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dimanche 18 octobre 2020

"L'union qui existe entre l'art égyptien et la nature", par Jacques du Tillet

temple hypaétral (kiosque de Trajan), vu du temple d'Isis (île de Philae)
photo extraite de l'album L'Égypte et la Nubie, par Émile Béchard, 1887

"On reste confondu d'admiration devant le sûr instinct de ces artistes anonymes, devant leur sentiment profond de la beauté naturelle. En face de ruines parcellaires, - tel ce temple de Kom-Ombô qui dresse sur une falaise dominant le Nil ses murailles ébréchées, - on est saisi d'une sorte de stupeur. Leur beauté est "unique» et complète ; peut-être en est-il de plus séduisantes : celle-ci n'est comparable à rien. Alors, spontanément, on trouve l'émotion qu'on "tâchait" d'avoir au musée ou dans l'intérieur des temples. Bien mieux qu'une momie tordue et profanée, ces vestiges grandioses révèlent la grandeur d'une civilisation mystérieuse et magnifique...
Quand on cherche à comprendre, c'est qu'on n'admire pas assez. Nous peinions, naguère, à démêler les contradictions et les puérilités du culte d'Amon-Ra. Maintenant la beauté nous domine. Du culte inexpliqué, il nous suffit d'imaginer seulement les rites pompeux. Les processions se déroulent, telles qu'elles sont figurées aux murailles des temples. (...)
À peine avons-nous besoin d'imaginer. II suffit de se souvenir, tant sont précis les bas-reliefs des temples, Et, quant aux "officiants", à leur allure et à leur physionomie, nous n'avons qu'à regarder autour de nous. Les voici, avec leur profil caractéristique, leurs yeux bridés, leurs lèvres égales et l'avancement de leur menton. Nous avons là, à portée de notre main et de notre courbache, les portraits vivants des prêtres et des rois d'il y a dix mille ans !
De là vient, on ne peut trop le répéter, le charme unique, le charme inimaginable de l'Égypte. À chaque pas, le Présent ressuscite le Passé. L'antiquité, une antiquité lointaine à donner le vertige, s'éveille, vit, s'agite, - et mendie ! - autour de nous. II y a quelque chose de violemment burlesque à voir le visage même d'Osiris se tendre suppliant vers le bakschich. Et l'on est moins égayé encore que troublé... La religion égyptienne tient si fortement à la nature, que la nature égyptienne, à son tour, nous incline à cette religion. La doctrine de la métempsychose est encore l'une des plus satisfaisantes que les pauvres hommes aient inventées. On comprend qu'elle soit née sur cette terre où les mêmes traits du visage se perpétuent à travers les siècles. On n'est jamais bien sûr que l'enveloppe mortelle d'un ânier ne contienne pas l'âme vagabonde de Manès, ou celle même d'Amon-Ra le grand dieu conducteur du soleil.
Et cette prolongation d'un type identique fait apparaître plus étroite encore, et plus intime, l'union qui existe entre l'Art égyptien et la nature. Ils se tiennent de partout, si l'on peut dire. Partout l'on découvre le lien qui rattache les hommes aux dieux, les temples à la terre. On le retrouve à Esneh, dans les colonnes enfouies jusqu'au faîte ; à Abydos et à Dendérah, à Edfou, qui domine avec tant de majesté "Le Vieux fleuve alangui routant des flots de plomb...et dont le temple intact, portant à ses pylônes l'épervier héraldique, semble attendre les prêtres ressuscités d'Horus, dieu du soleil... On le retrouve à Karnak, prodigieux amoncellement de prodigieuses grandeurs ; à Louqsor, dont les pieds sont baignés par le Nil, et dont les sanctuaires rapprochés d'Aménophis Ill, d'Alexandre et de Constantin, dominés par une mosquée récente, mesurent le large espace des temps abolis. On le retrouve encore sur la rive gauche du fleuve, où l'aspect farouche de la Vallée des Rois ajoute tant de sombre beauté aux tombeaux séculaires. On le retrouve à Saqqarâh, au Sérapéum et au Mastaba de Tî. On le retrouve à Assouân, à Éléphantine, à Philæ... Chaque ville, chaque tombeau, chaque temple empruntent et ajoutent une grandeur nouvelle à la terre où ils s'élèvent, à la lumière ardente dont ils sont baignés."


extrait de En Égypte, 1900, par Jacques du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français

samedi 26 septembre 2020

Dans le "bazar" du Caire, par Jacques du Tillet


"Nous voici au coin d'une ruelle ; nous descendons ; et, brusquement, l'ombre, la fraîcheur, presque le silence, à côté du fantastique brouhaha de tout à l'heure. C'est l'une des entrées du bazar. Les boutiques sont plus petites encore, plus pressées que dans le Mouski, et ouvertes du côté de la ruelle ; mais on n'y crie pas : on travaille ; presque chaque boutique et en même temps un atelier. 
Cette partie du bazar est consacrée à ces plats ou à ces vases de cuivre et d'argent repoussé qui sont connus de tout le monde. Les ouvriers, installés au dehors pour avoir un peu de jour, font leur besogne avec une adresse et une prestesse infinies ; une main tient le fil d'argent qui doit rehausser les dessins du cuivre : en deux coups de marteau, le fil s'adapte dans la ciselure, un troisième coup le tranche net ; et le travail continue, sans que l'ouvrier lève le nez... 
Nous reprenons notre route. Les ruelles sombres s'entrecroisent comme les mailles d'un filet : les unes plus larges, les autres plus étroites ; et les plus larges rappellent la légendaire Rue pour une personne dont s'honore Bruxelles.
Certaines sont coupées par des arcades. Une lumière crue tombe sur le chemin, laissant les boutiques dans l'ombre. Et pas une de ces ruelles n'est droite ; elles tournent, retournent, s'allongent en inextricables sinuosités. Ce n'est plus le formidable amoncellement du Mouski. Les marchandises sont de qualité supérieure, des "objets d'art", et les acheteurs sont presque tous européens... Des armes, des bijoux, des étoffes, des tapis. Derrière l'étalage très étroit, s'ouvre parfois une arrière-boutique vaste et haute, au toit vitré, et pleine de marchandises jusqu'au faîte. Ici des voiles d'Assouan, tissés d'or ou d'argent : là, de lumineuses étoffes de Brousse : ailleurs des soies brochées, des broderies d'or, des étoffes souples et brillantes, de mousseuses mousselines, des crêpes rêches... et partout et toujours des scarabées, des grands, des petits, des rouges, des gris, des noirs, tous anciens, authentiquement. Dans cette boutique, des armes et des fers, d'un "toc" évident, dorment sous la poussière ; et le marchand tire des profondeurs de sa robe quelques turquoises vraiment belles (si elles sont vraies), jure qu'elles ne "passeront" pas, prend à témoin la barbe du prophète, vous verse du café, et enfin proteste qu'il ne veut être payé que dans dix ans ! 
Les acheteurs, les passants surtout, sont assez nombreux, et les ruelles vite encombrées. Dès qu'on s'arrête devant une boutique, deux ou trois "commis" vous conjurent d'entrer. D'autres, qui tiennent le milieu entre le courtier et le guide, guettent l'acheteur à l'entrée du Bazar : quoi que vous désiriez, ils savent où le trouver (...). Même pas de bakchich à leur donner ! Soyez assurés, d'ailleurs, qu'ils n'y perdront rien. 
La complaisance des vendeurs est sans égale. Ils déballent leurs caisses, bouleversent leurs boutiques et vous montrent ce qu'ils ont, pour le plaisir... Mais, chose curieuse pour nous, leur avidité ne les empêche pas de faire passer avant tout leurs devoirs religieux ; le vendredi, les trois quarts des boutiques sont vides ; et vers midi la plupart des marchands sont à la mosquée. Je ne garantis pas que leur piété soit élevée ; elle est au moins sincère et sans aucun mélange de "respect humain". Aux heures prescrites, on voit des ouvriers laisser leurs outils, se jeter à genoux vers la Mecque, se prosterner quatre ou cinq fois, et reprendre ensuite leur tâche ; à Zagazig, entre Ismaïliah et le Caire, un tapis est étendu selon les rites dans un coin de la gare, et, pendant l'arrêt du train, des voyageurs y font leurs prières...
Si l'on excepte quelques bibelots assez beaux, notamment des jades sertis de pierreries, et quelques étoffes d'or ou d'argent, les tapis seuls sont dignes d'admiration ; quelques-uns sont d'une richesse de tons merveilleuse, mais d'un prix plus merveilleux encore ; on nous montre un tapis de prières, de dimensions modestes : cent cinquante mille francs !... 
Les facilités de communications ont mis l'exotisme à notre portée ; nous trouvons à Paris presque tout ce que nous trouvons au Bazar, et à peu près au même prix. Ce que nous n'avons pas, c'est, ou les choses médiocres, ou les choses très belles ; mais l'"orient" médiocre est affreux : et les tapis de cent cinquante mille francs ne sont pas à la portée de tout le monde..."

extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français

lundi 19 novembre 2018

Quand la nuit tombe sur la vallée du Nil : "Une paix qu'aucune parole humaine ne saurait traduire", par Jacques du Tillet

peinture d'Augustus Osborne Lamplough (1877-1930)
"Les sabots de nos ânes, ouatés tout à l'heure par l'épaisseur du sable, résonnent sur un sol rocheux où roulent des cailloux polis. Nous avançons jusqu'à l'extrémité du plateau, et notre vue s'étend sur le Désert.
Des dunes allongent leurs courbes molles et sans fin, et pas une aspérité ne vient en rompre le trait pur. Elles se croisent, se succèdent, se quittent et se rejoignent à travers l'immensité.
À nos pieds, des vallons ouvrent leurs creux 
sombres, et le sable dont ils sont revêtus est uni et miroitant comme une étoffe de soie. Des sentiers s'indiquent, tracés par les pieds lourds des chameaux, et leur ligne droite s'affine jusqu'à l'horizon... Le soleil baisse. Les ombres grandissent, s'étalent, se couchent. A l'Ouest, le ciel flambe, tout rouge. Vers l'Est, le Caire est inondé de lumière. Des Pyramides jusqu'au Mokattam, un immense voile rose semble étendu. Les Pyramides sont roses, le Nil débordé roule ses flots roses jusqu'au pied de la falaise. Des eaux tranquilles, émergent des villages aux maisons basses, qui se reflètent dans le fleuve avec une incroyable netteté ; la digue qui les relie à la terre est marquée d'un trait mince. (...)
L'air est d'une pureté insoupçonnable, d'une immobilité prodigieuse ; ni les feuilles ni les palmes ne bougent ; au-dessus de nous, pas un souffle : au-dessous de nous, pas un bruit. La vie de la nature semble interrompue.
Rapidement, le jour baisse. Et alors, c'est - pendant cinq minutes... dix minutes... que sais-je..: on perd la notion du temps... -, c'est la plus merveilleuse vision qui soit au monde !...
L'ombre descend sur la vallée du Nil, non pas l'ombre pesante et noire de nos pays du Nord, mais une ombre douce, légère, et transparente. Le fleuve, ses forêts, ses villages, ses lacs sont teintés de mille nuances infiniment tendres. On dirait que la lumière, avant de disparaître, veut les envelopper d'une dernière caresse. Les palmes les plus élevées, les plus hautes maisons des villages brillent, comme dorées ; plus bas, le Nil est mauve, violet, gris perle...
Une petite barque passe au loin, et son sillage plus foncé ride seul l'immobilité des eaux. C'est une paix qu'aucune parole humaine ne saurait traduire... Et le rose brille encore là-haut sur les minarets de la citadelle, il monte lentement le long de leurs pointes effilées ; une minute encore, et il s'est éteint... Derrière nous, brusquement, le soleil tombe et disparaît dans la splendeur vide... Et, aussitôt, presque sans transition, c'est la nuit. Le ciel est bleu clair, presque blanc. Les étoiles s'allument, leur scintillement se reflète dans les eaux calmes, et c'est la Lune, maintenant, qui argente, de sa lueur nacrée, l'inexprimable sérénité des choses..." 



extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français

dimanche 11 novembre 2018

Il y a, en Égypte, "fusion intime entre la nature et les monuments" (Jacques du Tillet)

illustration extraite de L'Égypte, par Georges Ebers, 1881
"C'est toujours la Nature qu'il faut regarder pour comprendre les ouvrages des hommes ; elle est le modèle originel, celui qui a frappé les regards de l'humanité première, celui qu'on a d'abord tenté d'imiter. Deux choses sont caractéristiques, dans cette vallée du Nil : les dimensions sont énormes, et les lignes sont droites. Les collines qui l'encadrent descendent perpendiculairement vers le sol ; leurs flancs, dépouillés par l'ardeur du soleil, laissent voir les couches successives qui les ont formées. Jusqu'au sommet, c'est une superposition de lignes horizontales, s'élevant au-dessus de la vallée plane. La crête des collines est horizontale aussi, sans qu'un col ou un pic en vienne rompre l'uniformité droite. Et toutes ces lignes parallèles, se prolongeant à perte de vue, semblent reculer l'horizon jusqu'à l'infini.
Ces deux caractères,vous les retrouvez dans les monuments de l'ancienne Égypte. La ligne horizontale et la ligne verticale sont exclusivement employées ; seules, les assises des pylônes descendent obliquement vers le sol.

Partout, c'est le "couloir" du Nil, large ou long, toujours coupé à angle droit ; les carrés succèdent aux rectangles, et les rectangles aux carrés. Nulle part l'angle n'est évité. Il est accusé au contraire, et marque le plan des moindres chapelles. Rectangulaires aussi, les sortes de "places" où s'élevaient les obélisques. Et les longues avenues de béliers, qui joignaient les temples au Nil, s'allongent toutes droites, tirées au cordeau. Les piliers ou les colonnes sont arrondis, et aussi les larges bases sur lesquelles ils reposent. Mais la toiture qu'ils supportent est faite de dalles horizontales, et eux-mêmes s'élèvent verticalement sur le sol. Avec leurs chapiteaux en forme de plantes, et rapprochées comme elles sont, ces colonnes, si l'on y met un peu de bonne volonté, rappellent assez bien les bois de palmiers qui ombrageaient les alentours des sanctuaires. Ainsi l'imitation de la nature est sensible dans ces temples à l'aspect raide.
Vues de loin, - j'entends vues d'après les dessins et les reproductions des musées, c'est-à-dire séparées de leur cadre, - ces implacables lignes droites donnent une impression de monotonie écrasante. Et, sans doute, même en Égypte, on est un peu "écrasé" par ces
masses gigantesques. Mais, si quelque monotonie subsiste, elle est causée surtout par les formes pareilles, pareilles au moins pour les profanes, qu'on retrouve dans chaque temple.
Nos églises, aussi, sont construites sur un plan identique : ce qui les varie, c'est la richesse ornementale, la fantaisie inépuisable des sculptures. Cet élément de variété manque aux temples égyptiens. Les sculptures, - les ciselures, plutôt, - en creux ou en relief, n'altèrent en rien la ligne générale. Et cette ligne est la même partout.
Mais elle est la seule aussi qui convînt en ce pays. Au-dessus du fleuve aux rives plates, les terrasses et les portiques se dressent avec majesté. Il y a, en vérité, fusion intime entre la nature et les monuments. Ceux-ci répètent le dessin calme et austère des collines ; et le faîte de celles-ci, droit sous le ciel clair, semble un immense pylône gardant l'entrée d'un temple fabuleux."

 
extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942),
homme de lettres et critique français