Affichage des articles dont le libellé est Kurth (Godefroid). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Kurth (Godefroid). Afficher tous les articles

mardi 19 mai 2020

Philae, l' "île enchantée", face aux "exigences de l'industrie moderne", par Godefroid Kurth

tableau d'Auguste Louis veillon (1834 - 1890)

"Enfin, voilà Philé, l'île sainte où, au milieu d'une couronne de temples et de colonnades, surgissait le sanctuaire d'Isis, bâti par les Ptolémées. Isis ! quel nom dans l'histoire religieuse du monde ! Isis, la rivale païenne de la Vierge Marie comme Mithra fut le rival païen de Jésus-Christ ! C'est ici que, comme l'Armide du Tasse, la grande ensorceleuse des hommes avait ses jardins enchantés. Ils ont péri avec elle, car Philé n'existe plus, il n'en reste que la partie la plus haute, où nous débarquons. L'île sainte est morte à la manière d'une île, c'est-à-dire qu'elle a été engloutie par son fleuve.
Pour pouvoir disposer des eaux du Nil pendant la baisse, les Anglais ont fait en aval de Philé un barrage énorme. C'est le quatrième depuis le Caire ; les deux autres sont à Assiout et à Esné. Il a une demi-lieue de longueur et il a fait monter de 25 mètres le niveau du fleuve.
C'est le plus grand réservoir du monde : il renferme, dit-on, plus d'un milliard de mètres cubes d'eau. Par suite de ce gigantesque travail, l'île a été à peu près totalement submergée avec ses temples et ses colonnades ; nous avons vogué par-dessus tous ces chefs-d'œuvre, à travers des rangées de palmiers dont la chevelure éplorée flotte seule sur les vagues, comme celle d'un malheureux enlisé dans les sables mouvants.
De tous les sanctuaires qu'on venait admirer ici, celui d'Isis a été seul épargné, du moins en partie ; ses deux pylônes sont séparés l'un de l'autre par les flots, de même que les sanctuaires annexés et le kiosque, ce kiosque merveilleux popularisé par toutes les gravures et où il ne nous a plus été donné d'aborder.
Nous sommes restés dans le temple ; on peut encore circuler à pied depuis le second pylône jusqu'au saint des saints, mais déjà le clapotis de l'eau retentit au pied des murs et les flots s'infiltrent lentement par en-dessous. Quand on embrasse d'un coup d'œil circulaire tout cet étrange tableau, on se fait l'effet d'un échappé du déluge, qui, du haut d'un abri provisoire, contemple l'abîme où il est destiné à s'engloutir à son tour.
Voilà ce que les exigences de l'industrie moderne ont fait de cette île enchantée, que la nature semblait avoir créée exprès pour réaliser le rêve des poètes d'avoir une île à eux. Ils la possédaient ici, et ils n'en ont rien su, hélas ! Les archéologues seuls ont connu la beauté de Philé, et ils n'y ont pas été insensibles.
"On n'y arrive pas sans émotion, on ne la quitte pas sans regret", disait Mariette.
"C'est un charme, écrivait Ampère, de passer plusieurs jours dans cette île de ruines, allant d'un temple à l'autre sans y rencontrer d'autres habitants que les figures mystérieuses qui couvrent les murs et les tourterelles qui roucoulent sur les toits. Quelles journées dans mon souvenir que ces journées de solitude, de travail et de rêverie, dans cette île inhabitée et semée de merveilles !"
Hélas ! Philé n'est plus, et ce qui en reste est condamné à disparaître. L'an prochain, on rehaussera de sept mètres encore le niveau du Nil, et alors l'île merveilleuse aura disparu entièrement : seules, les cimes du temple où nous venons de débarquer émergeront encore comme émergent aujourd'hui celles des palmiers, pour dire aux hommes futurs qu'ici fut réalisé le Songe d'une nuit d'été. Les traditions qui parlent de villes englouties sous les flots ne racontent pas tous les jours des fables : si la cité d'Is est une légende, la cité d'Isis est une triste réalité.
Rien n'aura sauvé la perle du Nil : ni l'histoire, ni l'art, ni la nature ! Devant la loi dérisoire des nécessités économiques, sa sentence était prononcée sans appel. Je ne sais si jamais l'éternel conflit entre l'art et la vie, entre l'idéal et la réalité a trouvé une expression d'une crudité aussi brutale, une solution d'un radicalisme aussi intransigeant.
Si Philé n'était pas au bout du monde, il y aurait contre le barrage d'Assouan une levée de boucliers chez tous ceux qui se proclament les amis de la beauté."


extrait de Mizraim : souvenirs d'Égypte, 1912, par Godefroid Kurth (1847-1916), professeur d’histoire médiévale à l’université de Liège (Belgique). Au cours d’un voyage en 1910, il a visité Alexandrie, Le Caire et la Haute-Égypte, en remontant le Nil jusqu’à Philae.

mardi 7 janvier 2020

Le "vigoureux réalisme" de la statuaire égyptienne, par Godefroid Kurth

Cheikh El Beled by Boston Public Library (Wikipedia Commons)
"...la statuaire (égyptienne) s'est émancipée des types conventionnels bien plus que la glyptique murale. Les spécimens que nous en conservons ont une incroyable vérité de vie : voyez les statues de Chéfren et de Chéops, voyez le Scheickh el Béled, le scribe accroupi du Louvre, le nain Knoumhotep, le couple princier Rahotep et Nofrit, le roi Pepi et plusieurs autres. Comme on voit qu'ils ont vécu, et comme leurs images sont restées vivantes !
Quel vigoureux réalisme ! Ne dirait-on pas tels de ces personnages qui se meuvent en chair et en os autour de vous, tant l'artiste a bien saisi le type ambiant et a su le rendre dans toute sa richesse de vie.
L'histoire du Scheick el Béled est, sous ce rapport, bien significative. Lorsque les ouvriers de Mariette l'exhumèrent à Sakkarah
de la tombe où elle était depuis 5,ooo ans, il n'y eut parmi eux qu'un cri : ils avaient reconnu dans cette figure paterne et satisfaite les traits du scheick de leur village et aussitôt ils lui en donnèrent le nom. Le vocabulaire artistique a ratifié ce jugement spontané de la foule.
Les reliefs muraux eux-mêmes, dès qu'ils cessent de camper devant nous les figures conventionnelles des dieux et des rois, nous offrent de merveilleuses représentations de la vie quotidienne. En Égypte comme en Assyrie, les humbles scènes de l'existence vécue au jour le jour, parmi les travailleurs de la ville et des champs, parmi les troupeaux ou parmi les fauves, sont traitées avec une prédilection à rendre jaloux les Pharaons. Sans le secours de la couleur, du relief, de la perspective, avec de simples traits et le seul jeu des lignes, l'artiste évoque devant vous tout le monde des champs et des métiers, toute la hiérarchie du travail, toute la variété de l'existence civilisée dans ses couches profondes. On est confondu du savoir-faire et, pourquoi ne pas le dire ? de l'amour avec lequel l'instrument de l'ouvrier égyptien fait apparaître sur les parois sacrées nos humbles "frères inférieurs", comme disait le poverello d'Assise. Voyez ces ânes égyptiens, si élégants et presque gracieux, ces chiens au corps fin et élancé, ces bœufs paisibles dressant la paire de vastes cornes qui est la "gloire de leur front", comme ils sont vrais ! comme ils vivent ! Voyez ces oies qui sortent de la pyramide de Meidoum, vieilles de cinquante ou soixante siècles : elles se détachent du mur, elles se promènent, elles pâturent ; ne les effrayez pas : elles vont ouvrir les ailes et s'envoler ! Non, sous le rapport de la puissance imitative, l'art égyptien, quand il travaille le genre, n'a laissé pour ainsi dire aucun progrès à faire à la postérité."


extrait de Mizraim : souvenirs d'Égypte, 1912, par Godefroid Kurth (1847-1916), professeur d’histoire médiévale à l’université de Liège (Belgique). Au cours d’un voyage en 1910, il a visité Alexandrie, Le Caire et la Haute-Égypte, en remontant le Nil jusqu’à Philae.

vendredi 21 septembre 2018

"Cette chevauchée à travers le vallon des Rois restera une de mes plus puissantes impressions de voyage" (Godefroid Kurth)

photographie d’Henri Duval (18..-19..)
 "Les premiers Pharaons se contentaient d'un étroit réduit au fond de fastueuses collines architecturales. Leurs successeurs cachaient leur tombe, mais la voulaient ample et spacieuse. La théâtrale grandeur d'un Chéops frappe davantage les yeux, mais la silencieuse majesté des sanctuaires où reposent les Ramsès émeut bien autrement l'imagination et le cœur.
Ils dorment, eux et leurs femmes, dans deux ravins distincts : celui du nord donne l'hospitalité aux rois, celui du sud abrite les sarcophages des reines. Nous avons commencé notre visite par la Vallée des Rois, et pour y arriver, nous sommes passés par le temple de Séti I à Kourna. C'est un de ces sanctuaires égyptiens dont le plan nous est déjà devenu familier. Le pylône et le vestibule sont détruits, mais la salle hypostyle, le saint et le saint des saints sont conservés ; il en est de même des chapelles latérales, notamment de celles qui étaient consacrées au culte de Ramsès I, père de Séti, et de Ramsès II, son fils.
Celui-ci, est-il nécessaire de le dire ? a voulu, ici comme partout, inscrire son souvenir dans le monument paternel. Notre très courte visite à ce sanctuaire ne m'a pas permis d'en étudier les reliefs, qui sont pleins d'intérêt. Il y en a un qui nous montre un chadouf fonctionnant, il y a 3.500 ans, à la manière de ceux que j'ai vus des centaines de fois en action sur les deux rives du Nil.
En quittant le temple de Séti, nous nous sommes engagés dans la Vallée des Rois, que les Arabes appellent le Bibân el Molouk.
Après la journée de Karnak, je me figurais que je ne saurais plus rien admirer : je me trompais. Une nouvelle source d'émotions m'attendait ici.
Comment redire ce que j'y ai éprouvé ? Ô la stupéfaction des sens et de l'esprit devant la sublime horreur de ce paysage funèbre, vrai séjour de la mort et du néant !
Dans la radieuse matinée printanière, nous chevauchions solitaires et muets à travers cette gorge où il n'y avait d'autres vivants que nous, nos montures et leurs conducteurs. Pas un brin d'herbe, pas une goutte d'eau ne vivifiait l'uniforme nudité du sol, pas le plus léger nuage n'altérait l'immuable azur du ciel, pas le moindre bruit ne profanait la majesté du vaste silence. Nous nous faisions à nous-mêmes l'effet d'ombres qui glissaient comme des apparitions à travers un semblant de paysage et sur un sol sans réalité. La tristesse infinie de la terre et la radieuse beauté du ciel faisaient un contraste tellement impressionnant, qu'il semblait ménagé à dessein par quelque force surnaturelle.
Imaginez quelque chose de plus saisissant que le divin sourire de la voûte céleste enveloppant le squelette de la terre. On eût dit que dans les bras de ce ciel incomparable, la terre se fût efforcée de revivre et voulait retrouver les couleurs de la vie sous ses baisers. Les parois fauves du ravin, chauffées au feu du soleil comme le fer dans la forge, revêtaient un ensemble de teintes dont la gamme, partant du brun, atteignait le violet pâle sans le dépasser, avec une richesse fantastique de nuances dont on ne saurait donner une idée à qui ne les a vues. (...)
Le ciel et l'enfer, superposés sans se pénétrer, restaient deux mondes fermés l'un à l'autre, qui, s'offrant au regard dans une seule et même vision, y laissaient une impression unique d'admiration et d'horreur. Ce spectacle se prolongeait et s'accentuait à mesure que nous avancions, à travers un silence toujours plus solennel et presque accablant.
Il est impossible de rendre la formidable majesté de ce paysage de mort, où l'on ne se fût pas étonné d'entendre soudain retentir la trompette du jugement dernier, appelant devant le juge suprême tout le troupeau des trépassés. Je me figure qu'au grand jour de ce réveil universel, le ciel aura la même beauté pour accueillir les élus et la terre la même tristesse pour engloutir les infortunés qui crieront aux montagnes de tomber sur eux.
Cette chevauchée à travers le vallon des Rois restera une de mes plus puissantes impressions de voyage. Encore aujourd'hui, en fermant les yeux, je revois ce sombre et radieux défilé, et j'ai dans l'oreille le cri strident du vautour qui vint déchirer de sa note sinistre l'angoissant silence. Ah ! que pareille nécropole était digne de ces Pharaons qui, de leur vivant, avaient été plus que des hommes, et qui, dans leurs tombes, semblaient vouloir être plus que des morts !"

extrait de Mizraim : souvenirs d'Égypte, 1912, par
Godefroid Kurth (1847-1916), professeur d’histoire médiévale à l’université de Liège (Belgique). Au cours d’un voyage en 1910, il a visité Alexandrie, Le Caire et la Haute-Égypte, en remontant le Nil jusqu’à Philae.