et ces récits au début des annales humaines sur les bords du Nil ne sont-ils pas autant de naïfs et charmants épisodes : Joseph vendu par ses frères et, plus tard devenu ministre, payant de sa générosité leurs noirs desseins ; le petit Moïse, dans sa corbeille de jonc, sauvé des eaux par la princesse ; la fuite en Égypte de la sainte famille miraculeusement soustraite aux cruels soldats d'Hérode par le feuillage touffu du sycomore sacré ? Et puis ce sont les Pyramides, que l'imagination enfantine grandit démesurément, et le Sphinx qui apparaît au candide écolier bien loin, au seuil du désert comme une chimère colossale ou un monstre fabuleux.
Cette terre des Pharaons a le privilège d'exercer sur l'esprit une étrange fascination, un attrait beaucoup plus intense que la Grèce ou l'Italie. Serait-ce que nous sommes au collège trop imbus, trop nourris d'études classiques, et que, nos huma
nités une fois terminées, il nous tarde d'écarter les réminiscences importunes des auteurs grecs et latins ?
L'Hellade, nous voyons ses traits idéalement beaux, presque divins dans les chefs-d’œuvre de sa sculpture ; l'Italie, elle est à notre porte. Qui ne connaît les manifestations de son génie artistique reproduites à profusion par la gravure et la photographie ? Ne sommes-nous pas d'ailleurs par notre langue, nos lois, nos mœurs, nos institutions, à moitié romains ? Notre pensée, à nous Français, formée par les classiques, est coulée dans le moule gréco-latin.
Mais l'Égypte, enveloppée des mirages de l'Orient, de poétiques légendes et de mythes bizarres, à moitié asiatique, à moitié africaine, illuminée par les feux éclatants de son soleil et de son histoire, l'Égypte nous apparaît tout autre dans un lointain doré. Combien, d'ailleurs, différente de la nôtre sa civilisation ! Ses arts, statuaire et architecture, sont marqués d'un caractère de grandeur qui impose : obélisques, pylônes formidables, chapiteaux à masque de déesse, colonnes taillées en sistres, sphinx criocéphales, divinités osiriaques, statues gigantesques présentent des formes spéciales, correspondent à des symboles, à des systèmes politiques et religieux, à des concepts d'anthropomorphisme tout à fait à l'antipode de nos idées modernes. Nous précipitons notre existence inquiète et souvent nomade dans une agitation perpétuelle ; l'Égypte ancienne, au contraire, c'est la tradition, la stabilité même (bien qu'elle soit moins hiératique et immuable qu'on ne s'est plu à le prétendre). Nous vivons pour cette vie terrestre ; l'ancien habitant de Memphis ou de Thèbes vivait pour la tombe, pour la syringe. Nous appliquons nos forces physiques et naturelles à des buts variés, mais immédiats : affaires, plaisirs, conquête des richesses ou des honneurs ; le pharaon comme le dernier de ses sujets ne pense qu'au décor du sépulcre, qu'à la précieuse conservation de son enveloppe mortelle dans la nécropole. Du fond de son sarcophage enluminé, que l'hypogée recèle, la Momie emmaillottée de bandelettes règne pendant trente
dynasties et cinquante siècles en suzeraine incontestée sur l'empire des Pharaons, eux-mêmes vassaux de la "Mort", premiers pontifes d'Osiris, qui guide l'âme dans les régions infernales de l'Amenti.
Mais ce qui nous charme peut-être le plus, c'est le mystère dont semblent imprégnées la terre de Menés et l'antique civilisation qui en est sortie : mystérieuses les origines presque incroyables de cette race robuste et intelligente, résignée à bâtir les Pyramides ; mystérieux le Nil qui a façonné et fait vivre l'Égypte, mais qui, comme au temps d'Hérodote, n'a pas encore livré le secret de ses sources ; mystérieux le Grand Sphinx mutilé, génie pétrifié d'un insondable passé ; mystérieuses pendant vingt siècles ces myriades d'hiéroglyphes, légendes artistiques de fresques incomparables, séries d'annales en creux et en relief, hier encore muettes, mais qui, grâce à la science divinatrice d'un illustre Français, proclament aujourd'hui les exploits ou les gestes insignes d'un Ousortesen victorieux, d'un Amenhotep constructeur, d'un Ramsès triomphant, ou qui, plus modestes, narrent la vie paisible d'un scribe, d'un intendant des domaines royaux sous les dynasties memmphites ou diospolites."


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

mercredi 26 septembre 2018

La "pittoresque désolation" et la "mélancolique majesté" de Deïr el-Bahari, selon Joseph Joûbert

Deïr el-Bahari, en 1878    



"J'ai conservé Deïr-el-Bahari, comme on dit vulgairement, pour la bonne bouche. C'est, en effet, un morceau de choix et qui, dans son genre, lui aussi, non moins que le Pavillon de Médinet-Abou, sort du type conventionnel de l'architecture égyptienne.(...)
Le temple imposant de Deïr-el-Bahari (cloître du Nord), quoique fort ravagé, fit une heureuse diversion aux sensations pénibles que je venais d'éprouver dans l'antre fétide des abjects voleurs de cadavres. Le monument commémoratif de la reine Hatasou se présente avec une noble grandeur, soit qu'on l'aborde comme je le fais en arrivant du Nil, soit qu'on l'aperçoive à ses pieds, lorsqu'on suit la crête des hauteurs voisines. 
Ces ruines sont vraiment encore altières, avec leur cadre sévère de monts grisâtres luisants au soleil : l'édifice en beau calcaire blanc, adossé aux falaises à pic, taillé dans la roche vive, s'étale en amphithéâtre et domine la plaine de Thèbes de ses trois temples superposés, de ses quatre terrasses étagées comme les marches d'un escalier gigantesque, et qui font penser aux fameux jardins suspendus de Babylone.
Mariette, auquel revient l'honneur d'avoir dégagé le monument des sables qui l'avaient presque englouti, fait observer que "Deïr-el-Bahari a été construit sur un plan bizarre, qui ne rappelle, même de loin, aucun des autres temples de l'É
gypte". C'est, en effet, cette succession de plates-formes et de portiques qui en fait ou plutôt en faisait l'originalité.
Autrefois on y arrivait par un dromos de sphinx, long de cinq à six cents mètres, et deux obélisques en décoraient l'entrée ; il ne reste aujourd'hui de ces aiguilles que deux blocs méconnaissables. À partir de là il fallait gravir la montagne au moyen d'une série de larges rampes pour atteindre les cours superposées. À chaque étage régnait, sur trois faces, une galerie couverte, portée par des colonnes polygonales, qui donnaient accès à des chambres creusées dans le roc. Malheureusement l'édifice a été affreusement dévasté. Sur la première terrasse cependant se dresse encore un beau pylône de granit rouge assez bien conservé ; sur la dernière s'élevaient jadis une magnifique arche de granit et une deuxième voûte de porphyre, l'une et l'autre bâties exactement dans l'axe du temple, mais dont il ne subsiste plus de vestiges. M. Bruce a reconstitué sur le papier le plan du mausolée tel qu'il devait exister au temps de sa grandeur intégrale. Cette restauration rétrospective peut être d'un certain intérêt pour les archéologues en chambre et je n'en discute pas le mérite ; mais, à mon avis, des travaux de ce genre, si estimables qu'ils soient, ne vaudront jamais les ruines mêmes qui, quoique mutilées et sabrées par les hommes, quoique rongées ou abattues par la nature, rayonnent d'une pittoresque désolation et resplendissent d'une mélancolique majesté."



extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes.