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dimanche 8 décembre 2019

"La plupart des documents avec lesquels nous reconstituons l’histoire de l'Égypte proviennent de ses monuments éternels" (Alexandre Moret)

Le Ramesseum - photo de Pascal Sébah (1823 - 1886)
 "Parmi les modes d’expression de la vie sociale, les arts sont les plus subjectifs. Cependant la nature physique d’un pays, par les matériaux qu’elle fournit, impose à l'artiste des techniques, et le régime politique, par la discipline intellectuelle qu’il préconise, agit sur son imagination. L’Égyptien, autant que tout autre peuple, a été soumis à ces lois. En Égypte, l’artiste, comme le prêtre, le soldat, le paysan et le fonctionnaire, travaille pour augmenter les chances de durée et de survie de la société. Dès lors, on s’explique que la construction d'édifices pour abriter et magnifier l’existence des dieux, des rois, des morts divinisés, soit une des manifestations essentielles du régime pharaonique. Chaque roi, "en échange des faveurs qu’il reçoit" pour lui-même et son peuple, doit à ses dieux, à ses ancêtres et à lui-même, de leur élever des monuments où leurs noms et le sien vivront à jamais. En fait, la plupart des documents avec lesquels nous reconstituons l’histoire de l'Égypte proviennent des temples et des tombeaux, qui ont mérité leur épithète de "monuments éternels".
D'autre part, temples et tombeaux exigent l’effort collectif de tous les corps de métier. L’art de la construction sera donc le grand "œuvre" ; l'architecte y dirige "tous les travaux" des artisans et des artistes, auxquels collaborent savants et lettrés. Il faut descendre assez tard pour voir les arts se différencier et se développer selon le génie individuel des artistes.
Le premier caractère des arts, en Égypte, au sens le plus large, ce sera donc leur interdépendance mutuelle. L’historien, s'il veut discerner l’effort social que représente l’œuvre d'art, s’arrêtera de préférence à cette unité. Nous retrouverons dans la production artistique la centralisation , la discipline, la foi qui gouvernent la vie politique. C’est que l'obligation religieuse est, en Égypte, à la source de l’art, comme des institutions."


extrait de Le Nil et la civilisation égyptienne, par Alexandre Moret (1868-1938), égyptologue français, titulaire de la chaire d'égyptologie au Collège de France à partir de 1923, président de la Société française d'égyptologie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et directeur honoraire du musée Guimet.

"Les Pharaons, à toute époque, ont eu la passion de se survivre par des monuments éternels" (Alexandre Moret)


"Il ne faudrait pas croire que les milliers de temples, chapelles, palais, tombeaux, construits dans la Thèbes des vivants et des morts, aient absorbé les ressources que les campagnes de Nubie et de Syrie procuraient aux Pharaons conquérants. Toutes les villes d'Égypte se prennent d’émulation pour des monuments dignes de leurs dieux. Abydos, la terre sainte, est comblée par la munificence des rois qui veulent y posséder un cénotaphe : celui-ci prend, pour Séti Ier et Ramsès II, les dimensions des temples funéraires où leur culte est associé à celui d'Osiris, et qui comptent parmi les monuments les plus parfaits. À Memphis, surtout sous la XIXe dynastie, palais et temples s'accumulent. La résidence de Ramsès II et de ses successeurs à Pa-Ramsès, à la lisière orientale du Delta, capitale politique des provinces syriennes, rivalise de beauté avec Thèbes et Memphis. De grands bâtisseurs, Thoutmès III, Aménophis III, Séti Ier, Ramsès II, Ramsès III renouvellent les monuments dans l'Égypte entière, ou en élèvent de tout neufs, même au delà d'Éléphantine, et jusqu’à Napata. Les grands dieux dynastiques, Amon, Râ-Harakhti, Phtah, les rois donateurs et le dieu nubien, Doudoun, ont de splendides palais élevés par les Aménophis et les Ramsès à Kalâbché, Beit el-Ouâli, Dendour, Gerf-Housein, Seboua, Amada, Derr, Abou-Simbel, Soleb, Napata (Gebel Barkal). Parmi ces édifices, les temples, entièrement creusés dans la falaise libyque par Ramsès II, à Abou-Simbel ; l'édifice des fêtes Sed, élevé par Aménophis III à Soleb ; le sanctuaire d’Amon-Râ au Gebel Barkal, soutiennent la comparaison avec les plus beaux monuments de la basse vallée.

Les Pharaons, à toute époque, ont eu la passion de se survivre par des monuments éternels, mais jamais cette soif de gloire et d'immortalité, cette ardeur à exalter leur puissance ne les a possédés et n’a pu s'assouvir comme au temps des conquêtes et des richesses impériales. Quand on voit ce qui reste encore, après les ravages et pillages de tant de siècles, quand on compte ces milliers d’édifices, en songeant à ce qu'ils devaient être, intacts, en leur splendeur, on reste confondu devant la prodigalité inouïe de la dépense et l’immensité de l'effort réalisé. En vain essaye-t-on de supputer le travail fourni par la multitude des captifs étrangers et des ouvriers égyptiens qui ont transporté ces matériaux et dressé ces murs, des décorateurs qui les ont peints, sculptés, gravés, des artisans qui ont façonné le mobilier, des paysans qui ont procuré les offrandes journalières et les victimes, des prêtres qui ont sacrifié dans ces sanctuaires, des intendants qui ont géré les biens des dieux, l'imagination reste au-dessous de la réalité et cède à la stupeur."


extrait de Le Nil et la civilisation égyptienne, par Alexandre Moret (1868-1938), égyptologue français, titulaire de la chaire d'égyptologie au Collège de France à partir de 1923, président de la Société française d'égyptologie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et directeur honoraire du musée Guimet.

jeudi 7 mars 2019

"Un corps tout jeune, qui ne demandait qu'à vivre, à qui l'existence normale fut refusée" (Alexandre Moret, à propos de la momie de Toutankhamon)

Harry Burton - © Copyright Griffith Institute
"Le tombeau de Toutankhamon a livré son secret. Du sarcophage monolithe de grès, M. Carter avait extrait un grand cercueil de bois, recouvert d'or et d'émaux cloisonnés, dont le couvercle représentait le roi lui-même, coiffé du claft, le menton orné de la barbe postiche, les bras croisés sur la poitrine, tenant le fouet et la crosse d'Osiris. 
Dans ce premier cercueil, il en existait un second de même type ; dans ce second, un troisième ; celui-ci, d'or massif, est merveilleusement sculpté. C'est l'enveloppe métallique de la momie ; elle épouse les contours du corps, comme une image adéquate et parfaitement ressemblante. Le roi est, encore une fois, sous la forme d'Osiris, bras croisés sur la poitrine. Les déesses de la Haute et Basse-Égypte, vautours aux ailes déployées, protègent son torse et ses bras ; les déesses sœurs et épouses d'Osiris, Isis et Nephthys, femmes aux bras ailés, encadrent et protègent ses jambes. Un texte en deux lignes verticales, gravé sur l'or, donne des formules pieuses en l'honneur de l'Osiris Toutankhamon. 
C'est au mois de novembre 1925 que ce cercueil d'or fut ouvert et révéla, enfin, la momie de Toutankhamon.
Un masque d'or massif était appliqué sur la tête et la poitrine du corps enveloppé de bandelettes : nouveau portrait du roi, plus parfait encore que les précédents. Les yeux sont d'émail rapporté ; la coiffure, le large collier, sont traités en cloisonnés, incrustés de pâtes de verre, de turquoises, d'émaux. Au front, se dressent les têtes du Vautour de la Haute-Égypte et de l'aspic (uraeus) de Basse-Égypte, emblèmes de la double royauté.
Le démaillotage de la momie fut difficile, car les bandelettes, trempées dans la résine bitumée, adhéraient au corps. Le visage, les mains et les pieds (enveloppés dans des feuilles d'or) sont, paraît-il, intacts. L'examen médical du corps révèle que Toutankhamon était un frêle adolescent d'environ dix-huit ans.
Plusieurs statues, découvertes à Karnak par Legrain, le représentent, en effet, comme un jeune homme d'une rare beauté mélancolique et alanguie. Il avait vécu d'abord à El-Amarna, auprès du roi réformateur Aménophis IV-Ikhounaton, dont il avait adopté la doctrine, hostile à la tradition politique et religieuse des prêtres d'Amon. À ce moment, il s'appelle Toutankhaton (image vivante d'Aton) , parce qu'Aton est le dieu officiel qui remplace Amon ; il épouse la fille de son roi, vit dans le luxe éclatant et raffiné de la cour, dans la fréquentation d'artistes qui renouvellent l'art égyptien par un abandon des traditions hiératiques et un retour passionné à la nature.
Après la mort d'Ikhounaton et le très court règne de Sâakarâ, voici Toutankhaton sur le trône. Nous savions, même avant d'avoir vu son corps, momifié, que c'était un adolescent délicat, sans grande force. Près de lui, s'active un rude général, qui a la responsabilité de défendre les provinces de Syrie contre les Hittites, et qui juge nécessaire de rétablir la paix religieuse en Égypte, de revenir au culte d'Amon, de s'appuyer sur la formidable puissance des prêtres de Thèbes, qu'avait voulu briser Ikhounaton.
Les détails sur ce qui s'est passé au début du règne de Toutankhaton (vers 1360) manquent. Le roi n'a guère que douze ans et il est déjà marié ; c'est, en effet, un âge nubile pour les Égyptiens. Vers l'an IV (environ 1 356 avant J.-C.) , le roi et la cour retournent à Thèbes ; toute la puissance d'Amon et de ses prêtres est rétablie par décret. Bientôt, une réaction terrible s'élève contre les anciens ennemis d'Amon. Le jeune roi donne des gages de son orthodoxie : il reprend Amon comme patron et se fait appeler (image vivante d'Amon) Toutankhamon. Il fait démolir le temple d'Aton à Karnak, abandonne El-Amarna, élève pour Amon temples et statues.
C'est en vain, il est suspect. En effet, le jeune roi a le respect de la mort, la fidélité de l'affection : il a soustrait le corps d'Ikhounaton à la haine des Amoniens et l'a fait déposer dans une cachette (retrouvée par Davis) aux côtés de la reine Tiy, mère du réformateur. C'était trop braver le parti des prêtres d'Amon. Toutankhamon mourut jeune ; une bandelette funéraire, retrouvée en 1906 par Davis, donne la date (an VI) de son règne. Vraisemblablement, c'est l'année de sa mort (vers 1354) ; peut-être sa fin ne fut-elle pas naturelle. Le corps a trop souffert, paraît-il, de la momification, pour permettre d'élucider ce problème ; du moins, savons-nous que la veuve de Toutankhamon fut persécutée. Dans les archives hittites (en Asie Mineure), on a retrouvé une lettre d'elle adressée au puissant roi de Boghaz-Keuï : elle demande à ce roi, qui a tant de fils, de lui envoyer l'un d'eux pour qu'elle en fasse son époux et son protecteur. Ceci semble indiquer que la famille du jeune roi était dans une situation tragique. Nous savons aussi que sa mémoire fut persécutée. Sur les monuments de son règne, son nom est martelé, remplacé par le nom d'Horembeb. Aussi le roi fut-il, après sa mort, déposé, avec tout son luxueux mobilier, dans une cachette, et non dans un tombeau véritable. C'est à cette précaution que nous devons d'avoir retrouvé intacts le corps et le mobilier funéraire de Toutankhamon, alors que tant de rois orthodoxes et ensevelis selon les règles ont été dévalisés et dépossédés de leur dernière demeure.
On sait que statues, meubles, coffrets déjà exhumés de 1922 à 1925 dans les chambres antérieures étaient d'une beauté et d'une richesse exceptionnelles. La plupart proviennent des palais d'El-Amarna et constituent le décor où vivait le roi durant sa brève existence. Rien n'égale l'élégance du style ni la perfection de la facture. La réforme religieuse d'Ikhounaton avait provoqué une renaissance qui fut plus durable que l'hérésie. L'ébéniste, l'émailleur, le ciseleur, l'orfèvre environnent d'un décor de joie et de grâce le roi-dieu devenu plus humain, depuis qu'il s'est mis sous la protection d'Aton, le soleil créateur de toute la nature vivante et physique.
On revoit, d'un coup d’œil, la grâce, l'élégance, le luxe de la vie royale à El-Amarna. Mais les trouvailles de ces derniers jours révèlent toute l'amertume dissimulée sous ce rideau de fleurs précieuses. Dans ce cercueil d'or massif, il y a un corps tout jeune, qui ne demandait qu'à vivre, à qui l'existence normale fut refusée.
Voilà ce que cache le sourire d'un roi et d'une reine juvéniles, qui vécurent des jours enchantés, suivis de catastrophes terribles, il y a plus de trois mille ans."

Alexandre Moret
 

Cet égyptologue français (1868-1938) fut appelé en Égypte par le Service des Antiquités pour établir le catalogue des sarcophages de l'époque bubastite à l'époque saïte. Il a occupé la chaire d'égyptologie au Collège de France à partir de 1923. Il fut élu membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres en 1926. Il fut également président de la Société française d'égyptologie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et directeur honoraire du musée Guimet.

extrait de Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche, dir. Adolphe Brisson, date d'édition : 28 mars 1926

mercredi 17 octobre 2018

"Comment s'étonner que le soleil marque d'un radieux sceau tant de monuments égyptiens ?" (Alexandre Moret)

photo theluxurytravelexpert.files.wordpress.com (via Pinterest)
"Au soleil, les Égyptiens devaient leur climat propice qui favorise l’homme et la plante ; la lumière saine et pure, qui tue les miasmes, prolonge la vie, tient les cœurs en joie ; la chaleur, qui simplifie les conditions d’existence, active la germination et, lorsqu'elle n’est pas accablante, suscite partout l’activité.
Comment, dès lors, s'étonner que le soleil marque d'un radieux sceau tant de monuments égyptiens ? Le Nil crée la terre noire ; le soleil l’éclaire, la réchauffe, la féconde, la protège enfin en "dissipant la tempête, en chassant la pluie, en dispersant les nuages". Aussi, le soleil physique, l'astre du jour apparut-il toujours aux Égyptiens comme le roi du monde, dispensateur d’une lumière à la fois redoutable et bienfaisante, mais dont tout être, même le plus humble, a équitablement sa part ; forme visible et splendide d’une puissance supérieure à la terre, qui régit notre vie matérielle et morale, gouverne l'univers avec régularité, ordre et justice. La gratitude qui s'élève dans l’âme de tout Égyptien à la vue de son bienfaiteur s’est exprimée avec un bonheur singulier dans la littérature égyptienne, en particulier dans les hymnes au disque solaire, dieu Aton, composés par Aménophis IV-Ikhounaton.
Voici l’un de ces poèmes, qui, rédigé et gravé à la fin de la XVIIIe dynastie, vers 1370, nous a conservé l'accent, les images, la poésie de chants populaires qui remontent certainement beaucoup plus haut dans le passé :


"Tu te lèves bellement, Ô Aton vivant, seigneur de l'éternité ! Tu es rayonnant, tu es beau, tu es fort ! Grand et large est ton amour : tes rayons brillent pour les yeux de toutes tes créatures ; ta figure s’illumine pour faire vivre les cœurs.
Tu as rempli les Deux-Terres de tes amours, Ô beau seigneur qui s'est bâti lui-même, qui crée toute terre et engendre ce qui existe sur celle-ci, les hommes, tous les animaux, tous les arbres qui croissent sur le sol.
Ils vivent quand tu te lèves pour eux, car tu es une mère et un père pour tes créatures. Leurs yeux, quand tu te lèves, regardent vers toi. Les rayons illuminent la terre entière ; tout cœur s’exalte de te voir, quand tu apparais comme leur Seigneur. (Mais), quand tu te reposes dans l'horizon occidental du ciel, ils se couchent, tels que des morts ; leurs têtes sont couvertes, leurs narines bouchées, jusqu’à ce que se (renouvelle) ton resplendissement, au matin, dans l’horizon oriental du ciel.
Alors, leurs bras adorent ton Ka, tu vivifies les cœurs par tes beautés, et l'on vit ! Quand tu donnes tes rayons, toute la terre est en fête ! on chante, on fait de la musique, on crie d’allégresse dans la cour du château de l'Obélisque, ton temple dans Ikhoutaton, la grande place où tu te complais, où te sont offerts vivres et aliments...
C’est toi Aton (le disque solaire), tu vis éternellement... Tu as créé le Ciel lointain pour te lever en lui et voir (d’en haut) tout ce que tu as créé. Tu es (là-haut) tout seul, et (cependant) des millions (d'êtres) vivent par toi, et reçoivent (de toi) des souffles de vie pour leurs narines. À voir tes rayons, toutes les fleurs vivent, elles qui poussent sur le sol et prospèrent par ton apparition ; elles s’enivrent de ta face. Tous les animaux sautent sur leurs pieds ; les oiseaux, qui étaient dans leurs nids, volent joyeusement ; leurs ailes, qui étaient repliées, s'ouvrent pour adorer Aton vivant...
"


Un autre hymme, du même roi, ajoute ceci : 

"Tu crées le Nil dans le monde inférieur, et tu l’amènes (sur terre), où tu veux, pour nourrir les hommes (d'Égypte) ; toi, le Seigneur de la terre."

Ainsi, le Nil lui-même, le créateur de la terre noire, est l’œuvre du Soleil, auteur suprême de l'Univers, qui donne la vie à tout être, à toute chose. Le Nil exige des Égyptiens qu'ils coordonnent leurs efforts : le Soleil leur révèle qu’un pouvoir unique régit le monde."


extrait de Le Nil et la civilisation égyptienne, par Alexandre Moret (1868-1938), égyptologue français, titulaire de la chaire d'égyptologie au Collège de France à partir de 1923, président de la Société française d'égyptologie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et directeur honoraire du musée Guimet.