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vendredi 1 juillet 2022

Une "perfection absolue devant laquelle les âges modernes ne peuvent que s'incliner" (Jean Doresse, à propos de la civilisation égyptienne)

photo de Jean-Pascal Sebah (1872-1947)

"Ce qu'il y a d'étrange dans la civilisation égyptienne telle qu'aujourd'hui nous la voyons, perdue très loin dans des brumes d'il y a quatre ou cinq mille ans, c'est que rien n'a subsisté des longs siècles de préparation d'où jaillirent ses premières œuvres. Car ses tout premiers ouvrages sont trop parfaits déjà pour que l'on puisse admettre qu'ils soient nés subitement, spontanément. La construction de pyramides, loin d'être un essai, suppose à la fois une technique précise et une intelligence sûre de ses ambitions.
Si encore cette apparence de génération spontanée se bornait aux origines ! Mais le phénomène se répète pour toutes les grandes époques de l'Égypte. Regardons ce que les siècles ont bien voulu épargner de cet art : même si nous perdions, de la littérature ou des mythes pharaoniques, tout ce qui est connu, bref, tout le bagage de la science égyptologique -, ces monuments ne diminueraient pas, de ce fait, à nos yeux, et leur beauté suffirait à nous inspirer une même admiration pour cette civilisation défunte.
Car on sent, dans ce passé, l'expression de forces colossales, illimitées. On découvre que rien n'y est vraiment monotone. On y distingue des époques séparées par des fossés profonds. Chacune de ces périodes créatrices semble avoir atteint, par un nombre toujours respectable de chefs-d'œuvre, tel ou tel point de cette perfection absolue devant laquelle les âges modernes ne peuvent que s'incliner. En doutons-nous ? Voici quelques exemples précis de ce que furent les plus grands monuments et les œuvres maîtresses qui les enrichirent encore.
À peine l'Ancien Empire a-t-il développé autour de Memphis, à cette limite de la Haute Égypte et du Delta marquée par le "Mur Blanc", des principes politiques, moraux et religieux admirablement équilibrés qu'il en jaillit, comme une étincelle aveuglante, de pâles monuments aux lignes pures, dépouillées, puissantes. C'est l'architecture sans tache de l'ensemble funéraire de Djéser, la montée vers le ciel des grandes pyramides, les lignes massives des temples d'Abousir. À cela s'ajoutent les minutieux bas-reliefs des tombeaux de Ti à Saqqarah ; l'admirable mobilier plaqué d'or d'Hétep-Hérès, mère du grand Chéops ; la tête de faucon en or, presque vivante, de Kôm-el-Ahmar ; le portrait modelé sur bois, tout en nuances, de Hésirè : art de dessinateurs exigeants, capables de réussir des œuvres sans bavures. Qu'admirera-t-on le plus dans tout cela ? Est-ce ce grand talent de paraître simple et sans emphase, manifesté par une civilisation à son début ? Est-ce ce génie d'un Snéfrou qui, en trois essais de pyramides successives, - on le sait depuis peu -, brûle les étapes et opère à lui tout seul la transition entre la pyramide à étages et la pyramide parfaite, s'acquérant ainsi, plus que Chéops, sur ce qui va être le colossal ensemble de Gizeh, un absolu droit de paternité ?"

extrait de Regards sur l'Égypte, 1956, texte par Jean Doresse (1917-2007), archéologue et historien, spécialiste de la littérature copte, docteur ès lettres