Affichage des articles dont le libellé est Cart (Léon). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Cart (Léon). Afficher tous les articles

samedi 2 juillet 2022

Sur les sentiers du Sinaï, le chamelier Djema : portrait par Léon Cart

le chamelier Djema - illustration extraite de l'ouvrage de l'auteur

"Mon chamelier s'appelle Djema. Un type, ce Djema. Caractère altier, dominateur ; il marche la tête haute, sous une calotte noire bien appliquée sur l'occiput ; on voit qu'il foule un sol qui est à lui ; le désert lui appartient. Il y promène ses regards comme on contemple un pays conquis. Je pense qu'un paladin des Croisades, posant le pied sur la Terre Sainte, ne pouvait être ni plus fier, ni plus hautain. Évidemment Djema sait qu'il est quelqu'un.
Sa parole est brève, saccadée, hachée ; il procède par monosyllabes ; jamais il ne s'emporte, jamais il ne crie comme ses compagnons ; il a le verbe court, impérieux, et le geste grand seigneur. Mais son équipement laisse à désirer et n'a rien de chevaleresque ; une chemise sale, à hauteur des genoux, usée et si transparente qu'on aperçoit les cuisses au travers ; là-dessus, un abayé qu'il relève sur le crâne quand le soleil est trop chaud ; un sabre antédiluvien, à poignée couverte de gros clous jaunes, misérable tige de fer rouillée dans un fourreau de bois fendu en cent endroits et rongé à son extrémité ; il le porte en bandoulière, retenu sur l'épaule par un cordon de laine. Toutefois, quand il juge que cette arme n'est pas indispensable à sa gloire, il la suspend à la selle du chameau sur la peau de mouton qui lui sert de couverture pour la nuit, et c'est là que j'ai pu examiner, avec soin, la vénérable Durandal de ce Roland d'Arabie.
Sa chaussure est indescriptible ; deux lambeaux de cuir ou de carton élimés, pantelants, qui traînent dans le sable, n'étant fixés aux pieds que par une méchante ficelle ; ce sont, à ses yeux, des sandales de prix, car il les ménage ; quand il rencontre un peu d'humidité sur le sol, il les enlève et les jette sur le dos où elles font pendant avec la redoutable épée.
Djema fume. À cet égard, la civilisation moderne l'a fortement contaminé ; il a une pipe, si l'on peut appeler de ce nom un tronçon de tuyau mâché depuis des années, suant le rogomme et terminée par un fourneau aux trois-quarts brûlé ; mais le pauvre hère n'a pas de tabac, du moins pas beaucoup, ni d'allumettes. Aussi, quand il veut satisfaire sa passion, il se rapproche du chameau d'où je l'observe à la dérobée ; il amorce la conversation par un Quois djemel (c'est un bon chameau) retentissant, à quoi je réponds, invariablement, Aïoua (certainement) ; au bout d'un instant, il me montre sa pipe, fait des signes d'amitié, minaude, m'enveloppe d'un regard si doux, si plein de désirs ; sa barbiche noire frétille. Je me laisse toujours attendrir et lui donne une pincée de tabac qui fait une tache réséda dans ses deux mains de ramoneur, serrées l'une contre l'autre et tendues vers moi. Alors, il bourre sa pipe avec amour et, comme il a souvent trop de tabac, il enveloppe le reste dans un coin de sa chemise, au centre d'un gros nœud. O simplicitas !
Djema est un incorrigible causeur. La faconde de cet homme a confondu mon imagination. Sans interruption, il jacasse de sa voix basse, explosive, monotone ; qu'il se tienne à côté de sa bête, ou devant, ou derrière, je l'entends bourdonner. Même quand il est seul, il parle. À un certain moment, nous étions restés en arrière, Djema et moi, je ne sais plus pour quelle raison et j'espérais que cet isolement forcé l'obligerait au silence pendant quelques instants, mais pas du tout ; il monologuait avec acharnement ou plutôt, intrigué par cet étrange soliloque, je remarquai que Djema donnait la réplique à ses compagnons placés en tête de la caravane, à une grande distance ; secondé par une finesse d'ouïe vraiment extraordinaire, il percevait les lointaines paroles qui lui étaient adressées, attrapait au vol les arguments que le vent lui apportait, lançait dans l'air ses objections et la discussion se poursuivait par-dessus les dos des chameaux.
Je m'abîme dans mes réflexions pour saisir l'objet de cette dispute. Dans le flot des paroles, un mot revient souvent, surnage à la surface : (k)hamsin dînar (cinquante francs). Lui aurait-on, dans le payement, fait tort d'une telle somme ? ou bien, y eut-il quelque irrégularité dans le partage des honoraires ? ou bien encore compte-t-il sur un plantureux bakchich ? Toutes les suppositions sont permises. Quoi qu'il en soit, chaque jour, dès que l'Aurore montre ses "doigts de rose", Djema jette sur le tapis la question des (k)hamsin dînar ; la nuit n'apaise pas son esprit agité ; il récidive, malgré nos éclats de rire, qui le laissent du reste parfaitement froid. Lorsque ses interlocuteurs paraissent fatigués, il va ranimer leur zèle, les secoue par le pan de leur tunique, provoque des conciliabules mystérieux, furette sans répit. Et cela dure jusqu'à notre arrivée au Sinaï, soit pendant une douzaine de jours. À l'heure qu'il est, je me demande si le débat est clos."


extrait de Au Sinaï et dans l'Arabie Pétrée, 1915, par Léon Cart (1869-1916), professeur d'Archéologie biblique à la Faculté de théologie protestante de l'Université de Neuchâtel