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samedi 31 octobre 2020

"Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient" (Laurent Laporte)

aucune précision de date pour cette carte postale, éditée par l'Union postale universelle

"Pardonne-moi, mon cher ami, tous ces détails un peu longs peut-être et monotones, ces souvenirs, ces ébauches rapides, ces descriptions à peine esquissées ; laisse-moi oublier un peu les hiéroglyphes et les momies, les ruines de l'orgueil des hommes et de l'opulence des cités ; laisse-moi te parler d'un village sans nom, d’un palmier ou d'une fellahine, laisse-moi surtout te raconter mes jours perdus.
"Ce sont les jours perdus, dit M. Ampère qui n'est pas seulement un savant, mais aussi un poète et un philosophe, ce sont les jours perdus qui comptent quelquefois le plus dans les souvenirs que laisse un voyage : si l'on ne faisait que passer et étudier, on ne garderait aucune impression des lieux. Il faut des jours vides d'action pour qu'ils puissent être remplis d'images."
Laisse-moi donc te raconter les pensées, les images, les impressions de ces jours perdus. Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient, et essayer pour s'en souvenir de jeter quelques coups de crayon sans couleur sur une feuille éphémère. 
Sans doute il est bon de déchiffrer les hiéroglyphes, de lire les inscriptions des siècles d'autrefois, d'interroger les idoles oubliées ; mais il est meilleur encore de se pénétrer de la teinte des lieux, de plonger ses regards dans le profond azur de ce ciel, de se recueillir et de méditer longuement en face de cette nature étrange et radieuse, devant ce fleuve sans pareil, et d'imprégner son imagination de cette merveilleuse mise en scène qui suscite toute les réminiscences de la Bible.
Ai-je tort ? Que suis-je venu chercher, en Égypte ? Est-ce la science ? Est-ce le soleil ? Est-ce le pays de la IVe ou de la XVIIIe dynastie ? Est-ce au contraire le pays où mourut Joseph et où naquit Moïse ? On peut étudier en France et à Paris ; on peut lire les cartouches et les hiéroglyphes dans le fauteuil de son cabinet ; mais ce qu'on ne saurait trouver ailleurs, ce sont les palmiers, les fellahines, les villages du Nil ; ce sont ces tableaux lumineux de l'Orient, ces charmantes scènes de la Bible ; c'est cette terre et ce soleil, c'est l'Égypte enfin avec son prestige et ses souvenirs. Comment ferais-je pour ne pas t'en parler ?

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris

lundi 26 octobre 2020

"Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain" (Laurent Laporte)

par David Roberts (1796–1864)

"Deux chaînes de montagnes arides, la chaîne arabique et la chaîne lybique suivent parallèlement le fleuve et forment la limite naturelle de l'Égypte. L'Égypte n'est qu'une longue vallée. Elle offre cette particularité remarquable qu'elle est légèrement bombée et que le Nil occupe la partie culminante du sol. En général les vallées présentent la forme d'un berceau et le fleuve qui les arrose passe au point le plus bas. Le contraire a lieu en Égypte et il suffit que le Nil dépasse légèrement la berge qui l'emprisonne pour qu'il inonde tout le pays.
Sur les flancs de ces montagnes s'ouvrent de nombreux hypogées ; ce sont des salles spacieuses creusées dans le rocher, des tombeaux, des corridors, dont toutes les faces sont couvertes d'hiéroglyphes et de peintures d'une étonnante conservation. Ce sont des puits très profonds où sont entassées de prodigieuses quantités de momies : momies d'hommes, de loups, de boeufs, de crocodiles, de serpents, d'ibis et autres animaux qui composaient le panthéon des anciens Égyptiens.
Par delà ces montagnes, c'est le désert, paysage stérile et enflammé. L'Égypte n'est qu'une grande oasis au milieu d'un immense désert. "Parfois, dit Chateaubriand, comme un ennemi il se glisse dans la plaine vaste. Il pousse ses sables en longs serpents d'or et dessine au sein de la fécondité des méandres stériles."
Devant nous le Nil capricieux fait de grands détours. Là, étroit, tumultueux, d'une teinte jaune ; plus loin, large, uni, bleu foncé comme le ciel ; tour à tour fleuve, rivière, torrent ; souvent il affecte la forme d'un immense étang, ses rives, dans leurs contours, ont l'air de se rejoindre, et l'oeil peu exercé cherche vainement l'issue de ce lac apparent.
De nombreux bancs de sable chauffent au soleil leurs dos arrondis et blanchâtres. Les crocodiles aiment à dormir sur ces îles basses, et c'est par milliers que les canards et les échassiers se rassemblent sur leurs bords.
Des barques de toutes les formes sillonnent jour et nuit le fleuve : bateaux de pêcheurs, canots, nefs à la poupe relevée, barques surmontées d'une cabane toute bariolée, radeaux de ballas, cargaisons d'esclaves, dahabiehs de voyageurs ; partout les voiles blanches, grises, carrées et pointues s'arrondissent au vent, se suivent, se dépassent et se croisent en tous sens. Si les voyageurs sont Français, nous les saluons des six coups de nos revolvers.
Voici de grandes meules de paille chargées sur deux barques accouplées qui disparaissent presque entièrement sous l'eau. Le reis assis au sommet de la pyramide flottante fume son chibouk avec un air antique et solennel qui fait songer au roi Chéops.
Tout à coup le fleuve se replie, et, au tournant qui se présente, un grand bateau à vapeur débouche orgueilleusement. Il passe fièrement sans même nous regarder. D'ailleurs notre petite voile est fière aussi ; elle a naturellement le plus profond mépris pour ces grandes machines hurlantes, sifflantes, fumantes, toujours essoufflées, qui voyagent avec grand fracas, mais sans aventures et sans agrément. Nous les accusons de troubler notre calme, d'agiter notre Nil, de ternir notre ciel, de gâter nos paysages, d'épouvanter les crocodiles et d'effaroucher les muses.
Autant il y a de poésie dans la pauvre petite voile qui s'en va humblement, sans bruit, sans fumée, d'une manière beaucoup moins directe, beaucoup moins rapide, mais beaucoup plus charmante, autant ces grandes machines sont prosaïques et odieuses avec leur vitesse, leur confortable, leur cheminée peinte en rouge et leur coque vernie.
Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain.
Le bateau à vapeur chemine dans le tourbillon moderne, il représente le progrès, la spéculation, la hâte, le tapage.
Le bateau à voile c'est la vieille navigation qui croit encore aux fables, qui aime l'imprévu et qui espère des aventures.
L’un compte sur la force des hommes, l'autre compte sur le souffle des bons génies, cette force invisible et mystérieuse qui vient d'en haut."

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris

mercredi 19 septembre 2018

“Mon cœur m'a poussé à naviguer vers l'Égypte !" (citation reprise par Laurent Laporte)

À l'intérieur des souqs du Caire, 1892, par Charles Wilda (1854-1907)
 "Que les vents nous soient propices ! Nous nous confions à leur aile inconstante, comme ces oiseaux nomades que la rigueur de la saison chasse dans des climats plus voisins de l'aurore.
Car, si tu veux savoir ce que je viens faire dans ce pays, je te répondrai comme Ulysse au pasteur Eumée : “Mon cœur m'a poussé à naviguer vers l'Égypte !” J'ai pris l'innocente fantaisie de suivre le vol des hirondelles, et je suis venu, poussé par je ne sais quelle nostalgie des pays froids, sans autre but que de voir, moi aussi, le soleil, les crocodiles et les palmiers ; j'étais las d'entendre toujours vanter l’ “Arabe et son coursier”, et un beau jour je me suis laissé enjôler par cette petite folle d'imagination à qui les plus grands voyages ne coûtent rien, et qui a fini par m'entraîner, à la suite de ses rêves, dans ce magique Orient.
Je t'avouerai maintenant que j'en suis ravi. La petite folle ne m'a pas trompé, et les plus belles promesses qu'elle inventait pour me séduire semblent encore pâlir devant la réalité.
Comment te peindre, en effet, notre étonnement en touchant cette vieille terre des Pharaons ? Nous venions de quitter la France, plongée dans toutes les tristesses de la saison des frimas ; l'hiver était descendu du sommet des Alpes, le front couronné de brouillards. Il avait étendu sur nos campagnes son blanc manteau de neige et promené partout son cortège lugubre : vent glacial, arbres dépouillés, branches grelottantes, nuages noirs sur un ciel gris, rayons avares d'un soleil pâli, rien ne manquait à l'horreur du tableau.
Et subitement, sans transition, par un de ces brusques changements de décor, comme on en voit dans les féeries, nous nous trouvons transportés sous un ciel clair et limpide, avec un soleil d'été, des arbres feuillés, des jardins épanouis, des fleurs souriantes et des jours allongés comme par enchantement. Le contraste avait été d'autant plus saisissant pour nous que les six jours de notre traversée étaient restés enveloppés dans une brume fort épaisse qui nous suivait obstinément depuis Lyon. Cette perfide Méditerranée, que tu aimes tant, nous avait traités tout à fait en marâtre, et nous étions arrivés très vite, mais beaucoup trop bercés par un grand vent du nord-ouest, que les matelots appelaient une belle brise, quand nous étions tout fiers de dire notre petite tempête. Enfin nous avions passé six jours sur mer sans voir ni le ciel ni l'eau, lorsque un beau matin nous nous éveillâmes dans le port d'Alexandrie.
Passer ainsi brusquement de l'hiver à l'été, du mois de janvier au mois de juin, c'est une antithèse peut-être banale au théâtre, mais à coup sûr étrange et originale dans la vie réelle. On a beau s'y attendre, on reste ébloui et stupéfait.
Nouvel étonnement quand nous nous aventurons à travers le labyrinthe moderne des rues d'Alexandrie et du Caire ; les hommes, les femmes, les enfants, les chameaux, les ânes, les chiens, les pipes, les chapelets, les turbans, tout est matière à surprise et sujet d'admiration. C'est un coup d'œil indescriptible. (...) L'Orient est bien toujours la terre des “Mille et une Nuits”.
Ajoute à tout cela le charme de voir sur sa tête un ciel tout bleu ; ajoute à cet éblouissement de la vue l'éblouissement des souvenirs, l'émotion de fouler cet antique sol qui résonne des plus grands noms de l'histoire : Moïse, Joseph, Pharaon, Alexandre ; ajoute enfin le plaisir de voyager avec les plus charmants compagnons que puisse donner l'amitié, et tu n'accuseras pas les élans d'un enthousiasme trop facile.
Ainsi donc, je m'embarque pour la Haute-Égypte avec un gros bagage d'illusions ; je vais voir à mon tour Eléphantine, qui n'est plus un royaume, et les vieux débris de Thèbes, déjà ruinés au temps où Germanicus les visitait ; et, puisque tu le désires, j'arracherai quelques feuilles de mon livre de notes, que je t'enverrai en signe de fraternelle amitié.
Combien de temps mon voyage durera-t-il ? Je l'ignore. Mais ne t'inquiète pas en me voyant naviguer dans le pays où mûrit le lotus, car, s'il existe un fruit assez doux pour faire oublier la patrie, je n'en connais point qui puisse faire oublier l'amitié."
 

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris.