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jeudi 27 août 2020

"Les Pharaons furent bien inspirés sur le choix de leur ultime résidence" (Raoul Toscan)

photo de Francis Frith, ca. 1857

"Après Kournha, dont le temple de Séti Ier leur justifia un arrêt, le paysage changea brusquement d'aspect. Plus de vertes céréales, de sakkiehs bruissantes d'eau sous les efforts des fellahs, plus de pavots de couleurs, d'eau rose et bleue, la petite troupe entra dans un couloir de la montagne, une faille de calvaire pleine de blancheurs éblouissantes et de fantastiques éboulements. Le chemin ressemblait plutôt au lit desséché d'un ancien torrent. Il décrivait ses lacets au cœur d'un paysage apocalyptique qu'on ne pouvait comparer à rien de terrestre. Des cavités d'ombre et d'épineuses saillies fusant dans une lumière aveuglante, une montagne chaotique qui se dissout, des pans de falaise en menace constante d'éboulement, tout cela donnait l'impression à nos voyageurs d'avoir été projeté dans quelque planète d'un autre âge, dans telle vallée sélénite que les télescopes leur avaient révélée.
Toute vie est ici abolie. La nuit il n'y a guère que le glapissement des chacals pour éveiller les échos, le jour, haut dans le ciel, que le lent tournoiement d'un épervier pour animer, d'une ombre mouvante, cette morne vallée d'éblouissements.
Pas un brin d'herbe, pas un scorpion glissant dans la pierraille, les mouches même, si pullulantes tout à l'heure, n'étaient plus là et les balais de raphia que nos voyageurs n'avaient cessé d'agiter étaient devenus inutiles.
La chaleur était écrasante. Le soleil déjà fort élevé projetait ses réverbérations sur les falaises calcaires. Celles-ci s'élevèrent au-dessus de l'étroit chemin à une altitude qui parut vertigineuse. Des rayures brunes sur leur flanc calciné avaient des aspects de brûlures. Par ailleurs d'énormes éboulis pierreux qui s'achevaient sur le sentier forçaient les montures à des détours. Des blocs aux formes bizarres surgissaient à chaque pas. Enchâssés dans les parois blafardes, des silex arrondis, de couleur noire, ressemblaient à des yeux vous fixant d'un air sinistre. Et le corridor se resserrait à mesure qu'avançaient les voyageurs, comme dans les trajets de cauchemar.
Les Pharaons furent bien inspirés sur le choix de leur ultime résidence. Si cet extraordinaire défilé n'avait été pénétré par tant de devanciers bien peu voudraient s'y risquer car, ici, tout conspire à vous décourager d'aller plus loin. Pour trouver quoi d'ailleurs ? Des tombeaux, des trous forés dans la montagne s'enfonçant dans les profondeurs d'une nuit qui peut vous faire croire à la nuit des temps...
La cité des momies est imprégnée de silence, mais d'un silence hostile qui paraît même s'irriter du maigre bruit que fait, sur les cailloux, la petite caravane. D'ailleurs, pour cette ville des Morts, ne sont-ce pas encore des intrus qui surviennent ? ne suivent-ils pas les traces des profanateurs ?... Osiris pour son royaume voulait la paix éternelle. Il semblait l'avoir trouvée dans les replis de cette montagne qui paraissait inviolable. Mais la curiosité des hommes, conjointe à leur cupidité, a meurtri le rêve impossible. Après eux, les suivants !
Après un nouveau temps de marche morne et accablée, tout à coup, les falaises parurent s'écarter. L'horizon se débloqua et une fantastique muraille sur laquelle s'éternisait (sic), eût-on dit, des Niagaras pétrifiées, se dressa sur le ciel sans tâche. Elle montait en paliers successifs comme une gigantesque pyramide à degrés. Elle était d'une couleur blonde de miel et des failles perpendiculaires dessinaient, en bleu d'ombre, comme un orgue cyclopéen.
Solimân parla :
"Biban el Molouk... La porte des Rois !"
Les voyageurs étaient parvenus au seuil de la nécropole. Ils se regardèrent. Blanchis de poussière, le regard brûlé, ils avaient pris la patine du lieu. Les âniers qui avaient fait tout le chemin, pieds nus dans cette rocaille, ne semblaient pas fatigués. Solimân, sur son âne, rêvait.
Comme ils avançaient toujours dans le val élargi un bruit singulier vint frapper leurs oreilles gagnées depuis longtemps au silence. Nos amis ne purent y croire ; c'était le bruit haletant et saccadé d'un moteur. Étaient-ils victimes d'une hallucination ? Ils se tournèrent vers Solimân qui, tranquille, prévenant la question, dit : "C'est l'usine électrique."
- Une usine électrique dans cette vallée de la Mort !
- Mais oui. Il faut bien éclairer les tombes et vous vous réjouirez tout à l'heure de voir, à la clarté d'une ampoule, le visage desséché d'Aménophis II.
Solimân ne pouvait pas comprendre le regret qui, à ses paroles, noya la pensée de Paul et de Doody."

extrait de Doodette, petite fleur du Nil : roman de voyage, par Raoul Toscan (1884-1946), pseudonyme de Charles Brun, homme de lettres et artiste peintre français