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lundi 27 janvier 2020

Les "mille et un Ali Baba" du Caire, par Paul Marie Lenoir

la rue du Mouski, par Eugène Baugnies (1842-1891) 

"Le Mouski, tel est le nom de la première rue qui se présenta devant nous, véritable type de ce que l'on peut rencontrer au Caire de plus animé et de plus brillant ; cette rue immense, ou plutôt cette véritable avenue couverte, résume d'une façon complète et admirable toute la circulation des rues orientales dans ce qu'elles ont de plus vivant et de plus pittoresque : boutiques interminables et encombrées des marchandises les plus extraordinaires par leur variété et leur profusion ; boucheries, cafés, coiffeurs, fabricants de babouches, antiquaires et cuisines en plein vent, tout se suit dans l'ordre le plus imprévu, et emprunte à son voisinage disparate un nouveau cachet de bizarrerie. 
Ce ne sont partout que caisses ouvertes ou à moitié chavirées dans la rue pour attirer le chaland. 
Faire marcher l'amateur sur la marchandise pour le forcer à mettre l'article en main, tel est le problème industriel admirablement résolu par le commun de ces mille et un Ali-Baba. 
Depuis le vieux Juif à lunettes qui se fait prier pour déranger des débris d'antiquailles enfouis dans de mystérieux petits coffrets, jusqu'au fabricants de bottes de scheiks pour qui la bottine à élastique est le dernier mot de la civilisation, tous semblent remplir un sacerdoce. Ce n'est pas ce débit fatigant et effronté de nos petits boutiquiers, c'est le calme le plus religieux qui préside à tous les achats, à toutes les transactions de la rue. L'empressement de nos commis de magasin, leur distinction et les dissertations à perte de vue auxquelles ils se livrent en France à propos d'un mètre de grenadine ou de madapolam (1), seraient ici du plus mauvais goût ; c'est presque le silence religieux de la mosquée qui règne dans les rayons et sur les comptoirs du Mouski. Voulez-vous une kouffie (2), vous montrez l'objet d'une main et la monnaie de l'autre, suivant l'estimation que vous en aura faite votre drogman, à moins que vous ne soyez déjà assez fort pour débattre vos prix vous-même.
Après avoir proposé en moyenne la moitié du prix qui vous a été fait d'une chose, vous vous retirez avec le calme d'un homme qui sait la valeur de ce qu'il veut acheter et vous n'insistez pas ; le marchand d'un signe imperceptible vous rappelle ; il consent à déranger sa pipe, accepte votre argent, et vous lance sa marchandise avec le gémissement plaintif d'une femme à qui l'on a arraché son enfant.
Vos prétentions sont-elles inacceptables pour le marchand, il manifeste alors la plus amère douleur par des claquements de langue qui rappellent les expérimentations des amateurs en vins ; et avec des larmes dans la voix il repousse sa marchandise en maugréant comme si vous l'aviez battu. Là, là, là, mafich, murmure-t-il entre sa pipe et ses dents. Car le chibouk ou le narghiléh sont l'accessoire indispensable du marchand du Caire qui se respecte.
Les étoffes du pays aux couleurs changeantes, aux reflets nacrés et aux broderies merveilleuses, attirèrent nécessairement notre attention, et nous serions encore dans les boutiques, si notre admiration pour la soie jaune l'avait emporté sur notre désir de parcourir d'abord la ville avant d'en apprécier les richesses en détail. La tentation était pourtant trop forte, et dès ce jour-là, presque au galop  de mon âne, je trouvai le moyen d'acheter plusieurs de ces foulards soyeux que l'on nomme kouffies et que les Égyptiens emploient comme coiffure de luxe. 
Jaunes rayées de vert et de rouge, ou jaune sur jaune ornées de petites floches du même ton, ces pièces d'étoffes miroitent au soleil de la façon la plus étonnante. D'imperceptibles fils d'or ou d'argent artistiquement mélangés dans leurs tissus leur donnent des tons métalliques du plus brillant effet pour l'œil. 
Quand nous passerons la revue des bazars, nous insisterons davantage sur la nature des étoffes, des vêtements et des costumes qui forment le fond des marchandises les plus caractéristiques du pays."

extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérôme, par Paul Marie Lenoir (1843-1881), artiste français


(1) tissu de coton blanc
(2) fichu de cotonnade rouge à raies de soie verte, rouge ou jaune

dimanche 26 janvier 2020

"Ces animaux ont certainement l'instinct de la circulation" (Paul Marie Lenoir, à propos des ânes du Caire)

ânier du Caire - photo de G. Lekegian, 1880

"À âne, Messieurs ! à âne ! ! ! Et comme dans un rêve japonais, nous étions tous à âne avant d'avoir eu le temps de savoir pourquoi. Et dans ce songe d'opium, sans pouvoir ni vouloir opposer la moindre résistance, nous étions emportés à fond de train dans une direction que Adha Anna, notre drogman provisoire, connaissait seul. 
Lancés comme dans un tourbillon humain, nous avions à peine conscience de notre situation fantastique ; un vacarme infernal nous mettait dans l'impossibilité de nous appeler ni de nous entendre les uns les autres, et la petite bande tenait la corde dans cette course effrénée, où les traînards pouvaient être considérés comme des hommes à la mer. 
"Chmâlak ! Veminak ! Reglak !" hurlaient à l'envi les petits conducteurs de nos montures, heureux de notre ébahissement, de nos terreurs, et voulant s'assurer notre pratique par les qualités incomparables de vitesse qu'ils savaient activer à coups de bâton chez les moins bien partagés de nos coursiers. 
Enfin, après avoir avalé en une heure plus de poussière que dans tout un déménagement, nous commencions à nous apercevoir de loin en loin et à constater qu'il n'y avait pas encore eu de victimes. Nous avions quitté la route de Choubra, et le tumulte des cavaliers, des dromadaires, des voitures et des passants commençait à se calmer un peu. Des calèches d'un à huit ressorts allaient au grand trot, précédées de coureurs aux riches costumes ; en cet endroit plus aristocratique, l'édilité avait prudemment supprimé la circulation des chameaux, qui, attachés en procession, compliquent horriblement le libre parcours des avenues. Vingt fois, dans notre course furibonde, je me voyais accroché par l'une de ces cathédrales mouvantes, à qui le milieu de la rue appartient ; vingt fois mon âne merveilleux sut les éviter, car un choc eût été terrible pour lui comme pour moi. Ces animaux ont certainement l'instinct de la circulation. L'Ezbekyèh, tel était le lieu enchanteur où nous pûmes enfin modérer un peu notre allure. Nous étions sur le boulevard des Italiens de l'endroit, et nous nous devions à nous-mêmes une cavalcade moins apocalyptique. 
L'âne joue un rôle trop important dans la vie au Caire et dans tout l'Orient, pour qu'il ne mérite pas les honneurs d'une digression zoologique. 
D'abord, mon âne n'était pas un âne ; c'était, à proprement parler, ce que l'on nomme en Égypte le bourriquot du Caire, quadrupède d'une nature toute spéciale et qui ne saurait se confondre avec la bête de somme, l'âne vulgaire. 
Le bourriquot du Caire est aussi vif, aussi adroit, aussi intelligent et aussi infatigable que ses frères de Montmorency sont vicieux, paresseux et têtus. 
L'âne n'est pas seulement le premier ami que l'on se fait en Orient, c'est aussi la meilleure paire de chaussures ; on n'use ses bottes qu'en les mettant sous son lit. Toujours à âne, à cheval ou à dromadaire, les clients de saint Crépin font ici de fortes économies de semelles. Nous vécûmes à âne pendant toute notre expédition dans la province du Fayoum, de même que nous vécûmes à dromadaire pendant nos deux mois de désert au Sinaï et à Pétra."


extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérôme, par Paul Marie Lenoir (1843-1881), artiste français

lundi 15 octobre 2018

L'île de Rhoda et la "fameuse eau du Nil", par Paul Lenoir

île de Rhoda, par Robert George Talbot Kelly
"L'île de Roudah, que nous visitâmes en détail à notre retour du Fayoum, est l’un des sites les plus charmants du Caire, et ce serait retarder trop longtemps notre voyage dans la moyenne Égypte que d’en faire ici une description prématurée.
L’extrémité de cette île, qui sépare le Nil en deux immenses bras, semble ralentir le courant impétueux du fleuve en en divisant les efforts. C’est pour cela sans doute que ce point fut choisi de préférence pour effectuer cet important passage.
C'est là le rendez-vous des bateaux de transport qui pour le commerce et la circulation relient les deux rives. Canges, dahabiéhs, petits bateaux de toute forme et de toute longueur, présentent en cet endroit l'assemblage d'une flottille des plus bariolées. Soit que le vent favorable permette de déployer les gracieuses voilures de cette forêt de vergues élancées, soit que le calme absolu de l'atmosphère fasse recourir aux rames colossales et aux rameurs de profession, ce point du Nil et du Caire forme le tableau de la plus vivante animation maritime. Rarement un choc ou une rencontre vient déranger ou attrister le tableau. Comme de véritables poissons , petits et grands bateaux se croisent indifféremment avec une égale rapidité, et rappellent l'habileté de nos voitures parisiennes au plus fort d’un encombrement. (...)
J‘étais déjà venu plusieurs fois en cet endroit, j’en avais fait deux études avec soin ; mais je n'avais jamais été aussi vivement frappé de la coloration jaune du fleuve. Le sable que le Nil roule constamment en est la cause, et le courant étant plus fort ce jour-là, nous naviguions sur une véritable crème vanille. La couleur gros Nil est, en Égypte, aussi spéciale et aussi connue que notre jaune Isabelle.
Nous passâmes sous la pointe extrême de l'île en côtoyant les murs énormes qui soutiennent le nilomètre. (...)
Nous venions de dépasser les derniers bancs de sable qui s'adossent à l'île, pour nous trouver au beau milieu du fleuve. Un spectacle unique s'offrait à nous, et le poétique balancement de notre barque complétait l’impression féerique de ce véritable rêve.
Il était environ neuf heures du matin ; le soleil miroitait sur chacune des vagues qui faisaient du Nil une véritable mer agitée, et la coloration jaune de l'eau rappelait les fleuves d’or des contes chinois. À notre droite, nous laissions l'île de Roudah se détachant tout entière sur le fleuve, car notre position nous permettait de la voir en enfilade et dans toute sa longueur. De ses rives et par-dessus les murs de ses jardins, des palmiers d'une incroyable hauteur semblaient s’élancer au-dessus du Nil comme d'interminables fusées. Derrière nous se groupaient les mille et un petits navires, barques et batelets, que nous avions trouvés sur la rive gauche ; cette forêt de vergues, ces voiles blanches pour la plupart, les étoffes aux couleurs variées qui sont généralement étendues au-dessus du pont pour abriter l’équipage des ardeurs du soleil, tout cela se mêlait agréablement au miroitement de l'eau.
Le panorama du Caire d’un côté, l’imposante ligne du désert et des Pyramides de l'autre, l'Égypte tout entière se montrait à nous dans ce qu’elle a de plus extraordinairement beau.
Par un sentiment de religieuse dévotion, je ne pus résister à l'envie de boire de cette fameuse eau du Nil, et profitant de l‘agitation des flots, je n'eus qu'à me pencher légèrement en dehors de la barque pour avaler une de ces gorgées d'eau historique que l'on n’oublie jamais."


extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérome, par Paul Marie Lenoir
(1843-1881), artiste français