C'est au pied de la mosquée de Méhémet-Ali et de la terrasse de la citadelle qu'il est beau de voir se lever le jour sur le Caire à moitié endormi. Il est impossible de rendre l'effet du panorama qui s'offre alors aux regards ; c'est à coup sûr l'un des plus beaux du monde, l'un de ceux surtout qui éveillent dans l'esprit le plus de souvenirs, en même temps qu'il produit dans l'âme les plus vives sensations. Je n'ai jamais compris l'espèce de scepticisme qui porte certaines personnes à vouloir se détacher des impressions historiques afin de contempler le spectacle de la nature avec un désintéressement parfait. Homo sum ! et il n'est point indifférent pour moi d'apercevoir à l'horizon les Pyramides de Saqqarah profilant leurs formes indistinctes à côté de la forêt de palmiers qui recouvre les ruines de Memphis, tandis que plus près, la jonction de la verdure et du sable, les grandes Pyramides, faiblement nuancées par le soleil levant, semblent être les mystérieuses gardiennes du désert.
C'est dans cette plaine à moitié verdoyante, qui s'étale au-dessous de la citadelle du Caire, que la civilisation humaine est née. À droite, apparaît la campagne d'Héliopolis, la ville du soleil, où les sages de la Grèce vinrent puiser les principes de cette philosophie qui, transformée par leur génie, fécondée par leur imagination, propagée par leur éloquence, est devenue le levain de la pensée humaine, le germe de toute science, de toute doctrine et de tout art. Un seul obélisque, environné de collines de sable rougeâtre, marque la place où s'élevait Héliopolis ; il se confond presque, à la distance où nous sommes, avec le sycomore gigantesque à l'ombre duquel, d'après une antique légende, la Sainte Famille s'arrêta longtemps dans sa fuite en Égypte. Plus près, les verts ombrages de Choubrah viennent rejoindre le Caire, que le cours du Nil aux eaux jaunâtres, aux rives bordées de dattiers et de sycomores, entoure de sa majestueuse et poétique ceinture. Au bord du fleuve, Boulaq dresse vers le ciel ses coupoles et ses minarets ; l'île de Rodah, brillante de fleurs et de verdure, et les riantes campagnes de Gizèh se prolongent jusqu'au désert lybique, tout rose au lever du jour, mais d'un rose tendre et diaphane, avec des demi-teintes bleuâtres. Un immense aqueduc, situé au vieux Caire, presque en face des Pyramides, traverse une série de collines de sable, de coupoles à demi renversées, de moulins à vent et de ruines de toutes sortes. Cette partie du tableau offre un aspect de nudité et de sécheresse, qui serait désespérant si le jeu de la lumière et des ombres ne lui donnait une intensité de vie extraordinaire.
Mais, ce qui saisit l'œil par dessus tout, c'est la ville même du Caire étagée avec grâce sur le premier plan : la sombre et colossale mosquée du Sultan Hassan se détache d'abord sur le fond multicolore des maisons, des palais et des mosquées ; au delà, c'est une forêt, un fouillis indescriptible de constructions dont les colorations ardentes éblouissent le regard. Un murmure incessant s'élève des rues et des places du Caire. Le soir, au soleil couchant, les couleurs sont plus vives encore. Un immense rideau rouge sang fait ressortir la masse noirâtre des Pyramides de Gizèh; la cime des palmiers et des sycomores paraît dorée ; le désert lointain passe par toutes les gammes du gris, du bleu, du violet et de l'opale ; sur le Nil, les voiles blanches des dahabiehs ressemblent aux ailes de grands cygnes déployant leur plumage au-dessus du fleuve ; le bruit de la ville est devenu si intense qu'il imite presque le roulement d'un tonnerre lointain. C'est ainsi qu'il faut contempler le Caire, le matin et le soir, si on veut l'admirer sans réserve et s'imprégner profondément de la poésie de cette ville exceptionnelle, que l'histoire, l'art, et la nature ont tout fait pour embellir."
extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français
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