"Un éblouissement continu ! La splendeur dans la grâce et dans la majesté. Des colonnades gigantesques les plus importantes du monde, émergeant des oasis, au bord du fleuve qui coule large et calme. Ce fut un coin de Thèbes.
Louqsor et Karnac ne sont qu'une série de hameaux poudreux cachés avec leurs ruines croulantes, sous la feuillée des palmiers. L'un des hôtels construits à l'usage des fils des barbares, dans la cité des Pharaons, étale ses terrasses fleuries au-dessus des berges du Nil. Là, pendant la nuit, sous les clartés d'astres étincelants, notre pensée essaye de ressusciter un passé que la nature la plus radieuse ne parvient pas à effacer ; là, pendant le jour, nous contemplons la partie basse de la ville antique, dont les ruines s'étendent sur l'autre rive, au pied de montagnes roses. Voici les temples des Thoutmès, des Ramsès, des Séti ; les colosses de Memnon, restes silencieux désormais dans la désolation de nécropoles brûlées du soleil ; enfin, dans une gorge de ces monts, dans un chaos de roches calcinées, sans un buisson, sans un brin d'herbe, les sépultures des rois, ces hypogées immenses, couverts jusque dans leurs profondeurs les plus insondables, de peintures symboliques, de sculptures mystérieuses !
Les tombeaux des Pharaons, à Thèbes, sont un exemple de plus de la vanité des efforts humains pour échapper à la destruction matérielle. Les plus illustres avaient déjà été violés, du temps des Ptolémées, malgré le soin avec lequel on les avait cachés dans les flancs de cette gorge sauvage. Dès cette époque, il avait fallu soustraire les momies des plus grands rois de sépultures qu'ils avaient préparées avec tant de soins, pour les sauver de profanations et de rapines.On les avait donc transportées dans le Ramesséion, assez loin de la place choisie pour eux, et on les avait entassées au fond de puits vulgaires, comme eussent pu l'être de vils esclaves dans des puticoli. Vaine précaution ! On comptait sans la cupidité des rustres fouilleurs de tombes, en quête de quelques scarabées, de colliers, de statuettes, de momies mêmes qu'ils pussent dépecer et vendre par lambeaux à la curiosité des touristes. À qui une main, à qui un pied, à qui une tête, sans parler des beaux couvercles de cercueils, brisés en parcelles, sans souci de leurs symboliques peintures, ni du portrait du mort ! Ils avaient ainsi débité une à une les dépouilles de bien des reines ; cherchant toujours, ils atteignaient celles des rois, quand notre illustre compatriote, M. Maspero, devina leur découverte, prévue du reste déjà par Mariette. C'est ainsi qu'on sauva d'une destruction totale les cercueils des Séti, des Ramsès, des Thoutmès et de bien d'autres. Leurs momies grimaçantes sont maintenant exposées sous verre, aux regards indiscrets d'un public cosmopolite. On peut les voir au Caire, dans le musée de Boulaq. Je serais scandalisé de cette profanation de la mort, si cette ridicule phase de leur destinée n'avait été le seul moyen peut-être de sauver leurs dépouilles d'une destruction qu'ils craignaient par-dessus tout autre malheur.
Après tout, faut-il bien les plaindre ? Vaut-il la peine de s'apitoyer sur un Sésostris qui se faisait sculpter broyant sous les roues de son char les peuples qu'il avait vaincus, assommant ou égorgeant les prisonniers de sa main royale ? Méritait-il bien un autre traitement, ce fils vaniteux qui, sur les monuments, laissait ses flatteurs effacer le nom de son glorieux père Séti, pour lui substituer le sien ? La fausse gloire des conquérants sans cour mérite-t-elle bien une autre récompense que l'outrage d'une célébrité comme celle dont jouissent ces momies, dans un musée ouvert aux badauds autant et plus qu'aux historiens ? Les débonnaires qui semblent n'avoir eu pour dernier héritage qu'une motte de terre, sous laquelle leur dépouille s'est décomposée dans la paix de l'oubli, n'ont-ils pas même en ce monde un plus enviable destin !
Mais que nous voilà déjà loin de Louqsor, de ce séjour charmant où la nature sourit aux ruines et aux tombes mêmes ! C'est pourtant bien là que les poètes peuvent venir rêver à l'aise, et les malades respirer un air sec et sain.
Quelle intéressante station sanitaire va devenir bientôt cette Thèbes illustre qui, grâce aux inventions modernes, n'est plus qu'à huit ou dix jours de Paris ! Et ce Nil qui du Caire peut porter jusqu'ici, quel précieux repos il va offrir aux cerveaux fatigués, aux anémiques qui ont besoin de vivre en plein air, sans fatigues et sans soucis ! Le climat y est plus doux qu'en aucun pays de moi connu. De l'aube jusqu'à minuit, nous avons vécu avec délices, sur le pont du bateau, aspirant les tièdes haleines du désert voisin, en plein janvier ! En dépit de quelques heures douteuses, il semblerait que, dans ce paradis, on ne doit plus être exposé à mourir.
Et pourtant ils y sont morts, les Pharaons, les prêtres, les grands, comme les fellahs ! Vanité des vanités !"
Théophile Roller (1830-1895), pasteur de l'Église réformée, archéologue, bachelier en théologie
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