mardi 31 mai 2022

"Louqsor, ce séjour charmant où la nature sourit aux ruines et aux tombes mêmes !" (Théophile Roller, XIXe s.)

 La montagne thébaine, par David Roberts (1796-1864)

"Un éblouissement continu ! La splendeur dans la grâce et dans la majesté. Des colonnades gigantesques les plus importantes du monde, émergeant des oasis, au bord du fleuve qui coule large et calme. Ce fut un coin de Thèbes.
Louqsor et Karnac ne sont qu'une série de hameaux poudreux cachés avec leurs ruines croulantes, sous la feuillée des palmiers. L'un des hôtels construits à l'usage des fils des barbares, dans la cité des Pharaons, étale ses terrasses fleuries au-dessus des berges du Nil. Là, pendant la nuit, sous les clartés d'astres étincelants, notre pensée essaye de ressusciter un passé que la nature la plus radieuse ne parvient pas à effacer ; là, pendant le jour, nous contemplons la partie basse de la ville antique, dont les ruines s'étendent sur l'autre rive, au pied de montagnes roses. Voici les temples des Thoutmès, des Ramsès, des Séti ; les colosses de Memnon, restes silencieux désormais dans la désolation de nécropoles brûlées du soleil ; enfin, dans une gorge de ces monts, dans un chaos de roches calcinées, sans un buisson, sans un brin d'herbe, les sépultures des rois, ces hypogées immenses, couverts jusque dans leurs profondeurs les plus insondables, de peintures symboliques, de sculptures mystérieuses !
Les tombeaux des Pharaons, à Thèbes, sont un exemple de plus de la vanité des efforts humains pour échapper à la destruction matérielle. Les plus illustres avaient déjà été violés, du temps des Ptolémées, malgré le soin avec lequel on les avait cachés dans les flancs de cette gorge sauvage. Dès cette époque, il avait fallu soustraire les momies des plus grands rois de sépultures qu'ils avaient préparées avec tant de soins, pour les sauver de profanations et de rapines.
On les avait donc transportées dans le Ramesséion, assez loin de la place choisie pour eux, et on les avait entassées au fond de puits vulgaires, comme eussent pu l'être de vils esclaves dans des puticoli. Vaine précaution ! On comptait sans la cupidité des rustres fouilleurs de tombes, en quête de quelques scarabées, de colliers, de statuettes, de momies mêmes qu'ils pussent dépecer et vendre par lambeaux à la curiosité des touristes. À qui une main, à qui un pied, à qui une tête, sans parler des beaux couvercles de cercueils, brisés en parcelles, sans souci de leurs symboliques peintures, ni du portrait du mort ! Ils avaient ainsi débité une à une les dépouilles de bien des reines ; cherchant toujours, ils atteignaient celles des rois, quand notre illustre compatriote, M. Maspero, devina leur découverte, prévue du reste déjà par Mariette. C'est ainsi qu'on sauva d'une destruction totale les cercueils des Séti, des Ramsès, des Thoutmès et de bien d'autres. Leurs momies grimaçantes sont maintenant exposées sous verre, aux regards indiscrets d'un public cosmopolite. On peut les voir au Caire, dans le musée de Boulaq. Je serais scandalisé de cette profanation de la mort, si cette ridicule phase de leur destinée n'avait été le seul moyen peut-être de sauver leurs dépouilles d'une destruction qu'ils craignaient par-dessus tout autre malheur.
Après tout, faut-il bien les plaindre ? Vaut-il la peine de s'apitoyer sur un Sésostris qui se faisait sculpter broyant sous les roues de son char les peuples qu'il avait vaincus, assommant ou égorgeant les prisonniers de sa main royale ? Méritait-il bien un autre traitement, ce fils vaniteux qui, sur les monuments, laissait ses flatteurs effacer le nom de son glorieux père Séti, pour lui substituer le sien ? La fausse gloire des conquérants sans cour mérite-t-elle bien une autre récompense que l'outrage d'une célébrité comme celle dont jouissent ces momies, dans un musée ouvert aux badauds autant et plus qu'aux historiens ? Les débonnaires qui semblent n'avoir eu pour dernier héritage qu'une motte de terre, sous laquelle leur dépouille s'est décomposée dans la paix de l'oubli, n'ont-ils pas même en ce monde un plus enviable destin !
Mais que nous voilà déjà loin de Louqsor, de ce séjour charmant où la nature sourit aux ruines et aux tombes mêmes ! C'est pourtant bien là que les poètes peuvent venir rêver à l'aise, et les malades respirer un air sec et sain.
Quelle intéressante station sanitaire va devenir bientôt cette Thèbes illustre qui, grâce aux inventions modernes, n'est plus qu'à huit ou dix jours de Paris ! Et ce Nil qui du Caire peut porter jusqu'ici, quel précieux repos il va offrir aux cerveaux fatigués, aux anémiques qui ont besoin de vivre en plein air, sans fatigues et sans soucis ! Le climat y est plus doux qu'en aucun pays de moi connu. De l'aube jusqu'à minuit, nous avons vécu avec délices, sur le pont du bateau, aspirant les tièdes haleines du désert voisin, en plein janvier ! En dépit de quelques heures douteuses, il semblerait que, dans ce paradis, on ne doit plus être exposé à mourir.
Et pourtant ils y sont morts, les Pharaons, les prêtres, les grands, comme les fellahs ! Vanité des vanités !"

extrait de Le Tour d'Orient, impressions de voyage en Égypte, Terre Sainte, Syrie et à Constantinople (1891), par
Théophile Roller (1830-1895), pasteur de l'Église réformée, archéologue, bachelier en théologie 

samedi 21 mai 2022

La décoration des édifices dans l'Égypte ancienne, par René Ménard (XIXe s.)

île de Philae - photo MC

"Chez tous les peuples primitifs, la décoration a été subordonnée à la construction et les arts de peinture et sculpture n'ont jamais tenté de s'affranchir des lois impérieuses de l'architecture, dont ils n'étaient en quelque sorte que les annexes. Ainsi on ne trouverait pas dans toute l'Égypte une salle ayant un plafond susceptible de recevoir une décoration analogue à celles que nous faisons aujourd'hui, parce que la construction s'y opposait. Le plafond, n'étant que le dessous des dalles qui s'étendent d'un mur à une colonne ou qui relient les colonnes entre elles, était nécessairement divisé en compartiments de dimension restreinte. C'est à cela que Diodore de Sicile fait allusion, lorsqu'il dit, à propos du monument qu'il appelle le tombeau d'Osymandias :"Tout le plafond était d'une seule pierre et parsemé d'étoiles sur un fond bleu."
Il y avait aussi en Égypte des plafonds décorés de bas-reliefs dont le sujet se rattachait habituellement à la voûte céleste. Tel était par exemple le fameux Zodiaque de Denderah qui formait un plafond dans une très petite pièce du temple. L'usage de représenter le ciel sur un plafond était absolument conforme aux idées des Égyptiens, mais on a également employé pour ce genre de décoration soit des hiéroglyphes, soit des ornements dont la forme est le plus souvent empruntée au règne végétal, et dont la couleur, toujours posée en à-plat, était généralement d'une teinte assez vive.
Dans l'architecture égyptienne, tout est peint, les statues comme les bas-reliefs, les colonnes comme les murailles, l'intérieur comme l'extérieur.
Outre les colosses, les scènes militaires et religieuses, les inscriptions en hiéroglyphes, l'ornementation proprement dite tient une très grande place dans le style égyptien. Dans son ensemble, elle est généralement tirée de la flore du pays et se relie pleinement avec la logique architecturale des monuments qu'elle a pour mission de décorer. C'est ainsi que nous retrouvons dans la disposition des végétaux érigés en supports, dans la colonne, un groupement de tiges, ou un épanouissement de feuillage en chapiteau répondant parfaitement aux
nécessités de ce rôle de support. Mais dans l'ornementation des parties accessoires, qui n'accusent pas autant la construction, la fantaisie se donne plus libre cours, et les formes géométriques se mêlent assez volontiers à la flore et à la faune. Ici nous trouvons un ornement dont la disposition semble empruntée aux écailles de poisson ; là, des bandes colorées sur lesquelles courent des enroulements ; plus loin un semis de fleurs sur des petits cercles régulièrement tracés, etc. Le principe des alternances, dont les Grecs devaient tirer plus tard un si heureux parti, est déjà très nettement accusé en Égypte : fleurs de lotus dressées sur leurs tiges alternant avec les mêmes fleurs renversées, feuillage aux pointes aiguës alternant avec des grappes de fruits arrondis, lignes courbes alternant avec des lignes anguleuses, etc.
Mais ce qui est particulièrement remarquable dans la flore, c'est qu'elle est toujours traitée conventionnellement sans jamais viser à l'illusion de la réalité ; elle se fait ornement et n'emprunte à la forme végétale que ce qui est nécessaire pour en indiquer l'espèce. Le dessin des Égyptiens ressemble à leur écriture hiéroglyphique ; il ne fait jamais le portrait d'une plante ou d'un animal, il se contente d'en exprimer le type."

extrait de La décoration en Égypte, 1884, par René Ménard (1827-1887), peintre, rédacteur en chef de la Gazette des Beaux-Arts, professeur d'histoire à l'École nationale des arts décoratifs.

vendredi 20 mai 2022

"La navigation sur le Nil est pleine de charme" (Jean-Baptiste Eyriès et Alfred Jacobs - XIXe s.)

cange sur le Nil, d'après Prisse d'Avennes (British Museum)

"Pour remonter du Caire aux cataractes, je louai une cange, petit bâtiment que son équipage, composé d'un douzaine de matelots, conduisait, selon les circonstances, à la voile ou à l'aviron. Deux cabines servaient à nous loger moi et mon domestique ; quant aux bateliers, ils dormaient sur le pont. 
Au-dessus du Caire, le Nil n'est plus sillonné de barques et de navires comme dans le Delta ; c'est seulement à l'approche de Minieh, de Girgeh, que les canges se croisent encore et que les voyageurs trouvent à échanger un salut et des vœux de bon voyage.
Plus d'une fois nous nous trouvâmes seuls sur ce fleuve large comme un océan ; lorsque le vent soufflait les matelots dépliaient les énormes voiles triangulaires qui se tendent sur les mâts ; dans les heures de calme, ils maniaient leurs avirons ou poussaient sur le fond à l'aide de grandes perches, ou encore, mettant pied à terre, ils nous halaient du rivage. 
Notre navigation fut interrompue à deux reprises par le simoun ou khasmin, vent du sud, qui soulève sur les eaux et dans le désert de terribles tempêtes. À terre, les sables s'agitent ; les rides qui froncent leur surface se déroulent avec un léger frôlement ; puis la plaine devient houleuse, de grosses vagues roulent en mugissant et inondent le voyageur d'une pluie de sable brûlant ; une sorte de poussière impalpable obscurcit le soleil comme un brouillard sanguin ; il faut alors s'envelopper la tête, et marcher le dos au vent ; si la tempête ne s'apaise pas, si le vent apporte plus épais les tourbillons de sable, il faut se hâter de gagner un abri, car le khasmin peut être meurtrier dans le désert. Sur le Nil, il soulève les flots et les entrechoque comme ceux de la mer, il couvre le pont des navires de cette poussière pénétrante qui brûle les yeux et dessèche les narines et les lèvres ; la navigation devient impossible, il faut avoir soin d'amarrer bien solidement la barque au rivage, et attendre que la tourmente soit passée.
À part ces moments où la nature est en convulsion, la navigation du Nil est pleine de charme. On ne se lasse pas d'admirer les rives du fleuve inondées de soleil, couvertes de palmiers ou semées de plantes odorantes ; la brise fait onduler des champs immenses de trèfle, de blé, d'orge ; un délicieux parfum s'échappe des arbrisseaux en fleurs ; et çà et là quelques hommes accroupis sous une tente de poil de chameau, tandis que leurs troupeaux paissent autour d'eux les luzernes, quelques oiseaux, que le bruit des avirons fait lever au milieu des roseaux de la berge, animent le paysage. Tel est le Nil jusqu'au mois de mai et dans la première moitié de juin. Passé ce temps, les pluies qui, depuis mars, n'ont cessé de tomber au-dessous du 17e parallèle, et de gonfler les deux bras du fleuve, grossissent graduellement ses eaux et changent l'aspect de ses rives. C'est à l'équinoxe d'automne que le Nil acquiert sa plus grande élévation ; il reste permanent quelques jours, puis diminue avec lenteur, déposant sur ses rives ce limon qui féconde toute la vallée. Une bonne inondation doit atteindre et ne pas dépasser trente pieds ; au-dessus de cette hauteur, les eaux dévastent la campagne, surtout dans la Basse-Égypte, et au-dessous elles laissent une partie du pays stérile. Des canaux d'irrigation dérivés de différents points du fleuve rendent susceptibles de culture des terrains que le débordement n'atteint pas. Les anciens rois d'Égypte firent creuser des réservoirs pour recevoir l'excédent des eaux et prévenir les ravages des trop grandes inondations. Tel fut le but du canal de Joseph et de ce fameux lac Mœris, dont l'emplacement longtemps douteux a été retrouvé avec certitude par ce même ingénieur français, M. de Linant, qui a consacré de si longues études au canal du Nil à Suez. La découverte d'immenses digues, de construction antique, témoigne que l'œuvre gigantesque du roi Mœris avait pour emplacement la petite ville de Fayoum, située dans la Moyenne-Égypte, sur la rive gauche du Nil, à une dizaine de lieues au sud de Gizeh.
Pendant les trois mois que dure l'inondation, les habitants, retirés dans leurs habitations construites sur des monticules, communiquent entre eux au moyen de barques ; l'Égypte tout entière est un immense lac aux eaux tour à tour vertes et rougeâtres, et entrecoupées d'innombrables îlots. Le fleuve emplit toute la vallée égyptienne dans une largeur de quinze à vingt kilomètres. Dans le moment où je le remontai, il n'occupait que la vingtième partie de cet espace.
Déjà une grande activité régnait sur ses rives, les habitants s'occupaient à terminer les travaux de la moisson, et à rentrer leurs récoltes dans leurs magasins élevés ; beaucoup présageaient, d'après les vents du nord qui, cette année, soufflaient plus tôt que de coutume, que l'inondation serait bonne. Nos bateliers se félicitaient aussi de cette brise favorable qui gonflait notre grande voile, et leur évitait une partie de leurs pénibles labeurs."


extrait de Voyage en Asie et en Afrique, 1859, par Jean-Baptiste 
Eyriès (géographe français, 1767-1846, auteur du texte) et Alfred Jacobs (archiviste-paléographe, docteur ès lettres, 1827-1870).

mardi 17 mai 2022

"La colonne égyptienne, à la différence de la grecque, a moins pensé à l'homme qu'au végétal" (J. Cotereau)

photo MC

Le naturisme égyptien

"Cette architecture de terre et de roseau qui fut celle de l'habitation égyptienne donna à l'architecture de pierre, à celle des temples et des tombeaux, la vie qui aurait pu lui manquer. Grande leçon que nous trouvons dès notre premier contact avec l'art le plus ancien. Le monument pharaonique est en effet l'héritier direct du dolmen préhistorique ; le linteau sur colonnes qui constitue la salle hypostyle rappelle étrangement la dalle posée sur deux pierres debout. C'est au fond le même parti. Le perfectionnement du mégalithe primitif est une modification dans le sens de la vie, pas du tout une idéalisation géométrique. Et il serait vain de s'appuyer sur l'art égyptien pour préconiser une émancipation totale de l'architecture par rapport à la nature.
Nous avons vu que le couronnement des murs d'argile sous terrasses de terre avait inspiré la corniche. C'est là un premier exemple du naturisme égyptien.
Dans le même esprit, le profit du serpent dressé, renflant son ventre et portant sa tête en avant, a inspiré la moulure en talon. Il est à remarquer que la modénature égyptienne, très sobre, pour ne pas dire très pauvre, se réduit à ce talon et à la corniche décrite ci-dessus, tous deux motifs empruntés à la nature locale. Elle s'y réduit et elle s'en contente fort bien.
L'imitation de la Nature est encore plus frappante dans la colonne. Le premier de tous, le peuple égyptien a senti que, du fait qu'elle supportait quelque chose, la colonne devait donner une impression d'activité, de vie. Il est dans la nature du linteau ou de la voûte de crouler. La colonne les en empêche ; elle est si bien une concrétisation de force vive qu'elle représente en Égypte l'effort de milliers d'esclaves. Cette idée du rôle actif de la colonne, nous le retrouverons dans toutes les architectures logiques...
La colonne égyptienne, à la différence de la grecque, a moins pensé à l'homme qu'au végétal. Son chapiteau est un lotus et il est curieux de remarquer que, à travers les siècles de son histoire, cette énorme fleur de pierre s'est peu à peu épanouie. Les premiers monuments, en effet, la montrent à l'état de bouton : les derniers tout à fait ouverte. Une pareille éclosion, étrangement analogue à une éclosion naturelle, se retrouve dans d'autres cas, par exemple dans l'art gothique. Et ce n'est peut-être pas sacrifier au mysticisme que d'entrevoir dans le domaine qui nous occupe l'existence de lois inconnues, sœurs des lois biologiques.
Le fût de la colonne, lui aussi, rappelle ici une tige, là un faisceau de tiges. L'analogie est si intentionnelle que la base s'étrangle, contrairement à toutes les lois de la statique, mais conformément à ce qui se passe dans le monde végétal, où le collet, plus ou moins rétréci, sépare la tige de la racine. On trouve même les folioles, exactement au même point, sur la colonne et sur la plante.
(...)
Quoiqu'il en soit, il apparaît que l'art le plus évocateur de mort a fait appel malgré tout à des analogies vivantes. Qu'aurait-il été s'il s'était contenté de volumes géométriques ? À quels degrés aurait-il poussé la concrétisation du néant ? N'est-ce donc pas un conseil de trente siècles que, malgré toutes les théories adverses, nous ne devons pas dans nos formes architecturales, fussent-elles réalisées en béton, oublier de façon totale la Nature ni la vie ? Notre art moderne avec sa peinture entre autres manifestations ne tend déjà que trop au mortuaire. Il n'y a déjà que trop de composantes inertes dans les lignes de la décoration et de l'ameublement.
Comment s'inspirer de la Nature ? C'est à MM. les Architectes, à MM. les Décorateurs de chercher des procédés et des modèles. Les Égyptiens pourront cependant leur donner deux conseils. Ces conseils, on peut les suivre d'une façon plus ou moins stricte ; ils sont en gros excellents.
Le premier est de s'inspirer de la Nature ambiante. Malgré sa richesse décorative la feuille d'acanthe est une hérésie sous un ciel du Nord. Le rinceau du chêne gothique le serait sous un ciel d'Égypte. Il plaît au contraire qu'au fond d'un jardin méditerranéen, les colonnes galbées d'un péristyle rappellent les palmiers qui la précèdent dans la perspective, transition fort bien venue entre la Nature pure et l'architecture abstraite.
Le deuxième est qu'il ne faut pas craindre de styliser. Les Égyptiens ne sont pas tombés dans l'erreur qu'ont faite les gothiques flamboyants de traiter la pierre comme du bois pour lui faire rendre des dentelures et des ciselures. Leur imitation de la Nature, c'est un étranglement à la base de la colonne, c'est une corniche au haut d'un pylône, c'est tout au plus la fleur de lotus schématisée donnant sa forme à un chapiteau. Non un plagiat, ni un moulage, rien qu'un souvenir, un rappel, discret mais fort bien choisi. En tout cas ce n'est pas l'oubli dans l'abstraction mathématique, dans l'ignorance de la Nature, dans le pédantisme exclusif du technicien."


extrait de "Vers une architecture méditerranéenne", par J. Cotereau, ancien élève de l'École Polytechnique, lauréat de l'Académie des Beaux-Arts, in Les Chantiers nord-africains, Alger, 1930-01

dimanche 1 mai 2022

"Chacun sait qu'il n'a pas de secret, et pourtant sa vue donne de l'inquiétude, attire et repousse" (Camille Lagier, à propos du Sphinx)

le Sphinx, encore ensablé, photographié vers 1880, par Henri Béchard

"Nos chameaux s'arrêtent d'eux-mêmes en passant devant le Sphinx. Ils en ont l'habitude depuis le temps qu'ils amènent ici les visiteurs. Nous faisons le tour du monstre à tête humaine et à corps de lion. Il est au bord extrême de l'éperon qui constitue la plate-forme des pyramides. Et je songe à "ce jeûneur de son siècle", à ce cheickh Mohammed qui, "pour se rendre agréable à Dieu", fit subir à la statue d'irréparables mutilations.
De profil, le Sphinx garde toutefois un air de calme et de grandeur qui saisissent. On oublie son corps effrité, son nez et barbe abattus, sa coiffure brisée, son cou aminci par l'usure du temps, trop grêle, semble-t-il, pour soutenir le poids de la tête ; on oublie sa détresse générale, pour ne voir que les lignes arrondies de son visage, son sourire énigmatique, son front armé de l'urœus, son œil terne et intérieur, grand ouvert sur le Nil et le soleil levant. Il reste beau et majestueux. Le désir d'être le premier à boire la lueur matinale le soulève en quelque sorte et le fait regarder par-dessus la vallée. Il est tout rose sous le feu du jour et sous les traces de la teinte rouge qui avivait jadis ses traits. Chacun sait qu'il n'a pas de secret, et pourtant sa vue donne de l'inquiétude, attire et repousse, tourmente nos pensées. En le quittant, on se retourne pour le voir encore, pour le voir toujours. Les Arabes l'appellent "le père de l'épouvante (Abou'l-hôl)".
Le Sphinx est taillé en plein roc. Il est accroupi. De l'extrémité de ses pattes de devant à la queue, on compte cinquante sept mètres. Il a vingt mètres de haut. Le reste est à l'avenant. Quel est son âge ? Une stèle trouvée dans la petite pyramide d'une fille de Chéops prouve que ce dernier fit restaurer le Sphinx. Le Sphinx serait donc antérieur à tous les monuments de Gizeh. L'art d'où il procède, si complet, si maître de lui-même, si sûr de ses effets, jusqu'où fait-il remonter la civilisation ? On ne peut le dire.
Quelle est la place du Sphinx dans le panthéon égyptien ? Il est, dit-on, l'image du soleil dans les deux horizons, le céleste et le terrestre. Mieux que cela, comme origine, comme étape dans l'art, comme représentation, il est mystère. C'est le Sphinx.
Dans la terre d'Égypte où l'énigme plane sur toute chose, sur le fleuve, aux lignes majestueuses et aux flots toujours sombres, sur le désert qui couvre les nécropoles, sur les antiques générations disparues ; dans cette Égypte, triste d'autre part à force d'être lumineuse, l'admiration est d'une nature singulière. Elle se complique d'un vague malaise et de séduction mélancolique, d'un charme qui s'impose à l'imagination et l'écrase. On la subit, cette admiration, elle nous violente, et pourtant on l'aime. Devant le Sphinx, elle prend toute son acuité douloureuse et captivante."

extrait de L’Égypte monumentale et pittoresque, 1922, par Camille Lagier (1855-1936), ancien professeur au Caire