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dimanche 1 mars 2020

"Je promets trois mois de délices aux promeneurs qui voudront venir remonter le fleuve jusqu'à ses secondes cataractes" (comte d'Estournel, à propos du Nil)

photo des frères Zangaki, deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899

"Chaque jour nos relations avec ces contrées vont devenir plus faciles, et je me demande s'il est possible de mieux employer ses loisirs qu'en se laissant aller comme je le fais en ce moment au gré du vent et au cours de l'eau à travers cette curieuse Égypte. Décidément la route de Paris à Thèbes n'est pénible que jusqu'à Châlons. Avec la Saône, le Rhône, les bateaux à vapeur, on se trouvera transporté ici sans s'en douter, et je promets trois mois de délices aux promeneurs qui voudront venir remonter le fleuve jusqu'à ses secondes cataractes. 
Un tel plaisir est de tous les âges ; il s'accommode à toutes les santés par la salubrité du climat, à toutes les fortunes par son économie ; et comment ne serait-il pas de tous les goûts ? Au lieu de traîner chez nous un long hiver à grelotter et à tousser au milieu des brouillards et des frimas, qui empêche de le changer contre un printemps en venant chercher dans le berceau du soleil la chaleur et la lumière ? Chaque heure de trajet sur le Nil fournirait quelque halte intéressante. On mettrait pied à terre sur un sable bien sec ; on irait se promener sous les palmiers et visiter les ruines qui sont rangées le long des rivages, comme pour vous présenter du plaisir sans fatigue. 
J'aime à rêver ainsi une navigation en famille, en caravane d'amis, dans de bonnes cabines commodément meublées, avec des livres, des pinceaux, des instruments de musique, enfin en grand et plus abondamment tout ce que j'ai aujourd'hui à bord de ma canche, moins ses crevasses. Muni d'un firman, on peut requérir dans chaque village aide et protection ; aucune des nécessités de la vie ne vous manque, et les gourmands trouveraient à faire excellente chère. 
Pour donner une idée du prix des denrées, nous venons d'acheter tout à l'heure un cent d'œufs cinq sous de France, et un mouton trois francs ; une barque avec un équipage de onze hommes revient à cinq francs de loyer par jour. Ainsi vous voilà à la fois logé et voituré pour le prix que coûteraient deux heures de fiacre à Paris. Il est donc vrai que nous pourrions voyager en Égypte par pauvreté ou au moins par épargne, ainsi que les Anglais le font en France. Ensuite, je n'ignore pas qu'il y a manière de rendre ruineux tous les voyages, même celui autour de sa chambre ; telle personne de ma connaissance met des écus dans un sac percé, puis elle dit : "Comme l'argent va vite ! il est impossible de vivre en Orient à moins de dix mille francs par mois." Je réponds à ce chiffre par les prix du pays, et j'affirme qu'il n'y a pas ici de dépenses qui équivalent journellement à celles de la poste et des auberges en Europe. Toute escorte est superflue, même celle de notre janissaire de Girgé, et ceci m'amène à payer la dette de reconnaissance que doivent au gouvernement de Méhémet-Ali tous les voyageurs chrétiens ; la sécurité dont ils jouissent, c'est lui qui la leur a faite. Quel contraste avec les récits de Denon, quand je l'entendais nous raconter ses tribulations de tous genres. Sans cesse à cheval, faisant le coup de fusil, et forcé par les mouvements de l'armée de s'arrêter dans des lieux sans souvenirs et sans intérêt, tandis qu'il lui fallait passer au galop devant les monuments de Thèbes. 
Étendu sur le pont de ma barque et respirant l'air frais du soir qui faisait bomber nos deux voiles, j'énumérais ainsi les douceurs et les facilités de mon futur retour en Égypte, quand mon esprit un peu porté à la contradiction, même avec lui-même, eut la fantaisie de retourner la médaille et d'en considérer le revers. Un inconvénient du voyage rendu si facile ne sera-ce pas alors cette trop grande facilité ? De commode, ne deviendrait-il pas commun ? Échapperons-nous aux commis-voyageurs, la peste endémique de l'Occident, et l'Orient ne va-t-il pas se peupler de familles anglaises qui chercheront des restaurateurs au pied des pyramides, et demanderont dans le désert où est le custode ? Puis, jouira-t-on autant d'un voyage où rien ne vous manquera ? En profitera-t-on de même, et n'en sera-t-il pas comme de ces méthodes nouvelles et aisées, au moyen desquelles en apprenant sans peine on apprend mal ?"

extrait du Journal d'un voyage en Orient, publié en 1844, de François de Sales, Marie, Joseph, comte d'Estourmel (1783 - 1852), homme politique français

vendredi 4 octobre 2019

"Tout a sa signification dans les monuments allégoriques de la vieille Égypte" (comte d'Estournel)


photo de Félix Bonfils, 1885
"J'avais devant moi la seule des sept merveilles de l'ancien monde qu'il ait été donné aux hommes de nos jours de contempler, car les six autres ont disparu, et la place même des trois que je suis allé chercher à Rhodes, à Halicarnasse et à Éphèse est ignorée.
(...) Je ne m'étendrai point sur l'historique des pyramides. Ici tout est doute et mystère. Ce qu'Hérodote et, après lui, Diodore regardent comme le plus probable, c'est que, environ mille ans avant notre ère, le roi Chéops ou Chemnis, puis son frère, puis son fils, élevèrent ces monuments immenses. Manéthon les attribue aux rois de la quatrième dynastie, cinquante et un siècles avant Jésus-Christ. Depuis, chaque savant a eu son système ; les uns voient dans la grande pyramide la sépulture d'Osiris ; les autres un observatoire astronomique. Enfin, ce que remarque Diodore que, de son temps, ni les historiens, ni les Égyptiens eux-mêmes n'étaient d'accord sur leur origine et leur but, est également vrai aujourd'hui, et dix-huit siècles de plus n'ont rien éclairci. Je ne répèterai donc point ce que tout le monde a lu, pas même l'anecdote scandaleuse de la fille de Chéops. Je m'assis sur les débris de la chaussée, en gros blocs, qui jadis servait d'avenue à la nécropole, et je contemplai en silence ce prodigieux spectacle. Je croyais toucher à la grande pyramide quand j'en étais encore à un quart d'heure de marche.
À ma droite, le sphinx à demi ensablé, déployant sa longue croupe, élevait de trente pieds sa tête mutilée avec une grâce et une majesté dont les efforts du temps et du vandalisme n'ont pu effacer le sentiment. Le rocher calcaire dans lequel il a été taillé est le même qui sert de fondation et probablement de noyau aux pyramides. La pierre, tout usée qu'elle est, laisse encore deviner les contours que la main de l'artiste lui avait imprimés, et la couche de couleur imitant le porphyre dont elle était revêtue. Quelques doctes ont cru que ce sphinx était l'œuvre et peut-être le portrait d'un Touthmosis, pharaon de la dix-huitième dynastie, le même dont Joseph fut ministre. Quoi qu'il en soit, ce colosse symbolique, énigme personnifiée, sentinelle avancée des tombeaux, semble placé là pour exprimer le mystère dont le trépas enveloppe ses secrets et le doute qui s'élève dans l'âme du mourant à l'approche de son heure suprême ; car tout a sa signification dans les monuments allégoriques de la vieille Égypte."


(extrait du Journal d'un voyage en Orient, publié en 1844, de François de Sales, Marie, Joseph, comte d'Estourmel (1783 - 1852), homme politique français)