"Cependant j'allais à Philae dont n'émergeaient des eaux lourdes et limoneuses que les sommets du temple d'Isis et du Kiosque de Trajan. Les rameurs chantaient. Le cirque merveilleux qui ferme le paysage, inscrivait sur le ciel sa longue ligne brûlée, déchiquetée et d'énormes blocs de granit, aux formes convulsives, avaient, à la surface de l'immense réservoir, l'air de monstres pétrifiés. Les natures sensibles me comprendront. (...) depuis que l'aviation est entrée dans les mœurs, le sentiment qui a tellement bouleversé Loti, surplombant l'île, nous trouble moins. Pour tout dire, je n'éprouvais aucune sorte d'impression. Les rameurs m'agaçaient avec leurs complaintes et le plateau supérieur du temple me semblait une variété de fortin dont la présence ne se justifiait pas. En outre, je me disais que si un cataclysme quelconque avait précipité ces monuments au fond du gouffre, on aurait des motifs plus plausibles d'en déplorer la perte. Or tel n'est point le cas. Ce sont de simples raisons d'ordre utilitaire qui ont permis que Philae fût tour à tour visible ou invisible et ces raisons peuvent se défendre. J'irai plus loin dans mes affirmations. Lorsqu'on revient du temple et qu'on découvre la crête du barrage, elle apparaît à l'échelle du paysage où, qu'on le veuille ou non, tout doit pour vous frapper dépendre de certaines proportions. De loin cette maçonnerie offre l'aspect d'une enceinte fortifiée dont la massive et formidable ampleur n'est nullement déplacée. Au contraire, c'était cette barque, ces rameurs mélomanes que je trouvais grotesques, ainsi que tout ce pittoresque de convention qui n'avait d'autre effet que de me faire cuire au soleil, en dépit des toiles que l'homme de barre dépliait, selon l'exposition, tantôt à gauche, tantôt à droite. La chanson des mariners avait quelque chose de bas, d'intéressé. Et, en effet, dès que nous fûmes sur le point d'aborder, elle s'acheva par une clameur de l'équipage qui, d'une seule voix, glapit "Hip ! Hip ! Hurrah !"
La vue du Nil, par la fenêtre de ma chambre, avait heureusement de quoi m'émouvoir davantage. Elle se déployait jusqu'au tournant du fleuve, entre des rocs. De très beaux palmiers, des banians accentuaient harmonieusement les berges. Ce fut surtout à l'aube, quand le sable devint rose puis d'une chaude couleur safran, tandis que les arbres se détachaient en silhouettes de plomb que le coup d'oeil me ravit. (...) depuis un moment, je guettais les premières pâleurs du jour. Le ciel était d'un bleu d'encre puis il passa au gris léger de certaines toiles de Derain pour s'éclairer d'une lueur livide où, peu à peu, un autre bleu, plus tendre, plus nuancé, se dilua. Cela ne dura guère que huit ou dix minutes, mais elles suffirent à récompenser mon attente.
Parmi les arbres, des moineaux pépiaient. Une barque traversa l'eau paresseusement comme une femme le matin s'étire entre ses draps, et la haute voile triangulaire frémissait, se tendait pour retomber soudain le long du mât avec une grâce, un abandon exquis. Sur la rive opposée, un palace que la dureté des temps avait réduit à ne pas ouvrir de la saison, érigeait sa carcasse nue. Il y avait bien, comme je l'ai dit plus haut, de faux arcs de triomphe, des girandoles, des drapeaux, des guirlandes, mais je m'y étais habitué et le spectacle n'en était nullement amoindri car la lumière avait une telle transparence et le Nil une si majestueuse et si rayonnante splendeur qu'on ne voyait qu'elle et que lui dans leur identique, suprême et millénaire sérénité."
extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.
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