"Si l'on pouvait embrasser d'un seul coup d'oil les soixante-dix pyramides qui parsèment le sol de cet extraordinaire cimetière qu'est l'Égypte, on aurait certainement un des spectacles les plus étranges et aussi les plus caractéristiques que puisse nous présenter ce singulier pays. L'imagination populaire a été si frappée par ces édifices que, pour beaucoup, l'Égypte est essentiellement la terre des pyramides. Et c'est, en effet, une des curiosités que le visiteur, souvent si pressé et si superficiel, n'aurait garde de manquer.
Les voyageurs d'autrefois, un Diodore de Sicile, un Hécatée de Milet, un Hérodote, s'émerveillaient des pyramides, autant que le touriste moderne. Pour eux, d'ailleurs, les "Pyramides", c'était le célèbre trio de Giseh, qui rassemble les plus monumentales et les plus renommées ; ils ignoraient, ou dédaignaient les autres, d'aspect moins colossal et moins imposant ; moins bien conservées aussi et d'un accès moins facile. Leurs dimensions énormes ont frappé les soldats de la demi-brigade qui accompagnait Bonaparte, et son escorte de savants. C'est par elles qu'ont commencé les travaux de l'égyptologie. Elles demeurent le monument le plus connu, le plus étudié, le plus spectaculaire aussi, et à vrai dire, pour le profane, le plus saisissant.
Ces monuments sont importants à plusieurs titres, d'abord comme édifices représentatifs de certaines formes d'expression et de pensée, puis comme témoins de moments capitaux de l'histoire de l'Égypte. Il y a dans cette histoire, l'"époque des pyramides". Avant elle, les tombeaux étaient de vastes constructions terrestres, à l'image du palais, et s'efforçaient de reproduire celui-ci exactement dans tous ses éléments, contenant et contenu.
Après l'"époque des pyramides", les rois préféreront creuser leur tombe dans la montagne elle-même, plutôt que d'accumuler une montage artificielle, au-dessus et autour de leur chambre sépulcrale. Ils penseront rendre, par ce moyen, leur dernière demeure inaccessible aux importuns qui voudraient troubler leur repos. Les caveaux royaux des pyramides ont probablement été pillés d'assez bonne heure, ce qui incita les pharaons à adopter un autre genre de sépulture.
Les pyramides correspondent donc à certaines données architecturales mais aussi à certaines constructions de l'esprit, qui ne sont certainement pas tout à fait intelligibles à l'homme d'aujourd'hui. En tant que phénomène artistique et en tant que phénomène historique, les pyramides cernent une période de l'histoire égyptienne, dans laquelle on put englober des monarques par ailleurs aussi différents que le sont ceux des IIIe, IVe et Ve dynasties. Chez tous ces pharaons on constate, en effet, un goût croissant de la grandeur, allant jusqu'à l'excès et la démesure, une plus forte emprise du pouvoir monarchique, un sens extraordinaire de la vie d'outre-tombe, qui les conduisent à bâtir ces prodigieux tombeaux.
Étudier l'évolution, puis la décadence de la pyramide elle-même, c'est écrire l'histoire de ces rois. Rien ne résume mieux le caractère et la signification de leur règne que le tombeau qu'ils se sont construit.
Chaque pyramide, en effet, est l'œuvre du roi qui doit l'habiter pour l'éternité. Il n'a pas assez de confiance dans la piété de ses successeurs pour croire que ceux-ci lui-donneront une sépulture digne de lui. Il s'assure, de son vivant, la maison de son immortalité. Il en commence la construction au moment où il monte sur le trône. Il arrive même parfois que, pour quelque raison mal définie, le premier tombeau lui paraissant insuffisant, il en fasse construire un second, plus digne, semble-t-il, de sa puissance, de sa richesse et de sa majesté.
Étudier les pyramides c'est, en réalité, rassembler les données les plus importantes sur l'histoire d'Égypte entre 2778 environ et 2142 selon la chronologie la plus sûre ; il existe aussi des pyramides tardives mais celles-ci sont, historiquement, esthétiquement, des archaïsmes. Les pyramides ont beaucoup à nous apprendre, mais elles gardent aussi beaucoup de secrets. Ceux-ci ne sont pas toujours ce qu'on appelle les fameux "secrets des Pyramides" dont la recherche plaît aux amateurs de chimères et aux abstracteurs de quintessences, quoiqu'il soit certain que la science égyptienne, dès ce temps-la, possédait en astronomie, en mathématiques, des connaissances prodigieusement développées et, qu'au point de vue ésotérique, elles soient riches des significations les plus singulières et les plus intéressantes."
extrait de Histoire de l'Égypte, par Marcel Brion (1895-1984), essayiste, historien d'art, romancier, avocat, critique littéraire, grand voyageur, élu à l’Académie française le 12 mars 1964.
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