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jeudi 12 novembre 2020

Le Nil "est entre les fleuves ce que l'aigle est entre les oiseaux" (Antoine Morison, citant Diodore de Sicile)

photo de Gabriel Lékégian circa 1885

"Quelques auteurs appuyés du sentiment de saint Isidore voulant relever l'excellence du Nil par la noblesse de son origine, lui ont fait prendre sa source dans le Paradis terrestre, et ont cru que ce fleuve est le Geon ou Gyon, qui selon le témoignage de l'écriture, arrose toute l'Éthiopie. Quoique cette opinion ne soit pas sans fondement, étant certain que le Nil a sa source en Éthiopie, j'aime mieux tirer l'éloge de ce fleuve admirable de quelques autres avantages plus certains. Il est appelé le père des fleuves, parce qu'après un cours de sept à huit cent lieues, il se partage au dessous du Caire en plusieurs branches qui viennent envelopper et arroser la basse Égypte, avant que de mêler ses eaux avec celles de la Méditerranée.
Les Anciens autorisés du témoignage de Virgile, voulaient que ce fleuve se déchargeât dans la mer par sept embouchures. Ptolémée lui en a donné jusqu'à neuf, mais aujourd'hui à peine en trouve-t-on cinq, dont les deux principales sont celles de Rosette et de Damiette, que j'ai vues, soit que les autres branches soient rentrées dans les canaux voisins, soit qu'elles soient trop peu de choses pour être remarquées. On nomme communément aussi ce fleuve le Conservateur de l'Égypte, tant parce qu'en effet son débordement tempère l'air, qu'il ne serait pas sans cela possible de respirer, l’Égypte étant voisine de la zone torride, que parce qu'inondant les campagnes, il rend fécondes des terres, qui sans ce merveilleux secours seraient ingrates et stériles. Enfin Homère donne au Nil le nom de "Krisoros" qui signifie fleuve d'or, parce que ses rivages, particulièrement en Éthiopie, sont enrichis de mines d'or et d'argent. (...)
... après que le Nil a (...) longtemps serpenté dans le vaste royaume d'Éthiopie, il fait son entrée en Égypte avec un grand fracas, car y tombant de fort haut, il fait les secondes cataractes, mais quelque étourdissant que soit ce bruit, il est agréable aux Égyptiens, chez qui il porte l'abondance de toute forte de biens et de richesses.
Ce fleuve qui a la même largeur que le Rhône, peut en avoir aussi la rapidité, ce qui a fait dire à Diodore qu'il est entre les fleuves ce que l'aigle est entre les oiseaux, pour marquer non seulement sa noblesse et son excellence, mais encore la vitesse de son cours. Outre les villes et les villages qui sont l'ornement de ses rivages, les arbres de toutes espèces, et les cannes de sucre en augmentent encore la beauté. (...)
Quand le Nil est débordé, les campagnes sont inondées, et toute l'Égypte est devenue une mer qui enveloppe les villes, les villages et les arbres. Omnia pontus erat. Alors le premier étage des maisons qui ne sont pas bâties sur des éminences, est inutile, et l'on ne peut aller d'un lieu à un autre que par bateau, ce qui fournit un spectacle tout à fait charmant. Depuis septembre jusqu'en octobre le Nil décroit, l'eau pénètre, abreuve et engraisse la terre, et y laisse (surtout dans la basse Égypte) un limon si gras qu'on est contraint de le mêler de sable, pour faciliter la production par ce mélange nécessaire après le décroissement du fleuve. Les eaux étant donc retirées on laboure la terre encore molle avec une charrue sans roues. Comme cette charrue ne fait (pour ainsi dire) qu'effleurer la surface de la terre, un seul homme suffit pour tenir le soc et chasser le cheval ou le boeuf qui ne fait aucun effort, et obéit sans résistance, pour peu qu'il soit stylé et accoutumé à ce travail peu pénible. La terre étant ainsi disposée, le laboureur sème son froment qui en deux mois de temps ou environ pourrit, germe, fleurit, mûrit et se coupe. 
Les anciens Égyptiens qui étaient laborieux, faisaient sur un même fond deux récoltes de blé dont l'abondance était si prodigieuse en Égypte qu'elle en fournissait les Romains, qui pour cela l'appelaient le grenier de l'empire ; à présent les Turcs qui habitent l'Égypte sont si fainéants qu'ils se contentent d'une seule moisson de froment, qui non seulement suffit pour nourrir toute l'Égypte, mais qui en fait encore un riche commerce du surplus avec les pays voisins. Après la moisson du froment on sème l’orge dans le même fond, ensuite le riz, par après les melons, les concombres, les choux, les oignons et autres légumes, en sorte que les terres ne reposent jamais, que lorsque les chaleurs excessives viennent étouffer en elles le principe de la génération en les desséchant. À l'égard des pâturages, ils sont si gras en Égypte, que les brebis portent deux fois l’an, et font plusieurs agneaux d'une seule portée. On attribue cette fécondité des animaux aux eaux du Nil, et certains auteurs leur ont aussi rapporté l'extraordinaire multiplication du peuple hébreu dans le temps de sa servitude en Égypte.
Quoiqu'il soit aisé de connaître de combien de richesses l’Égypte est redevable au Nil qui est la source de tous ses biens, il n'est pas également facile de comprendre de quelle manière il fait couler sur elle ses trésors avec ses eaux, par ce débordement merveilleux dont le secret n'est guère moins difficile à développer que celui du flux de la mer. Plusieurs auteurs en ont parlé avec esprit, mais nul n'en a encore découvert le mystère. Les anciens Égyptiens abimés dans les ténèbres de la gentilité, l'attribuaient à leur dieu Serapis et lui offraient dans son temple des sacrifices en actions de grâces pour un si grand bienfait, mais consultons ceux qui ont fait agir les lumières de la raison pour connaître de quels moyens la divine providence le sert pour dédommager l'Égypte du manquement de pluies par cette surprenante inondation qui lui est si utile. (...)
Ce qu'on peut (...) avancer de plus probable sur ce sujet qui sera toujours obscur, est que comme il est très certain qu'il pleut en Éthiopie depuis le mois d'avril jusqu'au mois de septembre, à commencer dès les sept heures du matin jusqu'au soleil couché sans discontinuation, cette abondance incroyable des eaux qui s'assemblent au pied des montagnes, venant ensuite à dégorger et à passer de ces réservoirs dans le Nil, dont la source est voisine, et à se joindre à plusieurs rivières qui en sont grossies et qui se jettent dans ce fleuve, lui font ainsi franchir ses rivages, et lui causent ce débordement qui fatigue l'esprit des étrangers, tandis que les Égyptiens qui se soucient peu d'en connaître la cause, sont ravis d'en ressentir les avantageux effets."


Extrait de Relation historique d’un voyage nouvellement fait au mont de Sinaï et à Jérusalem (1704), par Antoine Morison (16...- 17...), p
rêtre au diocèse de Toul (Meurthe-et-Moselle), puis chanoine de l'Église St. Pierre de Bar-le-Duc, chevalier du Saint-Sépulcre. 
Pour la commodité de la lecture, l'orthographe a été rétablie dans sa forme contemporaine.