dimanche 31 mai 2020

Les "riches harmonies" des bazars du Caire, par Germain Martin

souffleur de verre : illustration extraite de la Description de l'Égypte

"En apercevant les boutiques du quartier des bazars du Caire, le promeneur est surpris par leur grand nombre et par leur aspect simple et coloré. Les vendeurs, vêtus de grandes robes, tantôt riches de tons, tantôt d’un bleu indigo plus ou moins passé, sont accroupis dans une sorte de grande caisse dont on aurait enlevé un côté, afin de laisser voir l’intérieur. Les couleurs des étalages où l’on vend des toiles de tentes, des babouches, des cuivres ciselés, des selles de chameaux, les harnachements des petits ânes, créent des associations de rouge, jaune, bleu et or, qui, dans un pays moins ensoleillé, seraient criardes ; mais, au Caire une lumière abondante les fond en de riches harmonies.
Le matériel des installations est sommaire. Une forge complète tient dans un carré de trois mètres de côté.
Tout cet ensemble procure à l’Occidental des impressions dont il ne se lasse pas. Qui à vu le bazar tient à le revoir. On se perd avec plaisir dans les rues étroites où le passage d’un chameau chargé de cannes à sucre forces le plus fier des visiteurs à s’aplatir contre les murailles. L’attention est captivée par l'originalité du spectacle dans le présent. Pour que le charme fût complet, il importerait de revivre le passé des quartiers indigènes. L'histoire des métiers arabes du Caire permet de comprendre les origines lointaines des procédés de fabrication qui étonnent le touriste. Le bazar est une exposition rétrospective, à demeure Il révèle les modes de travail, tels qu'ils sont restés cristallisés depuis des siècles.
Le présent est gros du passé ; pour nous en convaincre, il suffit de considérer les planches annexées à la description de l'Égypte publiée par les savants de la mission française. Quiconque voit ces gravures et place à côté, par la pensée, l’image d’un atelier actuel, arrive à une superposition dont tous les traits concordent. Depuis cent ans, il n’y a eu de modifications ni dans la technique, ni dans l'aspect extérieur des métiers du Caire. Les influences qui expliquent leur existence, leur formation, sont lointaines."


extrait de Les bazars du Caire et les petits métiers arabes, de Germain Martin (1872 - 1948), économiste et homme politique, membre de l'Institut, professeur à la Faculté de droit de l'Université de Dijon

mercredi 27 mai 2020

Un "géant du désert", "accouplement fantastique de la grâce et de la force" (Henry de Vaujany, à propos du Sphinx de Guizeh)

photo de Maxime Du Camp (1822-1894)

"Le Sphinx est l'emblème séculaire et comme la personnification de l'ancienne Égypte. Malgré les mutilations qui déchirent sa face, profanations dues au fanatisme de l'ignorance et de la superstition, la physionomie du colosse a conservé dans son ensemble ce calme, cette sérénité, qui font le caractère distinctif de la statuaire égyptienne.
Que représentait réellement dans la pensée de ces temps lointains, cet accouplement fantastique de la grâce et de la force si étroitement unies ensemble qu'elles ne forment qu'un seul corps ? Est-ce un rêve d'artiste, un caprice ? Non, certes ; rien n'était moins capricieux que le génie égyptien, génie éminemment réfléchi, génie tout symbolique et dont les conceptions, même les plus bizarres en apparence, cachaient un sens profond. C'est le dieu Harmakhis, le "soleil levant"...
Mais à quelle époque a-t-on taillé ce monument qui semble veiller sur les Pyramides, et quelle était la véritable destination de ce géant du désert ? Les textes sont muets jusqu'ici. "Cette grande figure mutilée, dit Ampère, est d'un effet prodigieux ; c'est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre paraît attentif ; on dirait qu'il entend et qu'il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l'Orient, semblent épier l'avenir ; le regard a une profondeur et une vérité qui fascinent le spectateur. Sur cette figure, moitié statue, moitié montagne, on découvre une majesté singulière, une grande sérénité et même une grande douceur."
Un écrivain arabe, Abd-el-Rahman, dit que le Sphinx était regardé comme un talisman qui protégeait les cultures contre l'envahissement des sables. Il a été mutilé sous le règne du sultan Barqouq, au quatorzième siècle, par un cheikh fanatique. "Or il arriva, dit Abd-el-Rahman, que les deux hommes qui étaient occupés à briser le nez de cette grande statue, avec de grosses masses de fer, tombèrent par terre sur des éclats de rocher et se tuèrent ; aussitôt le simoun souffla. Les gens du peuple crurent à une vengeance du monstre, et nul n'osa plus y toucher, redoutant son courroux." Makrizi (quinzième siècle) parle aussi du colosse avec une admiration profonde. "Un fou, dit-il, un certain cheikh Mohammed, surnommé le jeûneur de son siècle, dans un accès de délire et pour se rendre agréable à Dieu, lui avait infligé, à coups de masse, les irréparables mutilations dont il porte pour toujours la trace." Il paraît certain qu'au douzième siècle le Sphinx était encore intact : Abd-el-Latif dit que la figure était très belle, la bouche gracieuse, et souriante ; il ajoute que la couleur rouge qui couvrait la face était éclatante et fraîche. Les Arabes d'aujourd'hui désignent le Sphinx sous le nom d' Abou-l'Hol, le "père de la terreur".


extrait de Le Caire et ses environs : caractères, mœurs, coutumes des égyptiens modernes, par Henry de Vaujany (1848-1893), égyptologue français

mardi 19 mai 2020

Philae, l' "île enchantée", face aux "exigences de l'industrie moderne", par Godefroid Kurth

tableau d'Auguste Louis veillon (1834 - 1890)

"Enfin, voilà Philé, l'île sainte où, au milieu d'une couronne de temples et de colonnades, surgissait le sanctuaire d'Isis, bâti par les Ptolémées. Isis ! quel nom dans l'histoire religieuse du monde ! Isis, la rivale païenne de la Vierge Marie comme Mithra fut le rival païen de Jésus-Christ ! C'est ici que, comme l'Armide du Tasse, la grande ensorceleuse des hommes avait ses jardins enchantés. Ils ont péri avec elle, car Philé n'existe plus, il n'en reste que la partie la plus haute, où nous débarquons. L'île sainte est morte à la manière d'une île, c'est-à-dire qu'elle a été engloutie par son fleuve.
Pour pouvoir disposer des eaux du Nil pendant la baisse, les Anglais ont fait en aval de Philé un barrage énorme. C'est le quatrième depuis le Caire ; les deux autres sont à Assiout et à Esné. Il a une demi-lieue de longueur et il a fait monter de 25 mètres le niveau du fleuve.
C'est le plus grand réservoir du monde : il renferme, dit-on, plus d'un milliard de mètres cubes d'eau. Par suite de ce gigantesque travail, l'île a été à peu près totalement submergée avec ses temples et ses colonnades ; nous avons vogué par-dessus tous ces chefs-d'œuvre, à travers des rangées de palmiers dont la chevelure éplorée flotte seule sur les vagues, comme celle d'un malheureux enlisé dans les sables mouvants.
De tous les sanctuaires qu'on venait admirer ici, celui d'Isis a été seul épargné, du moins en partie ; ses deux pylônes sont séparés l'un de l'autre par les flots, de même que les sanctuaires annexés et le kiosque, ce kiosque merveilleux popularisé par toutes les gravures et où il ne nous a plus été donné d'aborder.
Nous sommes restés dans le temple ; on peut encore circuler à pied depuis le second pylône jusqu'au saint des saints, mais déjà le clapotis de l'eau retentit au pied des murs et les flots s'infiltrent lentement par en-dessous. Quand on embrasse d'un coup d'œil circulaire tout cet étrange tableau, on se fait l'effet d'un échappé du déluge, qui, du haut d'un abri provisoire, contemple l'abîme où il est destiné à s'engloutir à son tour.
Voilà ce que les exigences de l'industrie moderne ont fait de cette île enchantée, que la nature semblait avoir créée exprès pour réaliser le rêve des poètes d'avoir une île à eux. Ils la possédaient ici, et ils n'en ont rien su, hélas ! Les archéologues seuls ont connu la beauté de Philé, et ils n'y ont pas été insensibles.
"On n'y arrive pas sans émotion, on ne la quitte pas sans regret", disait Mariette.
"C'est un charme, écrivait Ampère, de passer plusieurs jours dans cette île de ruines, allant d'un temple à l'autre sans y rencontrer d'autres habitants que les figures mystérieuses qui couvrent les murs et les tourterelles qui roucoulent sur les toits. Quelles journées dans mon souvenir que ces journées de solitude, de travail et de rêverie, dans cette île inhabitée et semée de merveilles !"
Hélas ! Philé n'est plus, et ce qui en reste est condamné à disparaître. L'an prochain, on rehaussera de sept mètres encore le niveau du Nil, et alors l'île merveilleuse aura disparu entièrement : seules, les cimes du temple où nous venons de débarquer émergeront encore comme émergent aujourd'hui celles des palmiers, pour dire aux hommes futurs qu'ici fut réalisé le Songe d'une nuit d'été. Les traditions qui parlent de villes englouties sous les flots ne racontent pas tous les jours des fables : si la cité d'Is est une légende, la cité d'Isis est une triste réalité.
Rien n'aura sauvé la perle du Nil : ni l'histoire, ni l'art, ni la nature ! Devant la loi dérisoire des nécessités économiques, sa sentence était prononcée sans appel. Je ne sais si jamais l'éternel conflit entre l'art et la vie, entre l'idéal et la réalité a trouvé une expression d'une crudité aussi brutale, une solution d'un radicalisme aussi intransigeant.
Si Philé n'était pas au bout du monde, il y aurait contre le barrage d'Assouan une levée de boucliers chez tous ceux qui se proclament les amis de la beauté."


extrait de Mizraim : souvenirs d'Égypte, 1912, par Godefroid Kurth (1847-1916), professeur d’histoire médiévale à l’université de Liège (Belgique). Au cours d’un voyage en 1910, il a visité Alexandrie, Le Caire et la Haute-Égypte, en remontant le Nil jusqu’à Philae.

lundi 11 mai 2020

"L'idée seule que je me trouve sur le Nil et me dirige vers Thèbes, m'emplit l'âme d'émotions" (Enrique Gómez Carillo)

Par David Roberts (1796-1864)

"Avec une émotion profonde, je viens de m'installer dans le bateau qui nous conduit vers la contrée où nous attendent les ombres des grands prêtres d'Ammon. L'heure est admirable. Au couchant, le ciel inaugure ses illuminations vespérales, parmi des transparences qui laissent voir, dans un au-delà fantastique, d'étranges lueurs de flammes. Sur l'une et l'autre rives du fleuve se dressent de vieux palmiers, dont les ombres noires se reflètent dans l'onde ardente. C'est l'éternel, l'invariable paysage d'Égypte, le paysage monotone et charmant que, pendant notre voyage, nous verrons tous les soirs et qui, tous les soirs, nous tiendra immobiles, à la poupe, de longs moments, - rêvant le même rêve de splendeurs et de mystères. L'idée seule que je me trouve sur le Nil et me dirige vers Thèbes, m'emplit l'âme d'émotions. 
Le Nil, le vieux Nil, le père Nil, le Nil sacré !... Les lèvres ne se lassent pas de répéter ces syllabes harmonieuses, de même que les yeux ne se fatiguent pas de contempler le courant pourpre. Le Nil ! Il y a un tel amoncellement d'images, d'évocations et de souvenirs en ce seul nom ! Parmi les innombrables fleuves sanctifiés par les hommes, c'est lui, sans conteste, qui mérite le mieux la canonisation. Le peuple et le pays tout entiers sont à lui. Sans lui, il n'y aurait ni Égypte ni Égyptiens. Les autres contrées qui s'enorgueillissent des eaux qui les baignent pourraient supprimer leurs dieux fluviaux ; le sol continuerait d'exister, peut-être moins beau, peut-être moins riche, mais toujours vivant. Ici, la simple paralysie des eaux pendant quelques années, suffirait pour que la glèbe, mourant de soif, comme à ses origines reculées, s'enfonçât à nouveau dans le désert, du sein duquel elle est sortie. Il n'est pas un palmier, pas une fleur de lin, pas un épi de maïs, pas un roseau de papyrus, pas une feuille de lotus, qui doive au ciel une goutte de rosée. Tout ce qui palpite dans la nature, vient de l'onde du fleuve.
Le vieil Hérodote disait déjà, il y a plus de deux mille ans, que l'Égypte est un don du Nil. Don merveilleux, en vérité ! Don qui a profité à tout l'univers! Car si l'ancêtre Amon Ra ne l'eût pas fait au désert africain, l'humanité aurait peut-être tardé de siècles à connaître les grandes choses qui embellissent l'existence : la poésie, la grâce, l'art, l'idéal, la volupté, la justice.
(...) À chaque instant, durant le voyage vers les terres millénaires, tout nous rappelle cette invraisemblable antiquité. Là-bas, loin derrière nous, restent les pyramides dont les angles gris seront une obsession pendant des heures et des heures. Et quand les pyramides se perdront dans la nuit, commencera le défilé des formidables fantômes. Tous les témoins héroïques de la plus lointaine époque humaine sont alignés sur l'une et l'autre rives, comme pour former une fantastique garde d'honneur aux siècles qui passent.
Tandis que j'évoque les images vénérables qui surgissent des rives du Nil, les bateliers étendus à la proue contemplent le Nil, lui-même. Toute la vie de ces hommes est concentrée en la palpitation des divines eaux. Pour eux, il n'y a pas d'histoire, il n'y a pas de palais antiques, il n'y a pas de civilisations mortes. C'est l'onde vivante qui incarne tout. Leur vie matérielle comme leur vie morale, vient du fleuve. Dans leurs chants, l'image du dieu à la barbe fluviale apparaît sans cesse. "Père, père, père liquide, notre Père" - chantent-ils, pour s'animer en leurs rudes manoeuvres. Et ensuite, quand ils vont se reposer, c'est toujours le mystère du fleuve père qui les préoccupe et les exalte. Tous les contes et toutes les traditions de ces hommes de peine parlent des arcanes du grand courant nourricier. Celui qui est allé le plus loin est celui qui a le plus de prestige. Celui qui connaît le plus de secrets des eaux est le plus savant."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

vendredi 8 mai 2020

"La poésie de cette ville exceptionnelle, que l'histoire, l'art, et la nature ont tout fait pour embellir" (Gabriel Charmes, à propos du Caire)

 Photochrome, circa 1895
"L'aurore en Égypte n'a pas ces teintes successives et graduées que l'on admire dans le Midi de la France. Le soleil éclate tout à coup au bord du ciel. À peine annoncé par une lueur rose, il s'élance subitement à l'horizon et embrase en quelques minutes toute l'atmosphère. Parfois cependant, en hiver, et plus souvent même qu'on ne pourrait le croire, il doit soulever, avant de se montrer, les longs plis d'un manteau grisâtre qui enveloppe la terre de toutes parts. Le sol de l'Égypte, arrosé et chauffé tout à la fois, imprégné d'eau du Nil jusque dans ses profondeurs, toujours en transpiration et laissant échapper sans cesse des vapeurs légères, se couvre le matin d'une sorte de buée transparente, qui rappelle au premier aspect le brouillard de Paris. Mais, dès que le disque rouge du soleil apparaît au-dessus de la colline Mokatam, cet épais rideau se déchire dans tous les sens en une heure au plus, l'humidité de l'air est absorbée ; c'est à peine si quelques flocons de nuages, colorés par le jour naissant, flottent encore sur le bleu du ciel. Sauf pendant la période du kamsin, où l'air est chargé d'une poussière roussâtre que le vent agite perpétuellement sans la dissiper jamais, les rayons du soleil percent avec rapidité l'atmosphère ; la fraîcheur et l'humidité de la nuit font place comme par enchantement à la sécheresse et à la limpidité du jour.
C'est au pied de la mosquée de Méhémet-Ali et de la terrasse de la citadelle qu'il est beau de voir se lever le jour sur le Caire à moitié endormi. Il est impossible de rendre l'effet du panorama qui s'offre alors aux regards ; c'est à coup sûr l'un des plus beaux du monde, l'un de ceux surtout qui éveillent dans l'esprit le plus de souvenirs, en même temps qu'il produit dans l'âme les plus vives sensations. Je n'ai jamais compris l'espèce de scepticisme qui porte certaines personnes à vouloir se détacher des impressions historiques afin de contempler le spectacle de la nature avec un désintéressement parfait. Homo sum ! et il n'est point indifférent pour moi d'apercevoir à l'horizon les Pyramides de Saqqarah profilant leurs formes indistinctes à côté de la forêt de palmiers qui recouvre les ruines de Memphis, tandis que plus près, la jonction de la verdure et du sable, les grandes Pyramides, faiblement nuancées par le soleil levant, semblent être les mystérieuses gardiennes du désert. 
C'est dans cette plaine à moitié verdoyante, qui s'étale au-dessous de la citadelle du Caire, que la civilisation humaine est née. À droite, apparaît la campagne d'Héliopolis, la ville du soleil, où les sages de la Grèce vinrent puiser les principes de cette philosophie qui, transformée par leur génie, fécondée par leur imagination, propagée par leur éloquence, est devenue le levain de la pensée humaine, le germe de toute science, de toute doctrine et de tout art. Un seul obélisque, environné de collines de sable rougeâtre, marque la place où s'élevait Héliopolis ; il se confond presque, à la distance où nous sommes, avec le sycomore gigantesque à l'ombre duquel, d'après une antique légende, la Sainte Famille s'arrêta longtemps dans sa fuite en Égypte. Plus près, les verts ombrages de Choubrah viennent rejoindre le Caire, que le cours du Nil aux eaux jaunâtres, aux rives bordées de dattiers et de sycomores, entoure de sa majestueuse et poétique ceinture. Au bord du fleuve, Boulaq dresse vers le ciel ses coupoles et ses minarets ; l'île de Rodah, brillante de fleurs et de verdure, et les riantes campagnes de Gizèh se prolongent jusqu'au désert lybique, tout rose au lever du jour, mais d'un rose tendre et diaphane, avec des demi-teintes bleuâtres. Un immense aqueduc, situé au vieux Caire, presque en face des Pyramides, traverse une série de collines de sable, de coupoles à demi renversées, de moulins à vent et de ruines de toutes sortes. Cette partie du tableau offre un aspect de nudité et de sécheresse, qui serait désespérant si le jeu de la lumière et des ombres ne lui donnait une intensité de vie extraordinaire. 
Mais, ce qui saisit l'œil par dessus tout, c'est la ville même du Caire étagée avec grâce sur le premier plan : la sombre et colossale mosquée du Sultan Hassan se détache d'abord sur le fond multicolore des maisons, des palais et des mosquées ; au delà, c'est une forêt, un fouillis indescriptible de constructions dont les colorations ardentes éblouissent le regard. Un murmure incessant s'élève des rues et des places du Caire. Le soir, au soleil couchant, les couleurs sont plus vives encore. Un immense rideau rouge sang fait ressortir la masse noirâtre des Pyramides de Gizèh; la cime des palmiers et des sycomores paraît dorée ; le désert lointain passe par toutes les gammes du gris, du bleu, du violet et de l'opale ; sur le Nil, les voiles blanches des dahabiehs ressemblent aux ailes de grands cygnes déployant leur plumage au-dessus du fleuve ; le bruit de la ville est devenu si intense qu'il imite presque le roulement d'un tonnerre lointain. C'est ainsi qu'il faut contempler le Caire, le matin et le soir, si on veut l'admirer sans réserve et s'imprégner profondément de la poésie de cette ville exceptionnelle, que l'histoire, l'art, et la nature ont tout fait pour embellir."

extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français

lundi 4 mai 2020

Alexandrie, le "coin de paradis perdu", par le chanteur Georges Moustaki


Je vous chante ma nostalgie
Ne riez pas si je rougis
Mes souvenirs n'ont pas vieilli
J'ai toujours le mal du pays 
Que je vis loin d'où je suis né
Ça fait pourtant vingt-cinq années
Le parfum, les odeurs, les cris
Vingt-cinq hivers que je remue
Dans ma mémoire encore émue
Où mon enfance a disparu
De la cité d'Alexandrie 
Le soleil qui brûlait les rues
L'oignon cru et le plat de fèves
Le chant, la prière à cinq heures
La paix qui nous montait au cœur
Et le temps de philosopher
Nous semblaient un festin de rêve 
La pipe à eau dans les cafés
Avec les vieux, les fous, les sages
Tous compagnons du même bord
Et les étrangers de passage
Arabes, Grecs, Juifs, Italiens,
Tous bons Méditerranéens
L'amour et la folie d'abord
C'était plus doux, c'était plus bref
Je veux chanter pour tous ceux qui
Ne m'appelaient pas Moustaki
On m'appelait Joe ou Joseph
Amis des rues ou du lycée
Amis du joli temps passé
Que mon enfance m'a quitté
Nos femmes étaient des gamines
Nos amours étaient clandestines
On apprenait à s'embrasser
On n'en savait jamais assez
Ça fait presque une éternité
Pardonnez-moi si je radote
Elle revient comme un fantôme
Elle me ramène en son royaume
Comme si rien n'avait changé
Et que le temps s'était figé
Elle ramène mes seize ans 
Elle me les remet au présent
Son petit jardin défendu
Je n'ai pas trouvé l'antidote
Pour guérir de ma nostalgie
Ne riez pas si je rougis
On me comprendra, j'en suis sûr
Chacun de nous a sa blessure 
Son coin de paradis perdu
Le mien s'appelle Alexandrie
Et c'est là-bas, loin de Paris

(par Georges Moustaki  
né le 3 mai 1934 à Alexandrie
mort le 23 mai 2013 à Nice)
auteur compositeur interprète
d'origine italo-grecque, naturalisé français en 1985) 

samedi 2 mai 2020

"Le caractère éminent de l'architecture égyptienne" (Jacques-Joseph Champollion)

Philae - photo de Marie Grillot

"On a dit (...) que les anciens Égyptiens ignorèrent l'art de construire les voûtes : on n'en a vu dans aucun de leurs nombreux monuments, et l'on a cru pouvoir en conclure qu'ils ne les connurent pas. D'abord on a reconnu des voûtes à voussoir, de peu de portée, il est vrai, dans quelques constructions de la Thébaïde ; de plus, supposant même que ces voûtes ne sont pas des époques les plus anciennes, au lieu de considérer cette circonstance comme une preuve négative, il eût peut-être été nécessaire d'envisager la question sous un point de vue plus particulier. Nulle part, en effet, on ne trouve de fabriques dont les proportions soient aussi grandes que celles des monuments de l'Égypte, et cependant des plafonds et des plates-formes d'une vaste surface y ont été établis sans le secours des voûtes. En Europe , au contraire, on trouve des voûtes partout, quoique aucune des constructions européennes, si l'on en excepte une seule, n'approche de l'étendue des monuments de l'Égypte. Si donc l'on conçoit bien l'état des arts dans ces deux contrées célèbres, on trouvera la cause de cette différence, qui a droit de surprendre, et l'on verra que l'Égypte n'eut point de voûtes, parce que sa méthode d'exploiter les carrières lui fournissait des pièces de grès ou de granit de cent pieds en longueur, et que l'Europe au contraire a dû s'en servir, parce qu'elle ne peut extraire et mettre en œuvre que des matériaux dont le volume est beaucoup moins considérable. Ainsi donc l'usage des voûtes est pour l'Europe une perfection qui prouve son infériorité sous ce rapport ; c'est une industrie née de la nécessité. 
Si nous considérons ensuite l'architecture égyptienne dans ses procédés matériels, nous y trouverons aussi quelques règles différentes de celles qu'emploie l'Europe, puisqu'elle eut d'autres moyens. L'architecture égyptienne naquit en Égypte ; c'est le premier fait que son étude a démontré. Chaque peuple imita la nature qu'il eut sous ses yeux : les Égyptiens firent leurs chapiteaux avec les feuilles du palmier, et les Grecs y substituèrent les feuilles de l'acanthe ; l'Europe a imité la Grèce, et n'a point égalé sa perfection. Dans l'architecture grecque, comme dans l'architecture moderne, l'architrave repose immédiatement sur le chapiteau : dans l'architecture égyptienne, au contraire, un dé carré, placé au centre du chapiteau, supporte l'architrave, parce que les Égyptiens avaient senti que cette partie de l'entablement, qui a toujours une apparence de pesanteur, ne pouvait pas, sans manquer à toute convenance, poser sur des chapiteaux composés de feuilles, de fleurs et d'ornements délicats. Il résulte de ce principe véritablement égyptien, que les chapiteaux se trouvant éloignés de l'architrave, les grandes lignes, qui sont toujours une source de beautés dans l'architecture, n'éprouvent aucune interruption, et c'est là le caractère éminent de l'architecture égyptienne. Toutes les colonnes de l'Égypte diminuent de la base au chapiteau d'une manière uniforme ; c'est cette diminution régulière qu'imitent les belles colonnes doriques élevées en Grèce dans le plus beau siècle de son architecture, et des monuments égyptiens d'une très haute antiquité nous montrent encore en place le type parfait de cette même colonne dorique des Grecs. Des constructions de plus de quatre cents pieds de longueur, sur plus de quarante pieds de hauteur, ne présentent pas le plus petit dérangement dans les nombreuses assises de pierres qui les composent ; l'œil ne voit sur ces vastes surfaces que des lignes parfaitement droites et des plans parfaitement dressés ; les monuments grecs et romains sont tous ruinés, et les monuments de l'Europe ne résistent point à quelques siècles. 
Ni les uns ni les autres ne peuvent être comparés à un temple égyptien sous le rapport des ornements et de leur savante distribution : leur profusion n'est remarquable qu'en Égypte, et le mur de circonvallation d'un seul de ses temples est décoré de cinquante mille pieds carrés de sculptures religieuses ou symboliques."

extrait de L'Univers. Histoire et description de trous les peuples. Égypte ancienne, 1839, par Jacques-Joseph Champollion, dit Champollion-Figeac (1778-1967), philologue, archéologue, professeur de littérature grecque à la faculté des lettres de Grenoble puis doyen de cette faculté, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale et professeur de paléographie à l'École des chartes. Frère aîné de Jean-François Champollion.