vendredi 20 mai 2022

"La navigation sur le Nil est pleine de charme" (Jean-Baptiste Eyriès et Alfred Jacobs - XIXe s.)

cange sur le Nil, d'après Prisse d'Avennes (British Museum)

"Pour remonter du Caire aux cataractes, je louai une cange, petit bâtiment que son équipage, composé d'un douzaine de matelots, conduisait, selon les circonstances, à la voile ou à l'aviron. Deux cabines servaient à nous loger moi et mon domestique ; quant aux bateliers, ils dormaient sur le pont. 
Au-dessus du Caire, le Nil n'est plus sillonné de barques et de navires comme dans le Delta ; c'est seulement à l'approche de Minieh, de Girgeh, que les canges se croisent encore et que les voyageurs trouvent à échanger un salut et des vœux de bon voyage.
Plus d'une fois nous nous trouvâmes seuls sur ce fleuve large comme un océan ; lorsque le vent soufflait les matelots dépliaient les énormes voiles triangulaires qui se tendent sur les mâts ; dans les heures de calme, ils maniaient leurs avirons ou poussaient sur le fond à l'aide de grandes perches, ou encore, mettant pied à terre, ils nous halaient du rivage. 
Notre navigation fut interrompue à deux reprises par le simoun ou khasmin, vent du sud, qui soulève sur les eaux et dans le désert de terribles tempêtes. À terre, les sables s'agitent ; les rides qui froncent leur surface se déroulent avec un léger frôlement ; puis la plaine devient houleuse, de grosses vagues roulent en mugissant et inondent le voyageur d'une pluie de sable brûlant ; une sorte de poussière impalpable obscurcit le soleil comme un brouillard sanguin ; il faut alors s'envelopper la tête, et marcher le dos au vent ; si la tempête ne s'apaise pas, si le vent apporte plus épais les tourbillons de sable, il faut se hâter de gagner un abri, car le khasmin peut être meurtrier dans le désert. Sur le Nil, il soulève les flots et les entrechoque comme ceux de la mer, il couvre le pont des navires de cette poussière pénétrante qui brûle les yeux et dessèche les narines et les lèvres ; la navigation devient impossible, il faut avoir soin d'amarrer bien solidement la barque au rivage, et attendre que la tourmente soit passée.
À part ces moments où la nature est en convulsion, la navigation du Nil est pleine de charme. On ne se lasse pas d'admirer les rives du fleuve inondées de soleil, couvertes de palmiers ou semées de plantes odorantes ; la brise fait onduler des champs immenses de trèfle, de blé, d'orge ; un délicieux parfum s'échappe des arbrisseaux en fleurs ; et çà et là quelques hommes accroupis sous une tente de poil de chameau, tandis que leurs troupeaux paissent autour d'eux les luzernes, quelques oiseaux, que le bruit des avirons fait lever au milieu des roseaux de la berge, animent le paysage. Tel est le Nil jusqu'au mois de mai et dans la première moitié de juin. Passé ce temps, les pluies qui, depuis mars, n'ont cessé de tomber au-dessous du 17e parallèle, et de gonfler les deux bras du fleuve, grossissent graduellement ses eaux et changent l'aspect de ses rives. C'est à l'équinoxe d'automne que le Nil acquiert sa plus grande élévation ; il reste permanent quelques jours, puis diminue avec lenteur, déposant sur ses rives ce limon qui féconde toute la vallée. Une bonne inondation doit atteindre et ne pas dépasser trente pieds ; au-dessus de cette hauteur, les eaux dévastent la campagne, surtout dans la Basse-Égypte, et au-dessous elles laissent une partie du pays stérile. Des canaux d'irrigation dérivés de différents points du fleuve rendent susceptibles de culture des terrains que le débordement n'atteint pas. Les anciens rois d'Égypte firent creuser des réservoirs pour recevoir l'excédent des eaux et prévenir les ravages des trop grandes inondations. Tel fut le but du canal de Joseph et de ce fameux lac Mœris, dont l'emplacement longtemps douteux a été retrouvé avec certitude par ce même ingénieur français, M. de Linant, qui a consacré de si longues études au canal du Nil à Suez. La découverte d'immenses digues, de construction antique, témoigne que l'œuvre gigantesque du roi Mœris avait pour emplacement la petite ville de Fayoum, située dans la Moyenne-Égypte, sur la rive gauche du Nil, à une dizaine de lieues au sud de Gizeh.
Pendant les trois mois que dure l'inondation, les habitants, retirés dans leurs habitations construites sur des monticules, communiquent entre eux au moyen de barques ; l'Égypte tout entière est un immense lac aux eaux tour à tour vertes et rougeâtres, et entrecoupées d'innombrables îlots. Le fleuve emplit toute la vallée égyptienne dans une largeur de quinze à vingt kilomètres. Dans le moment où je le remontai, il n'occupait que la vingtième partie de cet espace.
Déjà une grande activité régnait sur ses rives, les habitants s'occupaient à terminer les travaux de la moisson, et à rentrer leurs récoltes dans leurs magasins élevés ; beaucoup présageaient, d'après les vents du nord qui, cette année, soufflaient plus tôt que de coutume, que l'inondation serait bonne. Nos bateliers se félicitaient aussi de cette brise favorable qui gonflait notre grande voile, et leur évitait une partie de leurs pénibles labeurs."


extrait de Voyage en Asie et en Afrique, 1859, par Jean-Baptiste 
Eyriès (géographe français, 1767-1846, auteur du texte) et Alfred Jacobs (archiviste-paléographe, docteur ès lettres, 1827-1870).

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