vendredi 17 septembre 2021

"Les pyramides correspondent aussi à certaines constructions de l'esprit, qui ne sont certainement pas tout à fait intelligibles à l'homme d'aujourd'hui" (Marcel Brion)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Si l'on pouvait embrasser d'un seul coup d'oil les soixante-dix pyramides qui parsèment le sol de cet extraordinaire cimetière qu'est l'Égypte, on aurait certainement un des spectacles les plus étranges et aussi les plus caractéristiques que puisse nous présenter ce singulier pays. L'imagination populaire a été si frappée par ces édifices que, pour beaucoup, l'Égypte est essentiellement la terre des pyramides. Et c'est, en effet, une des curiosités que le visiteur, souvent si pressé et si superficiel, n'aurait garde de manquer.
Les voyageurs d'autrefois, un Diodore de Sicile, un Hécatée de Milet, un Hérodote, s'émerveillaient des pyramides, autant que le touriste moderne. Pour eux, d'ailleurs, les "Pyramides", c'était le célèbre trio de Giseh, qui rassemble les plus monumentales et les plus renommées ; ils ignoraient, ou dédaignaient les autres, d'aspect moins colossal et moins imposant ; moins bien conservées aussi et d'un accès moins facile. Leurs dimensions énormes ont frappé les soldats de la demi-brigade qui accompagnait Bonaparte, et son escorte de savants. C'est par elles qu'ont commencé les travaux de l'égyptologie. Elles demeurent le monument le plus connu, le plus étudié, le plus spectaculaire aussi, et à vrai dire, pour le profane, le plus saisissant.
Ces monuments sont importants à plusieurs titres, d'abord comme édifices représentatifs de certaines formes d'expression et de pensée, puis comme témoins de moments capitaux de l'histoire de l'Égypte. Il y a dans cette histoire, l'"époque des pyramides". Avant elle, les tombeaux étaient de vastes constructions terrestres, à l'image du palais, et s'efforçaient de reproduire celui-ci exactement dans tous ses éléments, contenant et contenu.
Après l'"époque des pyramides", les rois préféreront creuser leur tombe dans la montagne elle-même, plutôt que d'accumuler une montage artificielle, au-dessus et autour de leur chambre sépulcrale. Ils penseront rendre, par ce moyen, leur dernière demeure inaccessible aux importuns qui voudraient troubler leur repos. Les caveaux royaux des pyramides ont probablement été pillés d'assez bonne heure, ce qui incita les pharaons à adopter un autre genre de sépulture.
Les pyramides correspondent donc à certaines données architecturales mais aussi à certaines constructions de l'esprit, qui ne sont certainement pas tout à fait intelligibles à l'homme d'aujourd'hui. En tant que phénomène artistique et en tant que phénomène historique, les pyramides cernent une période de l'histoire égyptienne, dans laquelle on put englober des monarques par ailleurs aussi différents que le sont ceux des IIIe, IVe et Ve dynasties. Chez tous ces pharaons on constate, en effet, un goût croissant de la grandeur, allant jusqu'à l'excès et la démesure, une plus forte emprise du pouvoir monarchique, un sens extraordinaire de la vie d'outre-tombe, qui les conduisent à bâtir ces prodigieux tombeaux.
Étudier l'évolution, puis la décadence de la pyramide elle-même, c'est écrire l'histoire de ces rois. Rien ne résume mieux le caractère et la signification de leur règne que le tombeau qu'ils se sont construit.
Chaque pyramide, en effet, est l'œuvre du roi qui doit l'habiter pour l'éternité. Il n'a pas assez de confiance dans la piété de ses successeurs pour croire que ceux-ci lui-donneront une sépulture digne de lui. Il s'assure, de son vivant, la maison de son immortalité. Il en commence la construction au moment où il monte sur le trône. Il arrive même parfois que, pour quelque raison mal définie, le premier tombeau lui paraissant insuffisant, il en fasse construire un second, plus digne, semble-t-il, de sa puissance, de sa richesse et de sa majesté.
Étudier les pyramides c'est, en réalité, rassembler les données les plus importantes sur l'histoire d'Égypte entre 2778 environ et 2142 selon la chronologie la plus sûre ; il existe aussi des pyramides tardives mais celles-ci sont, historiquement, esthétiquement, des archaïsmes. Les pyramides ont beaucoup à nous apprendre, mais elles gardent aussi beaucoup de secrets. Ceux-ci ne sont pas toujours ce qu'on appelle les fameux "secrets des Pyramides" dont la recherche plaît aux amateurs de chimères et aux abstracteurs de quintessences, quoiqu'il soit certain que la science égyptienne, dès ce temps-la, possédait en astronomie, en mathématiques, des connaissances prodigieusement développées et, qu'au point de vue ésotérique, elles soient riches des significations les plus singulières et les plus intéressantes."


extrait de Histoire de l'Égypte, par Marcel Brion (1895-1984), essayiste, historien d'art, romancier, avocat, critique littéraire, grand voyageur, élu à l’Académie française le 12 mars 1964. 

mercredi 8 septembre 2021

La "monotonie exempte de tristesse" de la ville des morts, au Caire, par Francis Carco

photo J. Pascal Sébah

"C'était la ville des morts. Des bicoques sans étage et, la plupart, sans toit se succédaient le long d'une piste vague et, des deux côtés de cette piste, jalonnée çà et là, de réverbères surmontés de croissants en zinc, j'apercevais des tombes dont la pierre décorée d'une devise du Coran se trouvait, à chaque extrémité, flanquée d'une borne au sommet arrondi.
Le clair de lune faisait discrètement pétiller la chaux bleue, rose ou blanche qui recouvrait ces tombes. Il y en avait de riches, de pauvres, d'entretenues, d'oubliées mais j'en comptais un si grand nombre que bientôt la stupeur m'envahit. On en découvrait jusqu'à l'intérieur des maisons entre les murs desquelles le ciel criblé d'étoiles apparaissait. Un chaouich, avec sa Winchester, sa capote noire et son tarbouch se tenait posté à l'angle d'une rue. Personne ne circulait au sein de cette cité funèbre et l'horizon qui l'enfermait dans une sorte de repli était formé de petits monticules d'un sable pâle et lumineux.
Nous tournâmes lentement à gauche et les mêmes maisons que celles de tout à l'heure, où séjournent à certaines époques de l'année, les familles des défunts, s'alignaient interminablement. L'apparence de ces lieux correspond assez bien à celles des petites bourgades du bassin d'Arcachon, mais il n'existait - on le pense - ni une boutique, ni un débit. D'étroites pistes, de temps à autre, me permettaient de calculer la profondeur de ce cimetière d'une monotonie exempte de tristesse et d'un abandon absolu. Il n'était pas fermé, la nuit, aux visiteurs. On pouvait s'y promener, y rêver à son aise, car on n'y rencontrait aucun de ces tristes bibelots qu'en Europe les vivants croient devoir disposer sur les dalles des caveaux, de même que sur une cheminée, avec des fleurs et des couronnes. Tout était nu, dépouillé, sobre. La mort dictait ici son strict et puissant enseignement. Pas un arbre. Pas un monument. Pas une tombe dépassant sa voisine. Les plus luxueuses se distinguaient à l'épaisseur ou à la rareté de la pierre.Il y en avait en marbre, mais c'était l'exception. (...)
La rue s'élargissait. Un vaste emplacement, bordé par des mosquées, dont les coupoles et les élégants minarets avaient un air étrange, s'étendit sur ma droite. Là encore, personne. On ne distinguait que la lune ronde dans le ciel pur et la crête des tertres sablonneux derrière lesquels le désert devait prolonger sa solitude sans ombre, aux dunes mouvantes, son infinie désolation. Mon saisissement devant ces tombeaux dentelés et enrichis, comme celui de Souleiman, d'une inscription sur le tambour du dôme, fut de beaucoup plus vif que celui dont j'avais ressenti le choc aux Pyramides car, par leur forme et leur équilibre, ces mosquées conservent encore quelque chose de vivant et de périssable. Je ne retrouvais pas cet entassement de blocs définitivement assemblés, dont la masse géante écrase mais n'émeut guère. Ici, la fragilité, la finesse, l'élancement de l'architecture s'offraient dans toute leur grâce miraculeusement préservée. (...)
Je fis plusieurs pas dans la direction du tombeau de Kanson-El-Ghouri qui est à la limite des sables, puis me retournai. Un silence étonnant dominait la ville morte."

extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

dimanche 5 septembre 2021

La "si majestueuse et si rayonnante splendeur" du Nil, par Francis Carco

Auguste Veillon (1834-1890), le Nil à Philae

"Cependant j'allais à Philae dont n'émergeaient des eaux lourdes et limoneuses que les sommets du temple d'Isis et du Kiosque de Trajan. Les rameurs chantaient. Le cirque merveilleux qui ferme le paysage, inscrivait sur le ciel sa longue ligne brûlée, déchiquetée et d'énormes blocs de granit, aux formes convulsives, avaient, à la surface de l'immense réservoir, l'air de monstres pétrifiés. Les natures sensibles me comprendront. (...) depuis que l'aviation est entrée dans les mœurs, le sentiment qui a tellement bouleversé Loti, surplombant l'île, nous trouble moins. Pour tout dire, je n'éprouvais aucune sorte d'impression. Les rameurs m'agaçaient avec leurs complaintes et le plateau supérieur du temple me semblait une variété de fortin dont la présence ne se justifiait pas. En outre, je me disais que si un cataclysme quelconque avait précipité ces monuments au fond du gouffre, on aurait des motifs plus plausibles d'en déplorer la perte. Or tel n'est point le cas. Ce sont de simples raisons d'ordre utilitaire qui ont permis que Philae fût tour à tour visible ou invisible et ces raisons peuvent se défendre. J'irai plus loin dans mes affirmations. Lorsqu'on revient du temple et qu'on découvre la crête du barrage, elle apparaît à l'échelle du paysage où, qu'on le veuille ou non, tout doit pour vous frapper dépendre de certaines proportions. De loin cette maçonnerie offre l'aspect d'une enceinte fortifiée dont la massive et formidable ampleur n'est nullement déplacée. Au contraire, c'était cette barque, ces rameurs mélomanes que je trouvais grotesques, ainsi que tout ce pittoresque de convention qui n'avait d'autre effet que de me faire cuire au soleil, en dépit des toiles que l'homme de barre dépliait, selon l'exposition, tantôt à gauche, tantôt à droite. La chanson des mariners avait quelque chose de bas, d'intéressé. Et, en effet, dès que nous fûmes sur le point d'aborder, elle s'acheva par une clameur de l'équipage qui, d'une seule voix, glapit "Hip ! Hip ! Hurrah !"
La vue du Nil, par la fenêtre de ma chambre, avait heureusement de quoi m'émouvoir davantage. Elle se déployait jusqu'au tournant du fleuve, entre des rocs. De très beaux palmiers, des banians accentuaient harmonieusement les berges. Ce fut surtout à l'aube, quand le sable devint rose puis d'une chaude couleur safran, tandis que les arbres se détachaient en silhouettes de plomb que le coup d'oeil me ravit. (...) depuis un moment, je guettais les premières pâleurs du jour. Le ciel était d'un bleu d'encre puis il passa au gris léger de certaines toiles de Derain pour s'éclairer d'une lueur livide où, peu à peu, un autre bleu, plus tendre, plus nuancé, se dilua. Cela ne dura guère que huit ou dix minutes, mais elles suffirent à récompenser mon attente.
Parmi les arbres, des moineaux pépiaient. Une barque traversa l'eau paresseusement comme une femme le matin s'étire entre ses draps, et la haute voile triangulaire frémissait, se tendait pour retomber soudain le long du mât avec une grâce, un abandon exquis. Sur la rive opposée, un palace que la dureté des temps avait réduit à ne pas ouvrir de la saison, érigeait sa carcasse nue. Il y avait bien, comme je l'ai dit plus haut, de faux arcs de triomphe, des girandoles, des drapeaux, des guirlandes, mais je m'y étais habitué et le spectacle n'en était nullement amoindri car la lumière avait une telle transparence et le Nil une si majestueuse et si rayonnante splendeur qu'on ne voyait qu'elle et que lui dans leur identique, suprême et millénaire sérénité."

extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.