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samedi 11 juin 2022

"Les ânes d'Égypte sont réellement étonnants !" (Albert le Play, XXe s.)

âniers du Caire - gravure du XIXe s.

"Le moyen de transport le plus original, bien spécial au Caire, à l'Égypte en général, le plus en faveur en tous cas auprès des touristes, est l'âne. Il n'est pas besoin d'attendre bien longtemps pour avoir quelques-uns de ces intéressants animaux, surtout auprès des grands hôtels, autour de l'Ezbekiyeh : il suffit de s'arrêter un instant sur les bords du trottoir et de lever la tête ; aussitôt, de tous côtés, apparaissent comme par enchantement, chargeant sur vous à grands cris, de jeunes fellahs, guidant leurs inséparables compagnons : ce sont les âniers du Caire, paillards et braillards ; ils crient tous à la fois : "bon boûdi (bon baudet) ! good donkey !" pour être plus sûrs d'être compris ; comme ils ne peuvent tous trouver place devant vous, ils se battent pour avoir votre clientèle ; cette concurrence permet, moyennant la somme de douze à quinze sous de l'heure, d'avoir un bon animal qui galope tout le temps, comme d'ailleurs l'ânier qui l'accompagne à pied. Celui-ci ne quitte jamais son âne, l'excitant de la voix et de la courbache, courant toujours à côté de lui, la main droite appuyée sur sa croupe, le bord antérieur de sa gandourah bleue dans sa bouche, pour ne pas être gêné. Ils peuvent ainsi faire plusieurs kilomètres sans le moindre essoufflement.
Ces ânes d'Égypte sont réellement étonnants ! Ils ont une souplesse, une résistance et une sûreté de marche remarquables ; ils connaissent admirablement le trot d'amble si agréable pour ceux qu'ils portent ; c'est à juste titre qu'on a vanté leurs qualités qui en font une race unique. Ils sont d'ailleurs indispensables dans ce pays où ils sont employés à tous les travaux et à toutes les besognes ; on ne conçoit pas un fellah sans son âne. 
Leur exportation est interdite ; ainsi, un grand armateur de Marseille ayant voulu à toutes forces en posséder deux, fut obligé d'employer le stratagème suivant : après avoir eu les plus grandes difficultés à se les procurer, il dut les faire embarquer clandestinement par un de ses bateaux sur la côte du désert arabique, dans la mer Rouge. Ces animaux, transplantés, n'auraient d'ailleurs pas montré à Marseille les qualités qu'ils déploient dans le pays des Pharaons. Les ânes commencent à disparaître du Caire, à cause du développement des autres moyens de locomotion, voitures à chevaux, tramways électriques, omnibus, automobiles. (...)
En même temps qu'ils frappent à tour de bras les malheureuses bêtes, les âniers ne cessent de crier pour les exciter et pour dire aux gens de se garer : "riglak" gare aux pieds ! La circulation est fort difficile dans cette rue très encombrée, proche du bazar, et il y a forcément quelques pieds écrasés, d'autant plus que, suivant un usage très oriental, le passant, même prévenu de l'obstacle, ne se détourne du droit chemin qu'à la dernière seconde. Ceux qui ont été blessés ou même bousculés ne sont pas les seuls à crier, leurs voisins se mêlent au concert pour invectiver les âniers qui sont déjà loin. À certains moments, la situation devient très compliquée : c'est lorsque la route est envahie par un cortège matrimonial, une procession de circoncision ou un convoi funèbre : dans ce dernier cas, le vacarme est indescriptible, car, au bruit des litanies chantées par les hommes, aux hurlements des pleureuses, aux cris des gens qui ont le pied sensible et aux vociférations des autres se joint souvent le braiment des ânes."


extrait de Notes et croquis d'Orient et d'Extrême-Orient, 1908, 
par le Dr Albert-E. Le Play (1875-1964), docteur en médecine, biologiste, lauréat de la Société de géographie

lundi 6 décembre 2021

"Tout signe de vie semble être éteint en ce lieu d'une majesté imposante" (Albert Le Play, à propos de la Vallée des Rois)

La Vallée des Rois, par Francis Frith, 1857

"Bien plus intéressants sont les tombeaux des reines et surtout ceux des rois : ils sont assez loin dans le désert, percés dans les flancs de la chaîne lybique.
On quitte subitement la riche plaine arrosée par les canaux qui apportent le limon bienfaisant du Nil. La limite entre le sable du désert et la terre fertile est comme taillée à coups de hache (...).
Nous gagnons rapidement les premières collines de la chaîne lybique, par une chaleur torride ; il est environ midi, et le soleil darde ses rayons infernaux sur le roc brûlant ; tout signe de vie semble être éteint en ce lieu d'une majesté imposante ; il n'y a pas un souffle d'air ; cependant indifférent ou résigné à son sort, sans une goutte de transpiration dans la fournaise où il s'agite, mon âne continue à trottiner, sourd aux cris de son compagnon et guide qui cherche à modérer son ardeur.
De temps en temps, apparaît un épervier en quête de quelque charogne. Seuls, les lézards qui sont ici en très grand nombre semblent parfaitement heureux : ils se montrent tout d'un coup à la surface des rochers qui bordent la pente, se chauffent un instant, puis disparaissent, se poursuivent et font mille tours. Ils mettent une note gaie dans ce cadre d'une solitude troublante : partout, du sable et des rochers jaunâtres et nus ; une sensation étrange d'isolement vous envahit peu à peu sur ce chemin rocailleux et escarpé aboutissant là-bas à ces trous noirs percés dans la montagne qui cache dans ses flancs les tombeaux des plus puissants monarques de l'antiquité : c'est bien le chemin du Néant.
Ces tombeaux des rois de Bîbân-el-Moulouk présentent une disposition assez intéressante qui mérite d'être vue ; cependant, comme ils sont à peu près tous conçus sur le même plan, la visite de quelques-uns d'entre eux, des plus fameux, suffit à satisfaire la curiosité des profanes. Ces sépultures, que les anciens auteurs grecs désignaient encore sous le nom de "syringes", à cause de la ressemblance de leurs longs couloirs avec les roseaux d'une flûte de berger, sont au nombre d'une quarantaine, actuellement découvertes ; elles remonteraient à trois à quatre mille ans environ.
Tandis que les temples construits dans la plaine étaient consacrés au culte du mort, les tombeaux creusés plus loin dans la montagne étaient uniquement destinés à recevoir le sarcophage.
L'administration anglaise qui fait trop bien les choses, pour faciliter leur visite, y a installé l'électricité ; celle-ci surprend un peu dans un lieu pareil ; ces petites lampes électriques de seize bougies, auxquelles aboutit la voie sacrée suivie depuis quelques heures dans ce cadre d'une majesté si grande, font disparaître subitement l'atmosphère d'illusions dans laquelle se complaisait l'esprit qui s'était naturellement peu à peu reporté à tant de siècles en arrière (...).
Dans l'ensemble (ces tombeaux) se composent d'une série de couloirs et de chambres creusés dans le rocher. Les deux plus importants sont ceux de Ramsès III et de Séthos Ier. On traverse d'abord plusieurs corridors, bordés de petites chambres latérales où se trouvaient les ustensiles du mort et les objets dont il pouvait avoir besoin, puis, après un vestibule, on arrive dans la grande salle, à laquelle sont annexées d'autres pièces, et où, dans une excavation du sol, était placé le sarcophage.
Partout sur les murs, se trouvent des peintures décoratives, représentant le défunt sous la forme du dieu du Soleil criocéphale, ou traversant en barque, pendant la nuit, en compagnie de celui-ci, le monde infernal, peuplé de génies, de démons et de monstres, chargés d'indiquer au défunt la bonne route. D'une façon générale, ces peintures et ces sculptures égyptiennes sont assez monotones, et l'on ne peut s'empêcher de remarquer que cette représentation des formes des gens de l'époque laisse singulièrement à désirer. Les bras et les jambes ont l'air d'être en bois ; les sujets n'ont pas de hanches ; il y a de plus, communément, un défaut de perspective qui fait que les arrière-plans sont traités comme les premiers, ce qui donne aux membres une attitude tout au moins singulière.
Ces tombeaux sont, en somme, de très beaux caveaux très confortables et fort bien décorés. Avant de recevoir la visite des touristes, ils ont été plusieurs fois explorés, mais dans un autre but ; dès la plus haute antiquité en effet, ils ont été le théâtre de véritables pillages, à cause de la fâcheuse habitude qu'avaient les rois de se faire enterrer avec tout ce qu'ils avaient de plus précieux.
Il est curieux de voir à quel point les peintures, les sculptures et les bas-reliefs sont bien conservés. On ne peut en dire autant des corps mal momifiés qui y furent trouvés. Il y a environ vingt-cinq ans, on déblaya le tombeau de la reine Nifartari ; lorsqu'on enleva les bandelettes qui entouraient son corps, elle se mit à répandre une odeur telle qu'on dut l'enterrer rapidement. Cet événement décida les égyptologues à aérer toutes les momies : Ramsès II inaugura la série et exhiba ainsi ses formes avantageuses plus de trois mille ans après son décès."

extrait de Notes et croquis d'Orient et d'Extrême-Orient, 1908, Albert Le Play (1875-1964), docteur en médecine (Paris, 1906), biologiste, grand voyageur (il réalise un tour du monde entre 1906 et 1907), issu d'une famille de photographes - Lauréat de la Société de géographie.