lundi 22 août 2022

"Cette grande figure mutilée est comme une apparition éternelle" (Jean-Jacques Ampère - XIXe s. - à propos du Sphinx de Giza)

photo d'Henri Béchard, vers 1880

"Oublions toutes ces folies (relatives aux pyramides de Giza) en contemplant cet admirable sphinx placé au pied des pyramides qu'il semble garder. Le corps du colosse a près de 90 pieds de long et environ 74 pieds de haut ; la tête a 98 pieds du menton au sommet. Le sphinx m'a peut-être plus frappé que les pyramides. Cette grande figure mutilée, qui se dresse enfouie à demi dans le sable, est d'un effet prodigieux ; c'est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre paraît attentif ; on dirait qu'il écoute et qu'il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l'orient semblent épier l'avenir ; le regard a une profondeur et une fixité qui fascinent le spectateur.
Le sphinx est taillé dans le rocher sur lequel il repose ; les assises du rocher partagent sa face en zones horizontales d'un effet étrange. On a profité, pour la bouche, d'une des lignes de séparation des couches. Sur cette figure moitié statue, moitié montagne, toute mutilée qu'elle est, on découvre une majesté singulière, une grande sérénité, et même une certaine douceur. C'est bien à tort qu'on avait cru y reconnaitre un profil nègre. Cette erreur, que Volney avait répandue et qui a été combattue par M. Jomard et M. Letronne, est due à l'effet de la mutilation qui a détruit une partie du nez ; le visage, dans son intégrité, n'a jamais offert les traits du nègre. De plus, il n'était pas peint en noir, mais en rouge. On pout s'en assurer encore, et l'œil exercé de M. Durand m'a signalé des traces évidentes de celte couleur. Abdallatif, qui vit le sphinx au douzième siècle, dit que le visage était rouge.
Après avoir contemplé et admiré le sphinx, il faut l'interroger. Qu'était le sphinx égyptien en général ? qu'était ce sphinx colossal de pyramides en particulier ? Le sphinx égyptien fut peut-être le type du sphinx grec ; mais il y eut toujours entre eux de grandes différences. D'abord le sphinx grec ou plutôt la sphinx comme disent constamment les poètes grecs, était un être féminin. Chez les Égyptiens, au contraire, à un bien petit nombre d'exceptions près, le sphinx est mâle. On connaît maintenant le sens hiéroglyphique de cette figure ; ce sens est celui de seigneur, de roi. Par cette raison, les sphinx sont en général des portraits de roi ou de prince ; celui qu'on voit à Paris dans la petite cour du musée est le portrait d'un fils de Sésostris. L'idée d'énigme, de secret, l'idée de cette science formidable dont le sphinx grec était dépositaire, paraît avoir été entièrement étrangère aux Égyptiens. Le sphinx était pour eux le signe au moyen duquel on écrivait hiéroglyphiquement le mot seigneur, et pas autre chose. Ces idées de mystère redoutable, de science cachée, n'ont été probablement attachées au sphinx grec que parce qu'il avait une origine égyptienne, et qu'il fallait trouver du mystère et de la science dans tout ce qui venait d'Égypte ; mais, en Égypte, on n'a jamais vu dans le sphinx qu'une désignation de la royauté. Le sphinx des pyramides n'est autre chose que le portrait colossal du roi Thoutmosis IV."

extrait de Voyage en Egypte et en Nubie, 1868, par Jean-Jacques 
Ampère (1800-1864), historien, écrivain et voyageur français

dimanche 7 août 2022

"Les Égyptiens ne faisaient qu'enluminer, c'est-à-dire qu'ils remplissaient l'espace laissé vide par le trait du dessin" (Adolphe Siret, XIXe s.)

tombe de Horemheb - Vallée des Rois 
photo  de Jean-Pierre Dalbéra (Wikipédia, licence Creative Commons)

"De même que les Chinois et les Indiens, les Égyptiens ne faisaient qu'enluminer, c'est-à-dire qu'ils remplissaient l'espace laissé vide par le trait du dessin, de la couleur en rapport avec leur intention. Ce n'est que longtemps plus tard, et après que les Grecs eurent inventé la partie de l'art qu'on nomme le clair-obscur, qu'ils donnèrent à leur peinture un certain relief.
D'après le témoignage de Platon, qui vivait quatre cents ans avant l'ère vulgaire, la peinture était exercée en Égypte depuis un temps immémorial. Aucune œuvre n'a traversé cette haute antiquité pour venir jusqu'à nous et aucune preuve d'existence n'appuie l'assertion de Platon. Nous en sommes donc réduits à des suppositions puisées dans les œuvres du disciple de Socrate et dans quelques livres de Pline, dont le témoignage a plus d'une fois été mis en doute.
Les seuls monuments qui soient arrivés jusqu'à nous et qui puissent déterminer en quelque sorte le mode de peinture adopté par les Égyptiens, sont des vases, des bandelettes, des momies, et ces murailles immenses sur lesquelles sont peintes des enluminures colossales.
Les bandelettes de toile des momies, après avoir été préalablement soumises à quelque opération chimique, sont enduites d'un blanc de céruse qui en constitue le fond. Le rouge, le bleu, le jaune et le vert sont les seules couleurs qui paraissent y avoir été employées, et encore le sont-elles sans être fondues les unes dans les autres. Les contours sont tracés en noir et fortement marqués. La plupart des hiéroglyphes que le peintre y a reproduits ont trait à des cérémonies religieuses, lesquelles se retrouvent très souvent sur les monuments de cette nation et à diverses époques.
De ce rapide examen on doit conclure nécessairement que ce n'est point là de la véritable peinture, mais bien un travail grossier, manuel, sans inspiration, sans portée presque, si l'on voulait y chercher autre chose que l'application d'une formalité religieuse. Du reste, ce n'est pas à l'Égypte qu'il faut demander des artistes ; on n'y trouve que des ouvriers, dont toute la besogne consistait à colorier des figures sur des vases de terre, sur des coupes, sur des colonnes, sur des barques, et qui ne voyaient qu'une branche d'industrie là où la civilisation a placé un noble et glorieux sacerdoce.
Les Égyptiens donnaient à toutes leurs figures une pose raide, rapprochaient le plus souvent leurs jambes, et collaient les bras le long du corps. Les oreilles étaient placées plus haut que le nez, et le menton arrondi avec excès était rarement en rapport avec les dimensions naturelles.
Leur religion s'opposant à ce qu'ils étudiassent l'anatomie, ils en étaient réduits à la sciagraphie. Les pratiques religieuses semblent avoir déterminé une pose consacrée que l'on retrouve sur la plupart des monuments. Cette pose est devenue le type distinctif des anciennes peintures égyptiennes. Que l'on y joigne les formes monstrueuses indiquées et peut-être peintes par des prêtres, et qui représentaient pour la plupart des corps d'animaux avec des têtes d'hommes, et l'on aura ce qui caractérise le plus l'art ancien chez les peuples orientaux. L'anatomie des muscles leur était inconnue, et quoiqu'on ait beaucoup vanté leur science dans les proportions, il suffira de jeter un coup d'œil  sur les nombreux monuments de la haute Égypte pour se convaincre que cette réputation n'est rien moins que méritée. La longueur parfois prodigieuse des jambes, la largeur disproportionnée de toutes les parties du corps, constituent évidemment une ignorance profonde de la perspective linéaire et aérienne."

extrait du Dictionnaire historique des peintres de toutes les écoles depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours... précédé d'un abrégé de l'histoire de la peinture, suivi de la nomenclature des peintres modernes et d'une collection complète de monogrammes, 1848, par Adolphe Siret (1818-1887), membre de l'Académie royale de Belgi
que, de la commission royale des monuments pour la Flandre orientale, de l'Académie impériale de Reims, de l'Académie d'archéologie de Madrid...